John Hamilton Mortimer - Sextus Pompée consultant Érichtho avant la bataille de Pharsale - 1776



A peine les deux chefs sont campés dans ces champs proscrits par les dieux, le pressentiment du combat agite l'une et l'autre armée. Tout annonce que le moment d'une action décisive, ce moment si grave et si terrible, approche, les esprits faibles et timides tremblent d'y toucher de si près et ne voient que désastres dans l'avenir. D'autres, mais c'est le petit nombre, s'armant de force contre l'événement, portent dans les hasards un courage mêlé d'espérance et de crainte. Du nombre des lâches était Sextus, l'indigne fils du grand Pompée, qui, dans la suite, échappé des combats et vagabond sur les mers de Sicile, fit le métier infâme de pirate et obscurcit 1a gloire que son illustre père avait acquise sur ces mers.

L'effroi dont il était saisi dans l'attente de l'avenir lui fit chercher à le connaître, mais ce ne fut ni Delphes, ni Délos, ni Dodone qu'il consulta, Dodone, nourrice féconde des premiers mortels. Il ne chercha point un devin qui sût lire les destinées dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les feux de la foudre, ni observer le cours des étoiles comme les savants Chaldéens. S'il est encore quelque moyen caché, mais innocent, d'interroger le sort, ce n'est pas celui qu'il emploie ; c'est un art abhorré du ciel, c'est la magie qu'il met en usage. Il porte ses voeux aux autels lugubres des Furies ; il évoque les ombres et les dieux des Enfers. Ce malheureux se persuade que les dieux du ciel ne sont pas assez clairvoyants. Ce qui achève de le décider dans son délire, c'est le voisinage des peuples de l'Hémus.

L'art des femmes de cette contrée passe toute croyance. C'est l'assemblage de tout ce qu'on peut imaginer et feindre de plus monstrueux. La Thessalie leur fournit des plantes vénéneuses en abondance et ses rochers comprennent le mystère infernal de leurs enchantements. Partout on y rencontre de quoi faire violence aux dieux. Il y croît des herbes que Médée chercha vainement dans la Colchide.

Ces dieux qui ne daignent pas écouter les voeux du reste des mortels, obéissent aux enchantements de la Thessalienne maudite. Ses accents magiques pénètrent seuls au fond des demeures célestes. Les Immortels n'y peuvent résister, le soin même du monde, les révolutions du ciel ne peuvent les en distraire. Quand le murmure d'une Hémonide a frappé les astres, Babylone et la majestueuse Memphis ouvrent en vain tous les sanctuaires de leurs mages antiques ; il n'est point d'autel qu'un dieu n'abandonnât pour celui de l'enchanteresse. Ses charmes inspirent l'amour à des coeurs qui jamais n'auraient été sensibles. Par elle, de sages vieillards brûlent d'une flamme insensée : cette vertu n'appartient pas seulement aux breuvages funestes ou à l'épaisse caroncule ravie sur le front de la jeune cavale que doit aussitôt aimer sa mère, sans filtre ni poison, ses paroles suffisent pour jeter les esprits dans un délire affreux. Deux époux, que ni le penchant, ni le devoir, ni la douce puissance de la beauté n'attire, un noeud magique les enchaîne, et rien ne peut les en dégager. A la voix d'une Thessalienne, l'ordre des choses est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son cours rapide, reste tout à coup immobile, et le dieu qui imprime le mouvement aux sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l'insu de Jupiter.

L'Hémonide, en secouant ses cheveux, remplit l'air de noires vapeurs et répand au loin les orages ; la mer s'irrite quoique les vents se taisent ; les flots sont retenus dans un calme profond, quoique les vents soient déchaînés ; les airs et les eaux se combattent, les vaisseaux voguent contre les vents ; les torrents qui tombent du haut des rochers demeurent suspendus au milieu de leur chute ; les fleuves remontent vers leur source ; l'été ne soulève plus le Nil ; le Méandre court droit vers son embouchure ; l'Arare presse le Rhône paresseux ; le sommet des monts s'aplanit ; l'Olympe s'abaisse au-dessous des nuages ; les neiges de Scythie fondent au milieu de l'hiver sans que le soleil y darde ses rayons ; la mer repoussée loin du rivage résiste au poids de l'astre qui la presse ; la terre est ébranlée sur son axe incliné, sa masse pesante est poussée hors du centre de son repos et laisse à découvert le ciel qui l'environne.

