Romulus et Tatius

Tatius
Je suis arrivé ici un peu plus tôt que toi. Mais enfin nous y sommes tous deux, et tu n'es pas plus avancé que moi, ni mieux dans tes affaires.

Romulus
La différence est grande. J'ai la gloire d'avoir fondé une ville éternelle avec un empire qui n'aura d'autres bornes que celles de l'univers. J'ai vaincu les peuples voisins. J'ai formé une nation invincible d'une foule de criminels réfugiés. Qu'as-tu fait qu'on puisse comparer à ces merveilles ?

Tatius
Belles merveilles ! Assembler des voleurs, des scélérats, se faire chef de bandits, ravager impunément les pays voisins, enlever des femmes par trahison, n'avoir pour loi que la fraude et la violence, massacrer son propre frère, voilà ce que j'avoue que je n'ai point fait. Ta ville durera tant qu'il plaira aux dieux. Mais elle est élevée sur de mauvais fondements. Pour ton empire il pourra aisément s'étendre, car tu n'as appris à tes citoyens qu'à usurper le bien d'autrui. Ils ont grand besoin d'être gouvernés par un roi plus modéré et plus juste que toi. Aussi dit-on que Numa mon gendre t'a succédé. Il est sage, juste, religieux, bienfaisant. C'est justement l'homme qu'il faut pour redresser ta république et réparer tes fautes.

Romulus
Il est aisé de passer sa vie à juger des procès, à apaiser des querelles, à faire observer une police dans une ville. C'est une conduite faible et une vie obscure, mais remporter des victoires, faire des conquêtes, voilà ce qui fait les héros.

Tatius
Bon. Voilà un étrange héroïsme qui n'aboutit qu'à assassiner les gens dont on est jaloux.

Romulus
Comment assassiner ? Je vois bien que tu me soupçonnes de t'avoir fait tuer.

Tatius
Je ne t'en soupçonne nullement, car je n'en doute point. J'en suis sûr. Il y avait longtemps que tu ne pouvais plus souffrir que je partageasse la royauté avec toi. Tous ceux qui ont passé le Styx après moi m'ont assuré que tu n'as pas même sauvé les apparences ; nul regret de ma mort, nul soin de la venger, ni de punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ce que tu méritais. Quand on apprend à des impies à massacrer un roi, bientôt ils sauront faire périr l'autre.

Romulus
Eh bien, quand je t'aurais fait tuer, j'aurais suivi l'exemple de mauvaise foi que tu m'avais donné en trompant cette pauvre fille qu'on nommait Tarpéia. Tu voulus qu'elle te laissât monter avec tes troupes pour surprendre la roche qui fut de son nom appelée Tarpéienne. Tu lui avais promis de lui donner ce que les Sabins portaient à la main gauche. Elle croyait avoir les bracelets de grand prix qu'elle avait vus. On lui donna tous les boucliers dont on l'accabla sur-le-champ. Voilà une action perfide et cruelle.

Tatius
La tienne de me faire tuer en trahison est encore plus noire, car nous avions juré alliance, et uni nos deux peuples. Mais je suis vengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer ton audace et ta tyrannie. Il n'est resté aucune parcelle de ton corps déchiré. Apparemment chacun eut soin d'emporter son morceau sous sa robe. Voilà comment on te fit dieu. Proculus te vit avec une majesté d'immortel. N'es-tu pas content de ces honneurs, toi qui es si glorieux ?

Romulus
Pas trop. Mais il n'y a point de remède à mes maux. On me déchire et on m'adore. C'est une espèce de dérision. Si j'étais encore vivant, je les...

Tatius
Il n'est plus temps de menacer, les ombres ne sont plus rien. Adieu méchant, je t'abandonne.