I. En grec Ἑρμείας et Ἑρμέας ou Ἑρμέης, d'où Ἑρμᾶς et Ἑρμῆς, par contraction, et Ἑρμάων (formes apparentées à la racine ὁρμή, désir passionnel, bientôt confondue avec celle de ἕρμακες, bornes des carrefours).

  1. Origines de la personnalité mythologique d'Hermès en Grèce

    L'idée première d'Hermès serait-elle celle d'un dieu infernal comme Pluton ? Aucune preuve décisive ne l'établit. Nous aurons à constater cependant que ce dieu aux multiples aspects a été, après les temps homériques, envisagé comme en rapport avec les choses de dessous terre. D'autres origines très diverses ont été proposées par les modernes. Par exemple, un certain nombre d'analogies, souvent verbales, entre le vent et Mercure ont fait croire à Roscher que le dieu n'est que la personnification de cette force naturelle ; le vent semblait venir de l'éther, de Zeus, des grottes de montagnes, comme Hermès ; comme lui les Boréades, ou les vents, sont la rapidité même, ont des ailes, emportent ce qui se trouve sur leur passage, fécondent ou dessèchent les champs, tiennent les voyageurs dans leur dépendance, etc. Mais ces rapports sont trop ingénieusement établis entre toutes les qualifications de l'un et l'autre terme ; ils devraient dériver d'une même conception primitive d'Hermès, ce qui n'est pas. Pour d'autres, il est l'Obscur et semble avoir personnifié tout ce qui est ténébreux : enfer et nuit, nuages et pluie. Après avoir représenté le combat journalier des ombres contre les rayons, il serait devenu le dieu qui rafraichit et féconde et aussi le vent rapide. Pour d'autres, il est un dieu solaire et représente l'Aurore. A d'autres il a semblé personnifier les crépuscules matinal et vespéral et surtout le second. A ce titre on lui a assigné des origines hindoues. Creuzer et Guigniaut l'avaient assimilé déjà à Brahma, Nareda et Bouddha. Mais l'école linguistique l'a surtout identifié avec un Sarameya (= Ἑρμείας), dieu crépusculaire, voleur des vaches d'Indra, c'est-à-dire des nuages. Une étude plus attentive des Védas a montré que les deux sarameyas sont des chiens de Yama et ne sont pas les voleurs des vaches célestes retrouvées par leur mère Sarama. S'il reste une analogie, elle est fugitive, si bien que M. Bérard croit le dieu plutôt phénicien d'origine. Les navigateurs de cette race, ayant pénétré jusqu'en Arcadie, y auraient laissé aux habitants la notion d'une divinité ternaire, dont le troisième terme, le dieu fils, était lui-même une triade ; selon l'empereur Julien, Monimos, qui figure dans cette trinité, n'est, autre qu'Hermès. Tout au moins les manières d'être et attributs du dieu phénicien ont pu être mêlés par les Arcadiens avec ceux d'une de leurs divinités. D'autre part, la pierre levée, le bétyle ou la colonne carrée, qui souvent en Grèce ne fait qu'un avec la figure d'Hermès, représente chez les Phéniciens l'envoyé ou l'ange d'Askartè, de Baal ou d'Élohim.

    Ce qui est vrai, c'est que, comme l'avaient senti déjà les anciens, la personnalité mythique d'Hermès a eu des origines multiples. Une d'entre elles est déterminée avec certitude. Contaminé ou non d'un culte phénicien, Hermès est un très ancien dieu des Pélasges d'Arcadie. Sa grotte natale est sur les pentes du Cyllène, où l'eau ruisselle, et ce souvenir local le suit dans toutes ses métamorphoses. II est probable qu'il a été le grand dieu. unique ou suprême, du plateau arcadien. Comme l'élevage y était la seule ressource, il était donc là le δώτωρ ἑάων, l'enrichisseur, celui par qui les pâtres voyaient leurs troupeaux pulluler.