Tous les animaux dévorants ennemis de l'homme tremblent devant l'enchanteresse : leur sang et leur venin lui servent à composer ses poisons. Le tigre altéré et le fier lion lèchent ses mains et la caressent. La froide couleuvre rampe à ses pieds et se déploie sur la neige ; la vipère se replie autour d'elle et l'enveloppe de ses noeuds ; les serpents savent que de sa bouche le souffle humain leur est mortel.

Quel pénible soin pour les dieux que d'obéir à ces enchantements ! Qu'ont-ils à craindre s'il les méprisent ? Quelle est la loi qui les enchaîne ? Est-ce de force ou de plein gré qu'ils cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu que l'Hémonide se les concilie ou bien sont-ils intimidés des menaces qu'elle leur fait ? A-t-elle cet empire sur tous les dieux ou ne l'a-t-elle que sur un seul qui peut sur le monde ce qu'elle peut sur lui ? Les étoiles se détachent de la voûte azurée ; la lune, en pleine sérénité, se colore d'un rouge obscur, comme quand l'ombre de la terre lui dérobe l'aspect de l'astre dont elle emprunte ses rayons : le tourment que lui cause le charme ne cesse qu'au moment où elle descend du ciel et vient aux pieds de la Thessalienne écumer sur l'herbe qui la reçoit.

La farouche Erichtho avait abandonné, comme trop doux encore, les rites criminels, les noirs enchantements usités parmi ses compagnes ; elle avait porté les secrets de son art à un plus haut degré d'horreur. Elle s'était interdit la demeure des vivants, et pour être plus chère aux dieux des morts, elle habitait parmi des tombeaux dans l'asile même des ombres chassées de leurs couches. Ni l'air qu'elle respire, ni le ciel dont elle jouit, ne l'empêchent d'entendre ce qui se passe chez les mânes et dans le conseil infernal. Sur le visage de cette femme impie, qu'un jour serein n'éclaira jamais, une maigreur hideuse se joint à la pâleur de la mort. Ses cheveux mêlés sur sa tête sont noués comme des serpents. C'est lorsque la nuit est la plus noire et le ciel le plus orageux qu'elle sort des tombes désertes et qu'elle court dans les champs déserts pour aspirer les feux de la foudre. Ses pas imprimés sur la terre brûlent le germe des moissons fécondes. Elle souffle, et l'air qu'elle respire en est empoisonné. Elle ne daigne pas adresser aux dieux du ciel des voeux suppliants : aux premiers accents de sa voix, ils se hâtent de l'exaucer sans jamais lui donner le temps de redoubler le chant magique. Ses autels ne sont éclairés que par des torches funéraires, et son encens ne fume que sur des brasiers qu'elle a pris aux bûchers des morts. Elle ensevelit des vivants que l'âme anime encore ; le destin leur devait de longues années ; la mort s'en empare à regret. Recommençant à rebours la cérémonie des funérailles, elle rappelle les morts de la tombe et leur fait quitter leur couche. Elle va dérober les os brûlants encore d'un fils, et les flambeaux que des parents ont portés aux funérailles, et les débris à demi consumés du lit où le mort reposait, et les lambeaux de ses voiles funèbres, et ses cendres qui exhalent l'odeur de la chair. Mais a-t-on conservé dans la pierre ces corps dont le principe humide est tari, et dont la substance est durcie et desséchée, elle exerce sa fureur sur eux, plonge ses mains dans leurs yeux, arrache leurs prunelles glacées, ronge la pâle dépouille de leurs mains décharnées ; elle rompt avec ses dents le noeud fatal et le lacet des pendus, dévore les cadavres, ronge la croix, déchire les chairs battues par l'orage ou brûlées par les feux du soleil. Elle arrache les clous des mains des crucifiés, boit le sang corrompu qui dégoutte de leurs plaies, et si la chair résiste aux morsures, elle s'y suspend. Si on laisse étendu sur la terre un mort privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces ; mais elle n'a garde d'employer ses mains ou le fer à déchirer sa proie ; elle attend que les loups la dévorent, et c'est de leur gosier avide qu'elle se plaît à l'arracher. Le meurtre ne lui coûte rien, sitôt qu'elle a besoin d'un sang qui fume encore et qui jaillisse de la plaie ou qu'elle veut pour ses sacrifices, pour ses rites funèbres une chair vive et un coeur palpitant. Elle déchire les entrailles d'une mère et en arrache un fruit prématuré pour l'offrir à ses dieux sur un autel brûlant. S'il lui faut des ombres plus terribles, elle choisit parmi les vivants et fait des mânes à son gré. Toute mort est à son usage : de la joue éteinte des adolescents, elle enlève le duvet tendre ; de celui qui meurt dans la virilité, ce sont les cheveux qu'elle ravit. Elle assiste à la mort de ses proches, et sans pitié pour ce qu'elle a de plus cher, elle se jette sur le mourant, feint de lui donner le dernier baiser et lui tranche la tête ou lui entrouvre la bouche, et attachée au palais, elle murmure sur ses lèvres éteintes et lui confie les noirs secrets qu'elle fait passer aux Enfers.

