La scène se déroule la nuit, sur un champ de bataille jonché de cadavres.

Or la lune qui n'a guère était levée, épandait partout une fort grande clarté, car c'était le troisième jour d'après la pleine lune, et Calasiris, affaibli de vieillesse et travaillé du chemin qu'il avait fait la journée, s'endormait. Mais Chariclée, ne pouvant reposer pour ses ennuis et soucis qu'elle avait en l'entendement, vit un spectacle détestable et méchant, qui néanmoins est familier et usité aux femmes égyptiennes.

Car cette vieille, pensant avoir trouvé plein loisir où personne ne verrait ni ne destourberait ses conjurations magiques, premièrement fit une fosse et de l'autre côté alluma un grand feu, et mit entre deux le corps mort de son fils, et prit en sa main de dessus une table qu'elle avait dressée auprès, une tasse de terre, et en versa un peu de miel dedans la fosse, et de l'autre y répandit du lait et puis d'une tierce du vin ; après elle prit une image de pâte formée en figure d'homme qu'elle couronna de laurier et de fenouil, et la jeta dans la fosse, puis amassa une épée, avec laquelle elle se démena et tourmenta, comme si elle eût été forcenée et enragée, barbotant quelques invocations à la lune en paroles étranges et barbaresques. Cela fait, elle s'incisa le bras, et avec une branche de laurier s'essuya et recueillit le sang qui coulait de la plaie, dont elle aspergea le feu allumé, et plusieurs autres telles superstitieuses vanités qu'elle fit. A la fin, se baissant contre terre à l'oreille de son fils, à force de je ne sais quelles conjurations, elle le fit soudre debout et le contraignit par la malice de se lever.

Chariclée, qui non sans grand peur avait vu tout le précédent, alors fut extrêmement effrayée de l'horreur qu'elle eut voyant telles choses. Si éveilla Calasiris, à fin qu'il les vît aussi bien qu'elle. Quant à eux, la vieille ne les eût su voir, parce que c'était de nuit, et si, voyaient ce que la vieille faisait, parce que c'était au long de la clarté du feu, et oyaient à clair ce qu'elle disait, parce qu'ils n'en étaient guère loin.

Avec ce que la vieille commençait déjà à interroger ce corps mort à plus haute et plus forte voix ; l'interrogation qu'elle lui faisait était si son fils qui lui était demeuré retournerait de la guerre sain et sauf. Le mort ne répondit rien, mais fit signe seulement de la tête, et laissant sa mère en doute si elle devait espérer ce qu'elle désirait, retomba soudain et chut sur le visage contre terre ; et elle retourna aussitôt la face dessus et ne cessa de l'interroger, lui chantant derechef aux oreilles encore de plus violentes conjurations (comme il semblait), et sautant l'épée au poing, tantôt contre le feu tantôt contre la fosse, jusqu'à ce qu'elle le fît ressoudre derechef. Quand il fut debout, elle l'interrogea des mêmes choses que devant, le contraignant de lui exposer clairement ce qu'elle demandait, non par signes de tête mais par vive voix.

Et comme cette vieille était ainsi après sa nécromance, Chariclée supplia Calasiris qu'ils s'en approchassent et qu'ils demandassent aussi quelque chose de Théagène ; ce que Calasiris tout à plein lui refusa, disant que la vue seulement lui en était interdite ; mais qu'elle était exécutée parce que c'était malgré lui et par contrainte, et que prendre plaisir à de telles magiques conjurations ou y assister est chose prohibée aux prêtres et prophètes, pour autant que toute la puissance de deviner et prédire les choses futures, que les prophètes ont, leur vient de sacrifices légitimes et de dévotes et saintes oraisons ; mais qu'aux profanes et méchants qui se vautrent ainsi contre terre, à dire vrai, et toujours font autour de quelque corps mort, comme elle voyait lors cette Egyptienne, c'est quelque fortuite occasion qui leur donne.

Ainsi que Calasiris parlait encore, le mort avec une voix plaintive et casse, comme si elle fût venue par dessous la terre de quelque spelunque creuse et profonde baricave, dit en gémissant : Je t'ai pardonné du commencement, mère, jusqu'ici, et ai souffert que tu aies offensé contre nature humaine, en violant les saintes lois des fatales destinées, et remuant par conjuration magiques les choses auxquelles l'on ne doit nullement toucher ; car les trépassés gardent encore révérence envers leurs pères et mères, autant qu'il leur est possible. Mais puisque tu me l'ôtes par ton importunité et la chasses de tant qu'il est en toi, n'ayant pas seulement attenté dès le commencement choses illicites et damnées, mais persévérant toujours de mal en pis, et étendant en infinie progression ton crime et ta forfaiture, attendu que tu forces un corps mort, non seulement de se dresser et faire signe de la tête mais aussi de parler, et cependant tu ne tiens compte de m'inhumer et faire mon obsèque, empêchant que je me puisse mêler avec les autres âmes pour seulement venir à tes atteintes, écoute ce que j'ai jusqu'ici reculé à te dire : Ni ton fils ne reviendra jamais de là où il est allé, ni tu m'échapperas à la mort de glaive, mais (pourtant que tu as consumé et employé toute ta vie à choses si abominables) tu en souffriras bientôt l'issue violente, laquelle est définie et destinée à tous ceux qui se mêleront de telle damnée magie ; Attendu qu'entre tes autres forfaitures ce ne t'a pas assez été de faire à part tous ces mystères si secrets et qui doivent être baillés en garde aux ténèbres et au silence de la nuit ; mais tu as révélé les mystères des morts en présence de témoins, dont l'un est prophète et en lui y a moins de mal ; car il est assez sage pour sceller de silence sa bouche, que jamais elle ne s'ouvre pour parler de telles choses, et si est davantage ami des dieux à l'occasion de quoi, s'il se hâte, il en gardera par sa présence ses deux enfants de combattre à outrance l'un contre l'autre, et de s'entredéfaire. Mais ce qui plus aggrave ton crime, c'est qu'une fille voit et entend tout ce à quoi tu me contrains, qui est une personne ravie et transportée d'amour, et qui pour je ne sais quel sien ami va errant quasi partout le monde, avec lequel, après d'infinis travaux et innumérables dangers, enfin elle vivra en très glorieuse et royale fortune aux extrémités de la terre habitable.

Quand il eut dit ces paroles, il retomba soudainement de son haut par terre. La vieille entendant que ces témoins, qui avaient été spectateurs de sa nécromance, étaient les étrangers auxquels elle avait parlé, tout ainsi comme elle était l'épée au poing personne forcenée, elle se met après à les chercher et court çà et là parmi la déconfiture de ces morts, estimant qu'elle les trouverait entre les corps étendus sur la place, se délibérant de les occire, si elle les pouvait rencontrer comme espions qui avaient nui à ses charmes et conjurations de magie, pour avoir été présents et les avoir vus. Si se jeta en cette quête parmi les morts si furieusement et de si grande raideur, sans prendre garde où elle se mettait, qu'elle s'enterra en tombant dessus un tronçon de pique qui était tout droit planté en terre, et s'en perça par l'aine d'outre en outre, de laquelle blessure elle tomba morte par terre et accomplit à bon droit et juste cause tout promptement la prédiction et la prophétie de son fils.

Traduction de Jacques Amyot, 1584 (orthographe et langue modernisées)