Heinrich Füssli - Le devin Tirésias (détail) - 1780-1785 - Graphische Sammlung der Albertina (Vienne)



Mais, effrayé du prodige et livré à mille vagues terreurs, le roi a recours au vieux devin Tirésias, cet aveugle si clairvoyant, et, suivant la coutume de ceux qui redoutent des malheurs incertains, le consulte sur ses inquiétudes.

Le vieillard répond que ni le sang abondamment versé des taureaux, ni l'aile rapide des oiseaux, ni les entrailles d'où s'exhale la vérité, ni l'équivoque trépied, ni les harmonieuses évolutions des astres, ni la fumée de l'encens qui voltige au-dessus des autels, ne révèlent aussi clairement la volonté des Dieux que les mânes arrachés des sombres royaumes de la mort et les eaux sacrées du Léthé ; puis il fait plonger le roi dans les eaux de l'Ismène, à l'endroit où elles se mêlent aux flots de la mer, accomplit devant lui les préparatifs de l'évocation, et tout alentour, avec les entrailles hachées des brebis, les parfums du soufre, des herbes fraiches, murmurant de mystérieuses formules, il purifie l'air.

Il est une forêt antique, robuste encore, bien que courbée par le temps, que jamais le fer n'a mutilée, où jamais le soleil n'a pénétré ; les tempêtes ne l'ébranlent point, et contre elle sont également impuissants et le Notus, et Borée qui s'élance des régions de l'Ourse. En dessous règne un calme lourd, une horreur morne et silencieuse qu'entretient, non pas le jour, mais sa pâle et douteuse image. Cette obscure forêt a sa divinité ; la fille de Latone l'habite ; cèdres et chênes portent empreinte sa figure, que voilent les ténèbres sacrées du lieu. On entend, la nuit, sans les voir ; siffler ses flèches et aboyer ses chiens, dès qu'elle s'est échappée de l'empire de son oncle, et a repris la forme plus douce de Diane. Mais lorsque les montagnes l'ont fatiguée, et que le soleil, au plus haut de son cours, l'invite au doux sommeil, elle plante ses traits autour d'elle, et, la tête appuyée sur son carquois, elle repose.

En dehors s'étend une plaine immense, terre de Mars, fécondée par Cadmus. Il eut un rude courage celui qui le premier, depuis ces luttes entre frères, depuis qu'on eut ouvert ces coupables sillons, osa enfoncer la charrue dans ce sol, arracher le gazon de ces plaines engraissées de sang. Elle laisse échapper d'effroyables bruits cette terre malheureuse, dès le milieu du jour et dans la solitude des nuits, quand les noirs enfants de la terre se relèvent pour se livrer de vains simulacres de combats : on voit fuir loin du sillon commencé le tremblant laboureur, et, troublés par l'épouvante, retourner à l'étable les taureaux.

Là le vieux devin (il croit plus propre qu'aucune autre à la célébration des mystères infernaux cette terre imprégnée de tant de sang) fait conduire ses brebis à la sombre toison, et des génisses noires ; on choisit les plus belles têtes des troupeaux ; Dirce gémit, le Cithéron est triste, et un étrange silence pèse sur les bruyantes vallées.

Alors Tirésias entrelace les cornes des victimes de guirlandes de deuil, en les palpant avec la main ; puis, sur la lisière du bois, fait creuser neuf fois le sol, et y répand ensuite de larges coupes de vin, du lait, don du printemps, du miel de l'Attique, et du sang qui attire les mânes ; il verse jusqu'à ce que la terre aride soit tout à fait imbibée.

Ensuite le prêtre fait apporter des arbres abattus dans la forêt, et, triste, ordonne d'allumer trois bûchers pour Hécate, autant pour les trois vierges, filles du sinistre Achéron : le tien, roi de l'Averne, quoique profondément enfoncé dans le sol, élève au-dessus des autres ses pins amoncelés ; près de ce dernier on en dresse un plus petit en l'honneur de la Cérès infernale ; le feuillage funèbre du cyprès couvre tout entier ses flancs. Déjà marquées au front par le fer, et les gâteaux de pure farine sur la tête, les victimes sont tombées sous le couteau : alors la vierge Mantô reçoit le sang dans des coupes, y trempe ses lèvres ; puis après avoir fait trois fois le tour des bûchers, suivant la coutume du devin son père, elle y place les entrailles encore palpitantes, où la vie est à peine éteinte, et, sans tarder, elle introduit sous le noir feuillage des torches ardentes : dès qu'il entend pétiller la flamme à travers les branches, et craquer ces funèbres amas de bois, Tirésias, dont les joues sont atteintes par de brûlantes exhalaisons, et les orbites creuses remplies de fumée, s'écrie, et sa voix fait trembler les bûchers et croître la violence du feu :