Dès que la Renommée a fait connaître au fils de Pompée cette exécrable enchanteresse, il se met en marche au milieu de la nuit, à l'heure même où le soleil est à son midi sous notre hémisphère, et il traverse d'affreux déserts. Ses amis, ministres assidus de tous ses vices, après avoir longtemps erré parmi les tombeaux entrouverts et sur les débris des bûchers, aperçurent de loin Erichtho assise dans le creux d'un rocher, du côté où le mont Hémus s'abaisse et se joint aux plaines de Pharsale. Elle essayait des paroles inconnues aux magiciens et aux dieux mêmes de la magie, et composait de nouveaux charmes pour des sortilèges nouveaux, car dans la crainte que le dieu vagabond qui préside aux armes n'entraînât les Romains en de nouveaux climats, et que la Thessalie ne fût privée de tout le sang qui s'allait répandre, elle jetait sur les champs de Philippes, qu'elle arrosait de ses poisons, un charme assez fort pour y fixer la guerre : à elle cet ample carnage, à elle de disposer à son gré de tout le sang de l'univers. Elle s'applaudit d'avance de pouvoir mettre en pièces les cadavres des rois égorgés ; amasser les cendres de l'Italie entière ; recueillir les ossements de tant d'illustres morts et commander à de si grandes ombres. Son plus ardent désir, sa seule inquiétude est de savoir ce qu'on lui laissera du corps de Pompée jeté sur le sable ou du cadavre de César.

Le lâche Sextus l'aborde et lui parle le premier en ces termes :

«O toi la gloire des Hémonides, toi, qui peux révéler ou changer l'avenir, je te conjure de me laisser voir sans nuage quelle sera l'issue de cette guerre. Celui qui t'implore n'est pas le moins considérable d'entre les Romains. Le nom de Pompée est assez illustre : tu vois son fils, et l'héritier de sa ruine ou du trône du monde. Mon esprit, dans l'incertitude, est saisi d'un mortel effroi, et je me sens plus de courage pour soutenir un malheur certain. Ote aux hasards le droit de me surprendre et de m'accabler tout à coup ; force les dieux à s'expliquer ou, sans leur faire violence, tire la vérité de la nuit des tombeaux ; ouvre-moi le séjour des mânes et contrains la mort à t'apprendre quelles seront ses victimes. Ce soin n'a rien qui t'humilie, et l'événement qui se prépare est digne que tu cherches à découvrir, ne fût-ce que pour toi, ce qu'en décidera le sort ?»