    Il représentait leur conception vague de la vigueur génératrice, le phénomène divinisé de la reproduction animale (ὁρμή). Il était père ou frère de Pan, le dieu-pâtre qui symbolise comme lui la fécondation universelle. Il a été pâtre lui-même, et protecteur fidèle des maîtres de grands troupeaux. Il en a gardé, même après les métamorphoses les plus complètes, ie nom d'Ἀγροτῆρ et Νόμιος (dieu champêtre et du pâturage). Comme le Dionysos originaire, il prend ses ébats avec les primitives nymphes des fourrés et des eaux vives, qui représentent les poussées de la sève animale et végétale [MAENADES]. Chez Dionysos, le caractère arborescent (δενδρίτης) se développera presque exclusivement, mais il y a eu un temps où Hermès, parfois représenté avec une gerbe d'épis, a été à peu près semblable à lui. Pendant toute une période les simulacres de l'un et l'autre ont été à peine distincts ; sans le caducée du second, on les eût confondus ; tous deux personnifiaient la luxuriance féconde de la nature.
    L'hymne homérique consacré à Hermès roule tout entier sur son excessive passion du bétail et, à l'origine des représentations artistiques, nous le trouvons non seulement avec l'aspect d'un berger, mais sous la forme d'un bouc (dont il use dans les légendes pour assaillir Pénélope) ou assis sur un bouc. Et nous aurons à étudier une série de monuments où, sans que cet attribut s'explique par rien d'autre, un bouc, un veau, une brebis sont placés dans ses bras ou sur ses épaules. Enfin ses caractères sont aussi mêlés avec ceux d'Eros, et nous savons qu'aux temps très anciens il était figuré sous la forme significative d'un simple phallus. Là est l'origine des stèles tétragoniques spécialement appelées des hermès [HERMAE] qui sont restées phalliques et même ityphalliques comme était le dieu symbolisé par elles. Avant qu'un phallus de ce genre le représentât dans le temple même de Cyllène, on en voyait un grand nombre au bord des routes, aux croisements des chemins. Hérodote nous apprend que ce sont les Pélasges qui ont commencé à honorer de la sorte Hermès ἐνόδιος, dieu des routes, secours des voyageurs, et peut-être protecteur des limites. « Il ne faut pas, dit encore un pâtre de Théocrite, offenser Hermès, celui des dieux qui s'irrite le plus si on repousse le voyageur en peine de savoir sa route. » Ces simulacres indicateurs des sentiers ont été souvent formés simplement d'amas coniques de pierres apportées une à une par les passants dévots au dieu des voyageurs. L'Hermès originaire est donc à la fois un principe fécondateur et un poteau sacré de direction dans les sentiers. II est bien vrai que tous les renseignements là-dessus datent au plus tôt des temps homériques ; mais le fait que la plupart se rapportent à l'Arcadie les recule très loin dans le passé. On sait que, par une fortune unique dans la Hellade, les Pélasges d'Arcadie sont demeurés à l'abri de toute invasion, gardant intacts leurs cultes et leurs coutumes.