«Séjour du Tartare, formidable royaume de l'insatiable Mort, et toi, le plus terrible des trois frères, toi qui règnes sur les Mânes et sur les éternels supplices des coupables, toi qui vois ramper à tes pieds le monde souterrain, ouvrez, je frappe à vos portes, ouvrez ces lieux muets, et le vide empire de la sévère Proserpine ! Cette foule plongée dans les abîmes de la nuit, faites-l'en sortir, et que le nautonnier du Styx repasse ce fleuve sur sa barque pleine. Qu'ils accourent, qu'ils reviennent tous ensemble à la lumière, ces mânes, mais non de la même manière ! Toi, mets à part, fille de Persée, les hôtes pieux de l'Elysée, et que de sa verge puissante le sombre dieu de l'Arcadie les conduise ; ceux au contraire en plus grand nombre qui, morts dans le crime, habitent l'Erèbe ; et sont la plupart de la race de Cadmus, secouant trois fois le serpent qui te sert de fouet, et les précédant, un if enflammé à la main, ô Tisiphone, guide-les jusqu'au jour qu'elles sont avides de revoir, et que Cerbère ne fasse pas de ses trois têtes un obstacle au départ de ces ombres !»

Il dit, et tous deux également, le vieillard et la prêtresse de Phébus, attendent avec confiance. Eux, ils ne redoutent rien, car ils ont le dieu dans leur coeur ; mais une incroyable terreur accable le fils d'OEdipe, et, tandis que le devin prononce son horrible évocation, il presse tour à tour ses épaules, ses mains, ses bandelettes ; et, dans son épouvante, il voudrait interrompre le mystère commencé.

Tel, dans les fourrés d'une forêt de Gétulie, un chasseur qui par ses cris prolongés a réveillé un lion, l'attend, s'excite au courage, et serre convulsivement ses traits, que ses efforts baignent de sueur ; la peur glace son visage, ses genoux tremblent, car il ne sait ni quel est l'animal qui s'approche, ni quelle est sa force ; mais un rugissement, affreux signal, retentit à son oreille, et il le mesure à ses craintes aveugles.

Tirésias, voyant que les ombres n'arrivent pas encore : «Je le jure, s'écrie-t-il, divinités pour qui j'ai alimenté ces feux et vidé de la main gauche ces coupes dans le sein creusé de la terre, je ne puis plus supporter votre retard. Est-ce en vain que vous m'entendez, moi, votre prêtre ? Et si par des chants furieux une Thessalienne vous appelle, vous viendrez ? Et chaque fois qu'armée des poisons de Scythie, la princesse de Colchos vous évoquera, le Tartare, pâle d'épouvante, se mettra en mouvement ? Vous n'aurez nul souci de moi, si je n'arrache pas des cadavres de leurs bûchers, si je ne tire pas des tombeaux des urnes pleines d'antiques ossements, si je ne mêle pas les Dieux du Ciel et de l'Erèbe pour profaner les uns et les autres, si je ne mutile pas les visages livides, si je ne découpe pas les entrailles corrompues des morts ? Ne méprisez pas ma vieillesse et ce nuage qui s'épaissit sur mon front, ne me méprisez pas, je vous en avertis ! et moi aussi, je peux employer la violence. Je sais tout ce que vous craignez d'entendre, tout ce que vous craignez de voir révéler ; et je pourrais troubler Hécate, sans le respect que j'ai pour toi, dieu de Thymbrée ! Je sais le nom du souverain du triple monde, qu'il est défendu de prononcer, mais je le tais ; rendez-en grâces à ma vieillesse, amie du repos. Cependant, si...»

L'inspirée Mantô l'interrompt avec empressement : «Tu es obéi, mon père ! le peuple pâle s'approche. Le chaos des enfers s'ouvre ; l'ombre immense des lieux souterrains crève ; les sombres forêts et les sombres fleuves se montrent au jour ; l'Achéron vomit son sable livide ; le Phlégéthon roule avec ses ondes enflammées des flots d'une noire fumée ; et le Styx, qui coule entre les mânes, s'oppose au passage de ceux qui ne doivent pas revoir la lumière.

Voici Pluton lui-même, pâlissant sur son trône, entouré des Euménides, ces ministres de ses funestes volontés, voici le sévère appartement de la Junon infernale, voici sa triste couche.