La Thessalienne impie s'applaudit de voir son nom devenu célèbre. «Jeune homme, répondit-elle, s'il ne s'agissait que de quelques destins obscurs, il me serait facile d'obtenir des dieux, en dépit d'eux-mêmes, tout ce que tu demanderais. Il est accordé à mon art de prolonger une vie dont les astres pressent la fin ou de trancher des jours qu'ils veulent prolonger jusque dans l'extrême vieillesse. Mais les événements publics forment une chaîne qui, dès l'origine du monde, les tient liés et indépendants. Si l'on y veut changer quelque chose, l'ordre universel en est ébranlé, et tout l'univers s'en ressent. Alors, nous, magiciens de Thessalie, nous avouons que la Fortune est plus forte que nous. Si tu te contentes de prévoir l'avenir, mille routes faciles te seront ouvertes pour arriver à la vérité. La terre, les airs, le chaos, les mers, les campagnes, les rochers de Rhodope, tout va parler. Mais puisqu'un carnage récent nous fournit des morts en abondance, enlevons-en un qui n'ait pas perdu toute la chaleur de la vie et dont les organes encore flexibles forment des sons à pleine voix : n'attendons pas que ses fibres desséchées par le soleil ne puissent plus nous rendre que des accents faibles et confus».

Elle dit, et redoublant par ses charmes les ténèbres de la nuit, elle s'enveloppe la tête d'un nuage impur et va courant sur un champ de morts qui n'étaient point ensevelis. A son aspect, les loups prennent la fuite, les oiseaux détachent leurs griffes de 1a proie, même avant d'y avoir goûté. Cependant la Thessalienne, parmi ces cadavres glacés, en choisit un, dont le poumon, n'ayant reçu aucune atteinte, lui rende les sons de la voix. Elle en trouve plusieurs, et son choix suspendu tient une foule de morts dans l'attente : lequel d'entre eux va revoir la clarté ? Si elle eût voulu relever à la fois toutes ces troupes égorgées et les renvoyer aux combats, les lois de la mort auraient fléchi, et par un prodige de son art puissant, un peuple rappelé des rivages du Styx aurait reparu sous les armes.

A la fin, elle choisit parmi ces morts un interprète des destinées ; et traînant à travers des rochers aigus ce malheureux condamné à revivre, elle va le cacher au fond d'une montagne consacrée à ses mystères ténébreux. Cette caverne se prolonge et descend presque jusqu'aux Enfers. Une sombre forêt la couvre de ses rameaux courbés vers la terre et dont aucun jamais ne se dirigea vers le ciel : l'if au noir feuillage la rend impénétrable au jour. Au-dedans croupissent d'immobiles ténèbres, et l'intérieur de l'antre est revêtu d'une humide moisissure qu'engendre une éternelle nuit. Jamais ce lieu ne fut éclairé que d'une lumière magique : l'air n'est pas plus pesant et plus noir au fond de l'antre du Ténare, sur les confins de ce monde et de l'empire des morts. Aussi les dieux des Enfers ne craignent-ils pas d'envoyer les mânes dans la caverne d'Erichtho, car quoiqu'elle fasse violence aux destins, l'ombre qu'elle évoque peut douter elle-même si elle sort des Enfers ou si elle y entre. L'enchanteresse était vêtue comme les Furies, d'un voile peint de couleurs bizarres. Elle découvre son visage et rejette sa chevelure de vipères entrelacées ; et voyant que les compagnons de Sextus et Sextus lui-même, tremblants à son aspect, avaient la pâleur sur le front et les yeux fixés à terre : «Revenez, leur dit-elle, de la frayeur dont vous êtes atteints ; ce corps va reprendre la vie, et ses traits vont se rétablir dans un état si naturel, que les plus timides pourront sans crainte le voir et l'entendre parler. Je vous pardonnerais de trembler si je vous faisais voir les noires eaux du Styx et les bords où le Phlégéton roule ses ondes enflammées ; si je paraissais moi-même au milieu des Furies, si je vous montrais Cerbère secouant sous ma main sa crinière de serpents, et les Géants enchaînés par le milieu du corps et frémissants de rage ; mais ici, lâches que vous êtes, que craignez-vous devant des mânes, tremblants eux-mêmes devant moi ?»

