Le Centaure Chiron et Achille
Achille
A quoi me sert-il d'avoir reçu tes instructions ? Tu ne m'as jamais parlé que de sagesse, de valeur, de gloire, d'héroïsme. Avec tes beaux discours me voilà devenu une ombre vaine. Ne m'aurait-il pas mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les princesses filles de ce roi ?
Chiron
Eh bien, veux-tu demander au destin de retourner parmi ces filles ? Tu fileras. Tu perdras toute ta gloire. On fera sans toi un second siège de Troie. Le fier Agamemnon, ton ennemi, sera chanté par Homère, Thersite même ne sera pas oublié. Mais pour toi tu seras enseveli honteusement dans les ténèbres.
Achille
Agamemnon m'enlever ma gloire ! Moi demeurer dans un honteux oubli ! Je ne puis le souffrir, et j'aimerais mieux périr encore une fois de la main du lâche Pâris.
Chiron
Mes instructions sur la vertu ne sont donc pas à mépriser.
Achille
Je l'avoue. Mais pour en profiter je voudrais retourner au monde.
Chiron
Qu'y ferais-tu cette seconde fois ?
Achille
Qu'est-ce que j'y ferais ? J'éviterais la querelle que j'eus avec Agamemnon ; par là j'épargnerais la vie de mon ami Patrocle et le sang de tant d'autres Grecs que je laissai périr sous le glaive cruel des Troyens pendant que je me roulais de désespoir sur le sable du rivage comme un insensé.
Chiron
Mais ne t'avais-je pas prédit que ta colère te ferait faire toutes ces folies ?
Achille
Il est vrai, tu me l'avais dit cent fois. Mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu'on lui dit ? Elle ne croit que ce qu'elle voit. O si je pouvais redevenir jeune !
Chiron
Tu redeviendrais emporté et indocile.
Achille
Non, je te le promets.
Chiron
Hé ! ne m'avais-tu pas promis cent et cent fois dans mon antre de Thessalie de te modérer quand tu serais au siège de Troie ? L'as-tu fait ?
Achille
J'avoue que non.
Chiron
Tu ne le ferais pas mieux quand tu redeviendrais jeune. Tu promettrais comme tu promets, et tu tiendrais ta promesse comme tu l'as tenue.
Achille
La jeunesse est donc une étrange maladie.
Chiron
Tu voudrais pourtant encore en être malade.
Achille
Il est vrai. Mais la jeunesse serait charmante si on pouvait la rendre modérée et capable de réflexions. Toi qui connais tant de remèdes, n'en as-tu point quelqu'un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang plus dangereux qu'une fièvre ardente.
Chiron
Le remède est de se craindre soi-même, de croire les gens sages, de les appeler à son secours, de profiter de ses fautes passées pour prévoir celles qu'il faut éviter à l'avenir, et d'invoquer souvent Minerve dont la sagesse est au-dessus de la valeur emportée de Mars.
Achille
Eh bien, je ferai tout cela, si tu peux obtenir de Jupiter qu'il me rappelle à la jeunesse florissante où je me suis vu. Fais qu'il te rende aussi la lumière, et qu'il m'assujettisse à tes volontés comme Hercule.
Chiron
J'y consens. Je vais faire cette prière au père des dieux : je sais qu'il m'exaucera. Tu renaîtras après une longue suite de siècles avec du génie, de 1 élévation, du courage, du goût pour les Muses, mais avec un naturel impatient et impétueux. Tu auras Chiron à tes côtés. Nous verrons l'usage que tu en feras.