En sentinelle se tient l'affreuse Mort, faisant à ses maîtres le dénombrement du peuple silencieux des ombres ; il en reste encore plus qu'elle n'en a compté.

Le juge crétois ballotte leurs noms dans l'urne terrible, leur arrache la vérité par ses menaces, et les force à dérouler toute leur vie passée, à faire enfin des aveux qui aggravent leurs châtiments. Que te dirai je ? je vois tous les monstres de l'Erèbe, les Scylles, les Centaures animés d'une rage impuissante, les Géants enlacés de chaînes de diamant, et l'ombre rapetissée d'Egéon, ce Titan aux cent bras».

«0 toi , dit-il, le guide et l'appui de ma vieillesse, ne m'en dis pas davantage. Qui pourrait ne pas connaître Sisyphe et son rocher qui toujours retombe, Tantale et son lac trompeur, Titye, pâture d'un oiseau de proie ; Ixion, qu'éblouit le mouvement rapide et sans fin de la roue qui l'emporte ? Moi-même, quand mon sang coulait avec plus de chaleur, j'ai visité ces mystérieuses demeures sous la conduite d'Hécate, avant qu'un dieu, retirant la lumière de mes yeux, l'eût fait descendre tout entière dans mon coeur. Appelle ici de préférence par tes conjurations les âmes des Argiens et des Thébains : quant aux autres, par des aspersions de lait quatre fois répétées, écarte-les de nous, fais-les sortir, ô ma fille, de cette triste forêt ; puis, le visage de chaque ombre, son extérieur, son avidité à boire le sang répandu, celle des deux nations qui se présente avec le plus de fierté, décris-moi tout ; allons, dissipe par degrés la nuit qui m'entoure».

Elle obéit, et compose un charme pour disperser une partie des ombres et rassembler les autres, semblable, au crime près, à Médée, et à la magicienne d'Ea, Circé. Alors elle adresse ces paroles au prêtre son père : «Le premier qui plonge sa bouche glacée dans le lac de sang, c'est Cadmus, et près de son époux se tient la fille de Cythérée ; de leurs têtes s'échappent deux serpents ; les enfants de la Terre, cette race de Mars, les entourent : leur vie n'a duré qu'un jour ; toute la troupe est armée de pied en cap, tous ont la main sur la garde de leurs épées ; ils se gênent, ils se poussent, ils se ruent les uns sur les autres avec la rage qui les animait vivants ; et ce n'est pas de se pencher sur l'affreux sillon qu'ils ont souci, c'est le sang de leurs frères qu'ils voudraient boire. Après eux vient la foule des filles de Cadmus et ses déplorables petits-fils. Je vois Autonoé, privée d'Actéon ; je vois Ino, haletante, les yeux fixés sur l'arc d'Athamas, presser tendrement sur son sein le fruit de son amour, et Sémélé faire de ses bras une défense à ses flancs où son enfant tressaille. La mère de Penthée a brisé son thyrse, elle est délivrée du dieu qui l'obsédait, elle déchire, elle ensanglante sa poitrine, et suit le corps en poussant des cris : pour lui, il fuit, à travers les obstacles du Léthé et du Styx, jusqu'aux lacs de l'Elysée, où, plus tendre, son père Echion le pleure, et rajuste ses membres arrachés. Je reconnais le triste Lycus et le fils d'Eole, la main droite ramenée sur les reins, portant en triomphe un cadavre sur son épaule. Il conserve encore cette métamorphose qui l'accuse, le fils d'Aristée : son front est hérissé de cornes, sa main tient des traits, et il repousse ses chiens, dont la gueule s'ouvre pour le dévorer. Mais voici venir, accompagnée d'un nombreux cortège, la jalouse fille de Tantale : orgueilleuse encore dans sa douleur, elle compte les cadavres de ses enfants, et ses maux ne l'ont point abattue ; elle se félicite d'avoir échappé à la puissance des Dieux, et de pouvoir donner libre carrière aux fureurs de sa langue».

Tandis que la chaste prêtresse parle ainsi à son père, les cheveux blancs du vieillard se dressent sur son front et soulèvent les bandelettes, et son visage s'anime d'une légère rougeur. Il cesse de s'appuyer sur son bâton, sur sa vierge chérie, et debout sur le sol :

«Tais-toi, ma fille, s'écrie-t-il, je n'ai plus besoin d'une lumière étrangère ; le nuage glacé s'entr'ouvre, les ténèbres n'obstruent plus mon regard. Sont-ce ces ombres, est-ce un dieu d'en-haut, est-ce Apollon qui m'inspire ? Je vois maintenant tout ce que j'entendais. Mais voici, tristes et les yeux baissés, les mânes des Argiens, le farouche Abas, le coupable Prétus, le doux Phoronée, le mutilé Pélops, et, souillé d'une sanglante poussière, Oenomaüs, tous baignant leurs visages d'abondantes larmes. J'augure de là que Thèbes dans cette lutte aura l'avantage.