Alors faisant au cadavre de nouvelles blessures, elle versa dans ses veines un sang nouveau plein de chaleur. Elle a eu soin d'y mêler des flots de l'écume lunaire. Elle y mêle toutes les horreurs de la nature : l'écume du chien qui a l'onde en horreur, les entrailles du lynx, les vertèbres noueuses de l'hyène, la moelle du cerf nourri de serpents, le rémora qui retient le navire, malgré le souffle de l'Eurus gonflant la voile, les yeux du dragon, la pierre sonore que l'aigle couve et réchauffe, le serpent ailé des Arabes, la vipère de la mer Rouge, la membrane du céraste encore vivant, la cendre du Phénix sur l'autel de l'Orient. Ayant aussi mêlé les vils poisons et les poisons fameux, elle ajoute des herbes magiques, souillées dans leur germe par sa bouche impure, et tous les venins qu'elle-même a créés.

Alors sa voix plus puissante que tous les philtres se fait entendre aux dieux des morts. Ce n'est d'abord qu'un murmure confus et qui n'a rien de la voix humaine. C'est à la fois l'aboiement du chien, le hurlement du loup, le cri lugubre du hibou, le sifflement des serpents : il tient aussi du gémissement des ondes qui se brisent contre un écueil, du mugissement des vents dans les forêts, et du bruit du tonnerre en déchirant la nue. Toutes paroles qui pénètrent jusque dans le fond, des Enfers.

«Euménides, dit-elle, et vous, crimes et tourments du Tartare ; et toi, Chaos, toujours avide d'engloutir des mondes sans nombre ; et toi, monarque des Enfers, que tourmente sans cesse ton immortalité ; effroyable Styx ; et vous, Champs Elysées, que moi ni mes compagnes nous ne verrons jamais ; toi, Proserpine, qui, pour l'Enfer, as quitté le ciel et ta mère ; toi, qu'on adore là-bas, sous le nom d'Hécate, et par qui les mânes et moi nous communiquons en secret ; et toi, gardien des portes de l'Enfer, toi, qui jettes à Cerbère nos entrailles pour l'apaiser ; et vous, Parques, qui allez reprendre un fil que vous avez coupé ; et toi, nocher de l'onde infernale, qui, sans doute, es las de repasser de l'un à l'autre bord les ombres que j'évoque ; noires divinités, écoutez ma prière, et si ma bouche est assez impure, assez criminelle pour vous implorer, si jamais elle ne vous nomma sans s'être remplie de sang humain, si j'ai égorgé tant de fois sur vos autels et la mère et l'enfant qu'elle avait dans ses flancs, si j'ai rempli les vases de vos sacrifices des membres déchirés de tant d'innocents qui auraient vécu, soyez propices à mes voeux. Je ne demande point une ombre dès longtemps enfermée dans vos cachots et accoutumée aux ténèbres. A peine celle que j'évoque a-t-elle quitté la lumière, elle descend, elle est encore à l'entrée du noir séjour, et la rappeler par mes charmes ce ne sera point l'obliger à passer deux fois chez les morts. Souffrez donc, si la guerre civile est de quelque prix à vos yeux, que l'ombre d'un soldat qui, dans le parti de Pompée, se signalait il y a quelques instants, instruise le fils de ce héros et lui annonce le sort de leurs armes».

Après qu'elle a proféré ces paroles, elle relève la tête, la bouche écumante, et voit debout devant ses yeux l'ombre du mort étendu à ses pieds qui, tremblante elle-même à la vue de ce corps livide et glacé, le considère et frémit de rentrer dans cette odieuse prison. Ces veines rompues, ce sein déchiré, ces plaies profondes l'épouvantent. Le malheureux ! On lui enlève le plus grand bienfait de la mort, l'avantage de ne plus mourir.

