Créon

A quelque distance de la ville, s'élève une épaisse forêt d'yeuses, près de la vallée qu'arrosent les eaux de Dircé. Des cyprès, à la tête altière, la couronnent de leur éternelle verdure. Un vieux chêne y incline ses rameaux tombant de vétusté. Les siècles en ont creusé le flanc. Ses racines épuisées ne le soutiennent plus, et des arbres voisins lui servent de piliers d'appui. On voit aussi dans ce bois le laurier aux fruits amers, le tilleul léger, le myrte de Paphos, l'aune qui fournit des rames pour fendre les vastes mers, et le pin dont la tige unie résiste au soleil et aux vents. Au milieu s'élève ce vieux chêne qui couvre la forêt de son ombre immense, et seul, par l'étendue de ses rameaux, la couvre tout entière. A son pied dort une eau stagnante, inaccessible à la lumière du soleil et éternellement glacée. Un marais bourbeux s'étend à l'entour.

A peine arrivé, le vieux devin, trouvant dans l'obscurité du lieu la nuit dont il a besoin, commence, à l'instant même, son sacrifice. Il creuse la terre et y jette des tisons retirés d'un bûcher. Il endosse un vêtement lugubre et se frappe le front. Sa robe funèbre traine jusqu'à ses pieds. Il s'avance tristement dans cet appareil sinistre. L'if des tombeaux couronne ses cheveux blancs. On traîne par derrière des brebis et des vaches noires. La flamme dévore les victimes sacrées, et leurs membres palpitent au milieu du funeste brasier. Alors il invoque les Mânes, le roi du sombre empire et le gardien du fleuve des enfers. Il murmure des paroles magiques ; puis, d'une voix menaçante et terrible, il récite les chants qui apaisent ou évoquent les ombres légères. Il arrose de sang les flammes sacrées, brûle des victimes entières et remplit l'antre de carnage. Il fait des libations de lait, répand de la main gauche la liqueur de Bacchus, recommence ses chants funèbres, et, les yeux attachés à la terre, appelle les Mânes d'une voix plus forte et plus émue.

L'enfer pousse un cri formidable ; le vallon gémit trois fois ; le sol tremble sous nos pas. «On m'a entendu, dit le devin ; mes paroles ont produit leur effet ; le Chaos est forcé : les morts vont revenir sur la terre». Les arbres s'inclinent et se redressent ; leurs troncs se fendent ; toute la forêt est saisie d'horreur. La terre se retire et fait entendre un son plaintif, soit que l'Achéron s'indigne qu'on ose sonder ses abîmes, soit que le sein de la terre elle-même se brise avec fracas pour livrer passage aux morts, soit enfin que le chien aux trois têtes secoue avec fureur ses lourdes chaînes. Tout à coup la terre s'entr'ouvre et nous présente un gouffre immense. Moi-même alors j'ai vu les pâles divinités au milieu des Ombres ; j'ai vu le fleuve aux eaux dormantes et la véritable nuit. Je frissonne : mon sang se glace dans mes veines. Les cruelles Furies s'élancent. Tous les frères, nés des dents du dragon de Dircé, et le monstre insatiable qui dévorait les enfants de Cadmus, se rangent en bataille devant moi. J'entends venir avec grand bruit la farouche Erinnys, la Fureur aveugle, l'Epouvante, tous les spectres que la nuit éternelle engendre et renferme dans son sein ; le Deuil, qui s'arrache les cheveux ; la Maladie, qui soutient à peine sa tête pesante ; la Vieillesse, insupportable à elle-même, et la Crainte irrésolue. Le courage nous abandonne. Mantô elle-même, quoique versée dans l'art et les sortilèges de son père, se sent frappée d'effroi. Mais l'intrépide vieillard, à qui la perte de la vue laisse plus de force, appelle à grands cris les pâles habitants du sombre empire. Ils accourent à sa voix comme de légers nuages, et se plaisent à respirer l'air des vivants, plus nombreux que les feuilles qui tombent sur l'Eryx en automne, ou que les fleurs qui couvrent au printemps les sommets de l'Hybla, quand un innombrable essaim vient s'y abattre. Moins de flots se brisent sur les rivages de la mer Ionienne, moins d'oiseaux fuient les bords glacés du Strymon pour échapper aux frimas, et traversent l'air pour échanger les neiges de l'Ourse contre les douces rives du Nil, que la voix du vieux devin ne fit apparaître d'Ombres. Toutes ces âmes vont se cacher en tremblant dans les retraites les plus sombres de la forêt. Le premier qui s'élève du sein de la terre est Zéthus dont la main droite presse la corne d'un taureau furieux ; puis Amphion tenant dans sa main gauche la lyre harmonieuse qui força les rochers à le suivre. Au milieu de ses enfants, la superbe fille de Tantale s'avance avec majesté, et compte impunément ses fils et ses filles. Après elle vient la coupable Agavé, mère furieuse, suivie de toutes les Bacchantes qui mirent en pièces un de nos rois. Panthée, qu'elles ont déchiré, marche sur leurs pas, et conserve encore l'air terrible et menaçant qu'il eut durant sa vie.

Enfin, après des évocations réitérées, une Ombre sort, le front voilé de honte. Elle s'écarte de la foule et cherche à se cacher. Mais le devin insiste, redouble ses conjurations infernales, et la force de se découvrir : c'est Laïus. Je n'ose achever. Il se dresse devant moi, tout sanglant et les cheveux souillés d'une affreuse poussière. Il ouvre la bouche avec colère et dit : «0 famille de Cadmus, toujours cruelle, et toujours altérée de ton sang ! arme-toi du thyrse, et, dans ta fureur, déchire tes propres enfants. Le plus grand crime de Thèbes, c'est l'amour d'une mère pour son fils ! 0 ma patrie ! ce n'est point le courroux des dieux, c'est un forfait qui te perd. Ce n'est point le souffle homicide de l'Autan, ni la sécheresse de la terre dont la pluie du ciel ne tempère plus l'ardeur, que tu dois accuser de tes désastres ; c'est ce roi couvert de sang, qui a reçu, pour prix d'un meurtre abominable, le sceptre et l'épouse de son père ; enfant dénaturé (mais moins odieux encore que sa mère, deux fois malheureuse par sa fécondité), qui, remontant aux sources de son être, a fait rentrer la vie dans les entrailles qui l'ont porté, et, par un crime qui n'a pas d'exemple parmi les bêtes féroces, s'est engendré à lui-même des soeurs et des frères, énigme monstrueuse et plus inexplicable que celle du Sphinx qu'il a vaincu ! 0 toi qui portes le sceptre d'une main sanglante, moi ton père, c'est contre toi, oui, contre toi que je poursuivrai avec toute la ville la vengeance qui m'est due. J'amènerai les Furies qui présidèrent à ton hymen : elles viendront armées de leurs fouets. J'exterminerai ta famille incestueuse, et je détruirai ton palais par une guerre impie. Hâtez-vous de chasser du trône et de votre pays ce roi maudit. Toute terre dont il aura retiré son pied funeste se couvrira, au printemps, de verdure et de fleurs. L'air deviendra pur. Les bois retrouveront la beauté de leur feuillage ; la mort, la peste, la destruction, la maladie, la corruption, la douleur, digne cortège qui l'accompagne, disparaîtront avec lui. Lui-même voudra précipiter sa fuite ; mais je sèmerai des obstacles sur sa route et je le retiendrai. Il se traînera, ne sachant où aller, et cherchera tristement son chemin avec un bâton, comme un vieillard. Otez-lui la terre, et moi, son père, je lui ravirai le ciel».

Traduction de Cabaret-Dupaty (1863)