Martius Coriolanus et F. Camillus

Coriolanus
Eh bien, vous avez senti comme moi l'ingratitude de la patrie. C'est une étrange chose que de servir un peuple insensé. Avouez-le de bonne foi, et excusez un peu ceux à qui la patience échappe.

Camillus
Pour moi je trouve qu'il n'y a jamais d'excuse pour ceux qui s'élèvent contre leur patrie. On peut se retirer, céder à l'injustice, attendre des temps moins rigoureux. Mais c'est une impiété que de prendre les armes contre la mère qui nous a fait naître.

Coriolanus
Ces grands noms de mère et de patrie ne sont que des noms. Les hommes naissent libres et indépendants. Les sociétés avec toutes leurs subordinations et leurs polices sont des institutions humaines qui ne peuvent jamais détruire la liberté essentielle à l'homme. Si la société d'hommes dans laquelle nous sommes nés manque à la justice et à la bonne foi, nous ne lui devons plus rien, nous rentrons dans les droits naturels de notre liberté, et nous pouvons aller chercher quelque autre société plus raisonnable pour y vivre en repos, comme un voyageur passe de ville en ville selon son goût et sa commodité. Toutes ces belles idées de patrie ont été données par des esprits artificieux et pleins d'ambition pour nous dominer. Les législateurs nous en ont bien fait accroire. Mais il faut toujours revenir au droit naturel qui rend chaque homme libre et indépendant. Chaque homme étant né dans cette indépendance à l'égard des autres, il n'engage sa liberté, en se mettant dans la société d'un peuple, qu'à condition qu'il sera traité équitablement. Dès que la société manque à la condition, le particulier rentre dans ses droits et la terre entière est à lui aussi bien qu'aux autres. Il n'a qu'à se garantir d'une force supérieure à la sienne et qu'à jouir de sa liberté.

Camillus
Vous voilà devenu bien subtil philosophe ici-bas. On dit que vous étiez moins adonné au raisonnement pendant que vous étiez vivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Ce pacte avec une société peut avoir quelque vraisemblance, quand un homme choisit un pays pour y vivre. Encore même est-on en droit de le punir selon les lois de la nation, s'il s'y est agrégé, et qu'il n'y vive pas selon les moeurs de la république. Mais les enfants qui naissent dans un pays ne choisissent point leur patrie ; les dieux la leur donnent, ou plutôt les donnent à cette société d'hommes qui est leur patrie, afin que cette patrie les possède, les gouverne, les récompense, les punisse comme ses enfants. Ce n'est point le choix, la police, l'art, l'institution arbitraire qui assujettit les enfants à un père. C'est la nature qui l'a décidé. Les pères joints ensemble font la patrie, et ont une pleine autorité sur les enfants qu'ils ont mis au monde. Oseriez-vous en douter ?

Coriolanus
Oui je l'ose. Quoiqu'un homme soit mon père, je suis homme aussi bien que lui, et aussi libre que lui par la règle essentielle de l'humanité. Je lui dois de la reconnaissance et du respect. Mais enfin la nature ne m'a point fait dépendant de lui.

Camillus
Vous établissez là de belles règles pour la vertu. Chacun se croira en droit de vivre selon ses pensées. Il n'y aura plus sur la terre ni police, ni sûreté, ni subordination, ni société réglée, ni principes certains de bonnes moeurs.

Coriolanus
Il y aura toujours la raison et la vertu imprimées par la nature dans le coeur des hommes. S'ils abusent de leur liberté, tant pis pour eux. Mais quoique leur liberté mal prise puisse se tourner en libertinage, il est pourtant certain que par leur nature ils sont libres.

Camillus
J'en conviens. Mais il faut avouer aussi que tous les hommes les plus sages ayant senti l'inconvénient de cette liberté qui ferait autant de gouvernements bizarres qu'il y a de têtes mal faites, ont conclu que rien n'était si capital au repos du genre humain, que d'assujettir la multitude aux lois établies en chaque lieu. N'est-il pas vrai que c'est là le règlement que les hommes sages ont fait en tous les pays comme le fondement de toute société ?

Coriolanus
Il est vrai.

Camillus
Ce règlement était nécessaire.

Coriolanus
Il est vrai encore.

Camillus
Non seulement il est sage, juste et nécessaire en lui-même, mais encore il est autorisé par le consentement presque universel, ou du moins du plus grand nombre. S'il est nécessaire pour la vie humaine, il n'y a que les hommes indociles et déraisonnables qui le rejettent.

Coriolanus
J'en conviens. Mais il n'est qu'arbitraire.