Erichtho s'étonne que l'Enfer soit si lent à lui obéir. Elle s'irrite contre le mort, et d'un fouet de couleuvres vivantes, elle frappe à coups redoublés le cadavre encore immobile. Alors, par les mêmes fentes de la terre ouverte à sa voix, elle hurle après les mânes et trouble le silence de l'éternelle nuit.

«O Tisiphone ! Et toi, Mégère, vous demeurez tranquilles à ma voix ! Vous ne chassez pas avec vos fouets vengeurs cette âme rebelle à travers les noirs espaces de l'Erèbe ! Tremblez, chiennes d'enfer ! Que je ne vous appelle par les noms que vous méritez ! Que je ne vous traîne hors des Enfers, à la clarté des cieux et que je ne vous y retienne ! Je vous poursuivrai à travers les bûchers et les funérailles dont je vous défendrai l'approche ; je vous chasserai des tombeaux ; je vous écarterai des urnes. Et toi, Hécate, je souillerai, je rendrai livide et sanglante la face que tu prends pour te montrer aux dieux du ciel ; je te forcerai à garder celle que tu as dans les Enfers. Toi, Proserpine, je dirai à quel indigne appât tu t'es laissé prendre et retenir dans les royaumes sombres ; par quel incestueux amour tu t'es livrée au morne roi des morts, et que ta mère, après ton infamie, n'a pas voulu te rappeler. Pour toi, le plus injuste, le plus méchant des dieux, tremble que je n'entrouvre les voûtes infernales ! Oui, j'y ferai pénétrer le jour ! Tu seras tout à coup frappé de sa lumière M'obéirez-vous ? ou faut-il que j'appelle celui dont la terre n'entend jamais prononcer le nom sans frémir ; celui qui d'un oeil assuré regarde en face la Gorgone ; celui qui châtie Erinys tremblante sous ses fouets sanglants ; celui qui siège au-dessous de vous et aussi loin que vous l'êtes du ciel, dans les abîmes du Tartare, dont vos yeux mêmes n'ont jamais mesuré la profondeur ; le seul enfin de tous les dieux qui, après avoir juré par le Styx, peut être impunément parjure ?»

A peine elle achevait, une chaleur soudaine pénètre le sang du cadavre ; et ce sang commence à couler dans toutes les veines du corps. Dans son sein glacé jusqu'alors, les fibres tremblantes palpitent, et la vie rendue à ce corps qui en avait oublié l'usage, en s'y glissant, se mêle avec la mort. Les muscles ont repris leur vigueur, les nerfs leur ressort ; le cadavre ne se lève point peu à peu et en s'appuyant sur ses membres, il est repoussé par la terre et il se dresse tout à la fois. Ses yeux ouverts sont immobiles : ce n'est pas le visage d'un homme vivant, mais d'un homme qui va mourir ; la roideur de la mort et sa pâleur lui restent. Il paraît stupide d'étonnement de se voir rendu au monde. Mais aucun son ne sort de sa bouche, l'usage de la voix et de la langue ne lui est rendu que pour répondre à la Thessalienne : «Révèle-moi, lui dit-elle, ce que je veux savoir, et sois sûr de ta récompense ; car si tu me dis vrai, je t'exempte à jamais d'obéir aux évocations de l'Hémus. Je composerai ton bûcher, je charmerai ta tombe de telle sorte que ton ombre ne sera plus obsédée par les enchantements. Tu revis pour la dernière fois, et ni les paroles, ni les herbes magiques ne troubleront pour toi le sommeil du Léthé quand je t'aurai rendu la mort. Les oracles des dieux du ciel ne montrent l'avenir qu'à travers un nuage ; mais celui qui cherche la vérité chez les dieux des Enfers, s'en va, sûr de l'avoir trouvée. Ce sont les oracles de la mort que l'homme courageux consulte. Ne ménage donc pas celui qui t'ose interroger ; ne déguise rien, je t'en conjure ; nomme les choses et les lieux et que la voix qui t'est rendue soit la voix même des destins».