  2. Hermès dans la poésie homérique

    Nous ne savons par quel travail des imaginations le dieu arcadien, plus qu'à demi métamorphosé, a été accueilli parmi les grands dieux de l'Olympe achéen. Il est possible que, venus d'autres districts, des dieux analogues par le nom ou par les attributions se soient confusément mêlés à lui. Les Latins savaient qu'il y avait eu plusieurs Hermès, deux arcadiens, un béotien et un cosmopolite, sans parler des dieux similaires d'Égypte. Hérodote nous en fait soupçonner un en Thrace. Et nous voyons qu'en Samothrace un de ces dieux primitifs, sortis du feu et de la forge, qu'on nomme génériquement Cabires, était assimilé à Hermès [CABIRI] ou portait son nom. Peut-être l'Hermès olympien est-il un résumé de plusieurs divinités locales, souillées d'obscénité primitive, ou de fumée et de suie, dont aucune n'avait assez d'importance pour occuper dans l'assemblée des immortels une place de premier plan. De fait, il nous apparaît comme fils de Zeus, sans domaine divin qui lui appartienne en propre, doué de surnoms et de noms que le poète homérique n'explique ni peut-être ne comprend, produits obscurs d'une élaboration antérieure : Ἐριουνίος, l'officieux, le secourable, Διάκτορος, le dieu agissant (de διάγω), Ἀργειφόντης, celui qui fait preuve de rapidité Peut-être sont-ce là souvenirs du dieu utile, bienfaisant dans les étables et les prairies comme par les chemins (ami de Polymélè, du Troyen Polymélos, dont les noms indiquent la richesse en moutons). Quoi qu'il en soit, l'Hermès de l'Iliade est un dieu vivace et ingénieux (φρένες πευκαλίμαι), alerte et hardi compagnon. Dans une aventure dont la conception est très antérieure à l'Iliade, Arès capturé par deux geôliers était très mal en point quand Hermès prévenu l'a subtilement dégagé. Dans le chant de beaucoup le plus récent du poème il est, sinon messager habituel de Zeus, du moins chargé par lui de veiller à la sûreté, à la dignité de Priam. Quand le vieux roi vient seul la nuit avec des présents à la tente d'Achille et en ramène le cadavre de son fils, Hermès, sans se faire connaître d'abord, conduit son char qu'il rattelle lui-même pour le départ ; il endort les Grecs qui pourraient s'opposer à sa pénible démarche. Son plus grand. plaisir est de se faire le compagnon des humains, de deviner les voeux de ceux qui lui plaisent. Un beau sceptre ouvré par Héphaistos lui est offert par Zeus ; en dieu ami des hommes, il le donne à Pélops. C'est seulement dans l'Odyssée qu'il devient proprement coureur et messager de Zeus, tandis qu'Iris remplissait cet office dans l'Iliade. Il est remarquable que d'un poème à l'autre son rôle s'étend et celui d'Iris diminue jusqu'à disparaître. Son intervention auprès des mortels est de plus en plus provoquée par les autres Olympiens. C'est pour leur compte qu'il avertit Égisthe de renoncer à ses criminels desseins', détourne Calypso de garder plus longtemps Ulysse, prémunit ce héros contre la magie de Circé, assiste Héraclès combattant Cerbère. Telle de ses missions est un service obligé dont il se plaint comme étant des plus rebutants. Le ῥάβδος, verge magique qui endort les mortels et les éveille, les sandales d'or avec lesquelles, sans avoir d'ailes, il parcourt rapidement le ciel, la terre et les mers, sont ses attributs distinctifs. D'ailleurs ce dieu serviable et généreux a pris un caractère nouveau d'habileté subtile et rusée. Non seulement c'est de lui que tel serviteur apprécié de ses maîtres tiendra ses qualités industrieuses, mais il a donné au grand père d'Ulysse le don de tromper et d'en imposer par des serments. C'est lui qui, dans la poésie hésiodique, parfera la personnalité de Pandore ébauchée par Héphaistos et Athénè, en la dotant de l'effronterie naïve et du mensonge séducteur. Le bienfaiteur des mortels a acquis une impudence spirituelle qui, révélée par sa répartie à Apollon, lorsqu'ils voient Arès saisi près d'Aphrodite dans les filets d'Héphaistos, met tout l'Olympe en gaieté. Trait conforme du reste à ce que nous savons de ses origines naturalistes. Agile et vigoureux, il est donc aussi un dieu plaisant, à la langue affilée. D'autre part, est-il, dès le temps de l'Odyssée, conducteur des âmes, chargé de mener à l'Hadès les victimes d'Ulysse ? Question qui dépend de celle de savoir si, comme Aristarque l'a dit, le début du chant XXIV n'a pas été postérieurement ajouté.

  3. Hermès des temps homériques à l'époque des tragiques

    Ce n'est pas dans les poèmes homériques, mais seulement dans la théogonie hésiodique, qui classe et systématise les fonctions divines, qu'Hermès, d'abord envoyé extraordinaire de Zeus, est devenu héraut régulier de l'assemblée des dieux, et comme préposé au protocole olympien. C'est cette seconde physionomie du dieu que, pendant longtemps, peintres et sculpteurs reproduiront avec une prédilection marquée. Les poètes l'envisageront plutôt comme messager et le doteront de tous les dons qui conviennent à un dieu placé près des autres dans une situation secondaire, auxiliaire de leurs diverses puissances, prêtant à des services accessoires une activité ingénieuse et empressée. Même Aristophane se moquera plus tard, avec une mauvaise foi plaisante, de ces aptitudes et fonctions si diverses qui s'entrecroisent et se combinent, sauf à se contredire parfois. Le lyrique Alcée a métamorphosé Hermès en échanson de l'Olympe, mais n'a été suivi que par Sapphô. La fantaisie poétique paraît avoir varié et nuancé la personnalité d'Hermès suivant ses caprices, surtout entre le temps d'Hésiode et celui d'Eschyle. Cette liberté est très manifeste chez ce dernier, qui fait du dieu le patron des hérauts, puis le protecteur d'Oreste qu'Apollon lui confie, au nom de Zeus, père des suppliants, pour mener le malheureux à Athènes, terme de ses douleurs, et qui cependant, dans le Prométhée, lui a donné un rôle et un caractère tout opposés : coureur et valet de Zeus, en insultant et en menaçant le Titan vaincu, il reflète les sentiments actuels du nouveau tyran de l'Olympe. D'une manière générale, les poètes semblent l'avoir toujours vu jeune et gracieux, tel qu'un fils de prince, à l'âge où un duvet nouveau voile à peine les joues.