Camillus
Ce qui est essentiel à la société, à la paix, à la sûreté des hommes, ce que la raison demande nécessairement doit être fondé dans la nature raisonnable même, et n'est point arbitraire. Donc cette subordination n'est point une invention pour mener les esprits faibles, c'est au contraire un lien nécessaire que la raison fournit pour régler, pour pacifier, pour unir les hommes entre eux. Donc il est vrai que la raison qui est la vraie nature des animaux raisonnables demande qu'ils s'assujettissent à des lois et à certains hommes qui sont en la place des premiers législateurs, qu'en un mot ils obéissent, qu'ils concourent tous ensemble aux besoins et aux intérêts communs, qu'ils n'usent de leur liberté que selon la raison pour affermir et perfectionner la société. Voilà ce que j'appelle être bon citoyen, aimer la patrie, et s'attacher à la république.

Coriolanus
Vous qui m'accusez de subtilité, vous êtes plus subtil que moi.

Camillus
Point du tout. Rentrons si vous voulez dans le détail. Par quelle proposition vous ai-je surpris ? La raison est la nature de l'homme. Celle-là est-elle vraie ?

Coriolanus
Oui sans doute.

Camillus
L'homme n'est point libre pour aller contre la raison. Que dites-vous de celle-là ?

Coriolanus
Il n'y a pas moyen de l'empêcher de passer.

Camillus
La raison veut qu'on vive en société et par conséquent avec subordination. Répondez.

Coriolanus
Je le crois comme vous.

Camillus
Donc il faut qu'il y ait des règles inviolables de société que l'on nomme lois, et des hommes gardiens des lois qu'on nomme magistrats pour punir ceux qui les violeront. Autrement il y aurait autant de gouvernements arbitraires que de têtes, et les têtes les plus mal faites seraient celles qui voudraient le plus renverser les moeurs et les lois pour gouverner, ou du moins se gouverner selon leurs caprices.

Coriolanus
Tout cela est clair.

Camillus
Donc il est de la nature raisonnable d'assujettir sa liberté aux lois et aux magistrats de la société où l'on vit.

Coriolanus
Cela est certain. Mais on est libre de quitter cette société.

Camillus
Si chacun est libre de quitter la sienne où il est né, bientôt il n'y aura plus de société réglée sur la terre.

Coriolanus
Pourquoi ?

Camillus
Le voici. C'est que le nombre des mauvaises têtes étant le plus grand, toutes les mauvaises têtes croiront pouvoir secouer le joug de leur patrie, et aller ailleurs vivre sans règle et sans joug. Ce plus grand nombre deviendra indépendant, et détruira bientôt partout toute autorité. Ils iront même hors de leur patrie chercher des armes contre la patrie même. Dès ce moment il n'y a plus de société de peuple qui soit constante et assurée. Ainsi vous renverseriez les lois et la société que la raison selon vous demande, pour flatter une liberté effrénée ou plutôt le libertinage des fous et des méchants qui ne se croient libres que quand ils peuvent impunément mépriser la raison et les lois.

Coriolanus
Je vois bien maintenant toute la suite de votre raisonnement, et je commence à le goûter.

Camillus
Ajoutez que cet établissement de républiques et de lois étant ensuite autorisé par le consentement et la pratique universelle du genre humain, excepté de quelques peuples brutaux et sauvages, la nature humaine entière pour ainsi dire s'est livrée aux lois depuis des siècles innombrables, par une absolue nécessité. Les fous mêmes et les méchants, pourvu qu'ils ne le soient qu'à demi, sentent et reconnaissaient ce besoin de vivre en commun, et d'être sujets à des lois.

Coriolanus
J'entends bien, et vous voulez que la patrie ayant ce droit qui est sacré et inviolable, on ne peut s'armer contre elle.

Camillus
Ce n'est pas seulement moi qui le veux, c'est la nature qui le demande. Quand Volumnia votre mère, et Véturia votre femme vous parlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? Que sentîtes-vous au fond de votre coeur ?

Coriolanus
Il est vrai que la nature me parlait pour ma mère. Mais elle ne me parlait pas de même pour Rome.

Camillus
Eh bien, votre mère vous parlait pour Rome, et la nature vous parlait par la bouche de votre mère. Voilà les liens naturels qui nous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquer la ville de votre mère, de tous vos parents, de tous vos amis, sans violer les droits de la nature ? Je ne vous demande là-dessus aucun raisonnement. C'est votre sentiment sans réflexion que je consulte.

Coriolanus
Il est vrai. On agit contre la nature toutes les fois que l'on combat contre sa patrie. Mais s'il n'est pas permis de l'attaquer, du moins avouez qu'il est permis de l'abandonner, quand elle est injuste et ingrate.

Camillus
Non je ne l'avouerai jamais. Si elle vous exile, si elle vous rejette, vous pouvez aller chercher un asile ailleurs. C'est lui obéir que de sortir de son sein quand elle nous chasse. Mais il faut encore loin d'elle la respecter, souhaiter son bien, être prêt à y retourner, à la défendre et à mourir pour elle.

Coriolanus
Où prenez-vous toutes ces belles idées d'héroïsme ? Quand ma patrie m'a renoncé et ne veut plus me rien devoir, le contrat est rompu entre nous ; je la renonce réciproquement, et ne lui dois plus rien.