Elle finit par un nouveau charme, qui a la vertu d'instruire une ombre de tout ce qu'elle veut qui lui soit révélé. Alors le cadavre accablé de tristesse et le visage baigné de pleurs, lui répondit : «Quand tu m'as rappelé du séjour du silence, je n'ai pas eu le temps d'examiner le travail des Parques ; mais ce que j'ai pu savoir des ombres, c'est qu'une discorde effroyable agite celles des Romains, et que la fureur qui les anime trouble le repos des Enfers. Les uns ont quitté les ombrages de l'Elysée, les autres ayant brisé leurs fers se sont échappés du Tartare, et c'est par eux que l'on a su ce que les destins préparaient. Les ombres heureuses paraissent consternées ; j'ai vu les deux Décius, victimes expiatoires de la patrie ; j'ai vu Camille et Curius pleurer sur le malheur de Rome. Sylla se plaint de toi, ô Fortune. Scipion donne des larmes à son malheureux fils qui va périr dans la Libye ; le vieux Caton, l'ennemi de Carthage, prévoit, en gémissant, le sort de son neveu qui ne vivra point sous un maître. Toi seul, ô Brutus ! ô généreux consul ! qui chassas nos premiers tyrans, toi seul entre les justes, tu montres de la joie. Le farouche Catilina, les cruels Marius, Céthégus aux bras nus, rompent leurs chaînes et bondissent de joie. J'ai vu se réjouir aussi les Drusus, ces hardis partisans du peuple, et les Gracques, ces fiers tribuns dont le zèle ne connut aucun frein. Des mains chargées d'éternelles chaînes font retentir d'applaudissements les noirs cachots de Pluton. La foule coupable demande qu'on lui ouvre le champ des justes. Le monarque du sombre empire fait élargir les prisons du Tartare ; il fait préparer des rochers aigus et des chaînes de diamant, et des tortures pour les vainqueurs. O jeune homme ! Emporte avec toi la consolation de savoir que les mânes heureux attendent Pompée et ses amis, et que, dans le lieu le plus serein des Enfers, on garde une place à ton père. Qu'il n'envie point à son rival la gloire de lui survivre. Bientôt viendra l'heure où les deux partis seront confondus chez les morts. Hâtez-vous de mourir ! Et d'un humble bûcher descendez parmi nous avec de grandes âmes, foulant aux pieds la Fortune de ces dieux de Rome. Ce qu'on agite à présent entre les deux chefs, c'est de savoir lequel périra sur le Nil ; lequel périra sur le Tibre. Pompée et César ne se disputent que le lieu de leurs funérailles. Pour toi, Sextus, ne cherche pas à t'éclairer sur ton sort, les Parques l'accompliront sans que je te l'annonce. Pompée t'apprendra ce que tu dois savoir dans les champs siciliens : il est pour toi le plus sûr des oracles. Mais, hélas ! il ne saura lui-même où t'envoyer, d'où t'éloigner, quel climat, quel rivage tu dois chercher à fuir. Malheureux, craignez l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; la fortune disperse vos tombeaux comme vos triomphes. O malheureuse famille ! vous n'avez pas dans l'univers d'asile plus sûr que les champs de Pharsale».

Après que ce corps ranimé eut fait ce qui lui était prescrit, il se tint muet, immobile ; et la tristesse sur le visage, le fantôme redemandait la mort ; mais pour la lui rendre, il fallut un nouvel enchantement, de nouvelles herbes, car les destins ayant exercé leurs droits ne pouvaient plus rien sur sa vie. Erichtho compose un bûcher magique où ce corps vivant va se placer lui-même. Elle y met le feu, se retire et l'y laisse mourir pour ne ressusciter jamais.

Elle accompagne Sextus jusqu'au camp de son père ; et comme la lumière naissante commençait à éclairer le ciel, pour donner le temps au fils de Pompée et aux siens de regagner leurs tentes, elle ordonne à la nuit de repousser le jour et de les couvrir de ses ombres.

Traduction de Marmontel (1865)