Quelle est cette troupe serrée de guerriers (leurs armes et leurs blessures prouvent combien ces âmes sont belliqueuses) qui s'avancent, le visage et la poitrine ensanglantés, et, faisant de vains efforts pour crier, tendent sans cesse les mains vers nous ?

Roi, me trompé-je ? ne sont-ce pas là ces cinquante .... Tu vois Chthonius, et Chromis, et Phégée, et Méon, que distingue, comme moi, le laurier. Calmez-vous, guerriers : rien en tout ceci, croyez-le, n'est le fruit des conseils humains ; l'inflexible Atropos avait filé ces années ; vous avez échappé aux malheurs : nous, il nous reste à subir une guerre horrible, et nous reverrons Tydée».

Il dit, et, prenant une bandelette enlacée de feuillage, repousse ceux qui le pressent, et leur montre le sang. Seul se tenait debout sur le sombre rivage du Cocyte Laïus, que déjà le dieu ailé avait rendu à l'impitoyable Averne ; et jetant un regard oblique sur son cruel petit-fils, dont il avait reconnu les traits, il ne s'approchait pas pour prendre comme le reste des ombres sa part du sang et des autres libations, animé qu'il était d'une haine immortelle ; mais Tirésias l'appelle :

«Illustre roi de Thèbes, lui dit-il, depuis la mort duquel les citadelles d'Amphion n'ont pas vu un beau jour ; ô toi dont la fin sanglante a été assez vengée, toi dont l'ombre a dû être apaisée par les nombreux sacrifices de tes descendants, pourquoi, malheureux, les fuis-tu ? Il gît dans une longue mort celui que tu poursuis de ta haine, toujours en proie aux horreurs de l'agonie, les yeux crevés, le visage souillé de sang et de fange, chassé du domaine du jour ; son sort est plus affreux que le trépas, crois-moi : mais ton petit-fils, qui n'est pas coupable envers toi, quel motif as-tu pour l'éviter ? Approche-toi, viens te rassasier de ces libations ; puis, les événements futurs, les pestes de la guerre, révèle tout, soit que tu gardes ton ressentiment, soit que tu aies pitié des malheurs de tes enfants. Alors, moi, sur cette barque, objet de tes voeux, je te ferai passer le Léthé, qu'il t'est maintenant interdit de franchir ; je te déposerai dans le pieux séjour de la paix, et je te recommanderai aux Dieux des enfers».

Laïus est flatté de ces offres honorables, et des larmes mouillent ses joues ; puis il répond en ces termes : «Pourquoi, quand tu mets en mouvement les mânes, prêtre dont l'âge égale le mien, est-ce moi que tu choisis pour révélateur ? Pourquoi à tant d'ombres si grandes suis-je préféré pour dévoiler l'avenir ? J'ai bien assez de me souvenir du passé. Est-ce bien moi, ô honte ! que vous consultez, mes illustres petits-fils ? C'est lui, c'est lui qu'il faut appeler à ces abominables mystères, cet homme qui a enfoncé avec joie son épée dans le flanc de son père, qui a retourné vers sa source, et donné à sa mère des gages de son indigne amour. Et maintenant il fatigue de ses voeux les Dieux et les noires Furies, et appelle mon ombre à ces luttes. Toutefois, si dans ces circonstances déplorables on me désire si vivement pour devin, je parlerai, je dirai tout ce que Lachésis, tout ce que la farouche Mégère me permettent de dire : la guerre, la guerre arrive, traînant à sa suite d'innombrables bataillons, tous les enfants de Lerne, qu'aiguillonne le fatal dieu des combats ; ces guerriers, des prodiges de la nature et les foudres des Dieux les attendent, des morts glorieuses et des lois criminelles qui retarderont pour eux les honneurs du bûcher : la victoire est assurée à Thèbes, ne crains rien, et ton trône ne sera pas la proie d'un orgueilleux frère. Ce sont les furies, c'est un double forfait, c'est, au milieu du carnage (malheur à moi !) un barbare père qui triomphera».

Il dit, et s'évanouit ; et sa réponse ambiguë les laisse dans l'incertitude.

Traduction de Nisard (1878)