Camillus
Vous avez déjà oublié que nous avons mis la patrie en la place de nos parents, et qu'elle a sur nous l'autorité des lois, faute de quoi il n'y aurait plus aucune société fixe et réglée sur la terre.

Coriolanus
Il est vrai. Je conçois qu'on doit regarder comme une vraie mère cette société qui nous a donné la naissance, les moeurs, la nourriture, qui a acquis de si grands droits sur nous par nos parents et par nos amis qu'elle porte dans son sein. Je veux bien qu'on lui doive ce qu'on doit à une mère ; mais...

Camillus
Si ma mère m'avait abandonné et maltraité, pourrais-je la méconnaître et la combattre ?

Coriolanus
Non ; mais vous pourriez...

Camillus
Pourrais-je la mépriser et l'abandonner, si elle revenait à moi et me montrait un vrai déplaisir de m'avoir maltraité ?

Coriolanus
Non.

Camillus
Il faut donc être toujours tout prêt à reprendre les sentiments de la nature pour sa patrie, ou plutôt ne les perdre jamais, et revenir à son service toutes les fois qu'elle vous en ouvre le chemin.

Coriolanus
J'avoue que ce parti me paraît le meilleur. Mais la fierté et le dépit d'un homme qu'on a poussé à bout ne lui laissent pas faire tant de réfexions. Le peuple romain insolent foulait aux pieds les patriciens. Je ne pus souffrir cette indignité. Le peuple furieux me contraignit de me retirer chez les Volsques. Quand je fus là, mon ressentiment et le désir de me faire valoir chez ce peuple ennemi des Romains, m'engagèrent à prendre les armes contre mon pays. Vous m'avez fait voir, mon cher Furius, qu'il aurait fallu demeurer paisible dans mon malheur.

Camillus
Nous avons ici-bas les ombres de plusieurs grands hommes qui ont fait ce que je vous dis. Thémistocle ayant fait la faute de s'en aller en Perse, aima mieux mourir et s'empoisonner en buvant du sang de taureau, que de servir le roi de Perse contre les Athéniens. Scipion vainqueur de l'Afrique ayant été traité indignement à Rome à cause qu'on accusait son frère d'avoir pris de l'argent dans sa guerre contre Antiochus, se retira à Linternum où il passa dans la solitude le reste de ses jours ne pouvant se résoudre ni à vivre au milieu de sa patrie ingrate, ni à manquer à la fidélité qu'il lui devait. Voilà ce que nous avons appris de lui depuis qu'il est descendu dans le royaume de Pluton.

Coriolanus
Vous citez les autres exemples et vous ne dites rien du vôtre qui est le plus beau de tous.

Camillus
Il est vrai que l'injustice qu'on m'avait faite me rendait inutile. Les autres capitaines mêmes avaient perdu toute autorité ; on ne faisait plus que flatter le peuple, et vous savez combien il est funeste à un Etat, que ceux qui le gouvernent se repaissent toujours d'espérances vaines et flatteuses. Tout à coup les Gaulois auxquels on avait manqué de parole gagnèrent la bataille d'Allia ; c'était fait de Rome s'ils eussent poursuivi les Romains. Vous savez que la jeunesse se renferma dans le Capitole, et que les sénateurs se mirent dans leurs sièges curules où ils furent tués. Il n'est pas nécessaire de raconter le reste que vous avez ouï dire cent fois. Si je n'eusse étouffé mon ressentiment pour sauver ma patrie, tout était perdu sans ressource. J'étais à Ardée quand j'appris le malheur de Rome. J'armai les Ardéates. J'appris par des espions que les Gaulois se croyant les maîtres de tout étaient ensevelis dans le vin et dans la bonne chère. Je les surpris la nuit. J'en fis un grand carnage. A ce coup les Romains, comme des gens ressuscités qui sortent du tombeau, m'envoient prier d'être leur chef. Je répondis qu'ils ne pouvaient représenter la patrie, ni moi les reconnaître, et que j'attendrais les ordres des jeunes patriciens qui défendaient le Capitole, parce que ceux-là étaient le vrai corps de la république, qu'il n'y avait qu'eux à qui je dusse obéir pour me mettre à la tête de leurs troupes. Ceux qui étaient dans le Capitole m'élurent dictateur. Cependant les Gaulois se consumaient par des maladies contagieuses après un siège de sept mois devant le Capitole. La paix fut faite ; et dans le moment qu'on pesait l'argent moyennant lequel ils promettaient de se retirer, j'arrive, je rends l'or aux Romains : «Nous ne gardons point notre ville, dis-je alors aux Gaulois, avec l'or mais avec le fer ; retirez-vous». Ils sont surpris, ils se retirent. Le lendemain, je les attaque dans leur retraite, et je les taille en pièces.