    Ce n'est plus aux poètes, mais à la sculpture et surtout à la peinture qu'il faut nous adresser pour voir se dessiner le type du héraut, appariteur des Olympiens. Les vases à figures noires et la plastique archaïque nous donnent l'idée de cette conception artistique d'Hermès. II n'arrive pas fréquemment que le dieu figure pour son compte propre et à son rang parmi les autres dieux du ciel. Cependant cela se rencontre dès le VIe siècle sur le vase Sophilos et le vase François. Sur le premier il précède Hestia, Déméter, Léto, Poseidon, Amphitrite ; sur le second c'est Iris qui, le caducée en mains, amène Pélée à Thétis ; Hermès, avec Maia, est sur le sixième char, précédé de cinq autres couples divins : Zeus-Héra, Amphitrite-Poseidon, etc. On peut croire qu'il est le compagnon et non l'assistant des dieux sur d'autres vases encore et peut-être aussi dans la frise du Parthénon où Phidias l'a figuré parmi la procession des divinités Dans ces cas, il est assez souvent près d'Athénè. D'une manière générale, c'est avec elle (ainsi qu'avec Apollon) qu'il est le plus souvent représenté, soit qu'il assiste à sa naissance ou qu'il escorte son char, ou que tous deux soient témoins de quelque scène divine ou héroïque. Et, comme il n'est pas de mythe connu, ni de scène figurée qui les unissent en aucune action spéciale, on peut croire que les peintres les ont groupés simplement d'après l'affinité de leur tempérament intellectuel. Il leur aura semblé que la patronne et l'amie d'Ulysse devait aimer la société d'Hermès. Sur une curieuse amphore attique ils marchent tous deux rapidement sur la mer. Il est tout à fait rare qu'un rôle proprement personnel soit dévolu à Hermès, bien qu'on le voie combattant les Titans avec d'autres dieux, tenant au cou par une corde une des têtes de Cerbère furieux, et, plus tard, protégeant Héra contre l'assaut de quatre Silènes.

    Plus tard aussi on le verra très fréquemment, par un contre-sens sur le mot homérique Ἀργειφόντης, terrasser cet Argus dont les yeux multiples surveillent Io. Mais cette scène ne se rencontre guère dès les vases à figures noires. Les peintres de cette époque ont surtout aimé à faire d'Hermès l'assistant respectueux de scènes où Zeus tient la foudre et Apollon la cithare, où Dionysos est avec Ariane, où soit ces dieux, soit Poseidon, soit Déméter montent en char. Il est alors, caducée en mains, devant les chevaux prêts à partir ou, si la place manque, sur le côté derrière eux.


    Fréquemment il escorte Dionysos, qui souvent a déjà autour de lui des Ménades. On le voit avec Hélios, avec Apollon et Artémis tuant Tityos. Un des services qu'il rend le plus souvent, c'est de mener, sur l'ordre de Zeus, les trois déesses au jugement de Pâris. Tantôt il les précède à grands pas, tantôt il les assiste devant le berger de l'Ida, qui parfois a l'air de fuir devant lui avec effroi.
    Quelques monuments nous le présentent conduisant une file de divinités féminines, par exemple un ex-voto athénien en relief du VIie siècle, où les Charites s'avancent d'un pas dansant derrière lui. Sur un curieux et remarquable bas-relief, trouvé dans l'île de Thasos et qui date au moins du premier tiers du Ve siècle, il les amène à Apollon. Sur des peintures de vases ce sont des Muses, des Heures ou des Ménades dont il mène la théorie. II assiste aux exploits des héros sans y prendre part et plutôt pour signifier que les Olympiens, dont il est délégué, ont les regards sur eux. Sur différents vases, dont l'un très ancien, il est présent à la poursuite de Troilos par Achille et à leur combat. Sur un vase ionien, il est derrière Thésée combattant le Minotaure, ailleurs près d'un héros qui part, près de Perseus, etc. Mais c'est Héraclès surtout dont il contemple les travaux. Est-ce parce que dès les temps anciens ils étaient adorés l'un et l'autre en Arcadie et y avaient, un sanctuaire commun ? C'est peut-être simplement parce qu'Héraclès est de tous les héros le plus souvent représenté. Parfois il est simplement près de lui avec quelques autres dieux dont Athénè est presque toujours, escortant le char de l'un d'eux.


    Avec Athénè, il lui rend visite ; il marelle devant lui en jouant de la cithare ; il le regarde prendre une douche sous une fontaine, le présente solennellement à Poseidon, le mène chez Hadès ou bien lui fait les honneurs de l'Olympe, où le char d'Athénè le conduit, et assiste à son apothéose :

    Enfin, et ce sont les scènes les plus fréquentes, il l'assiste de sa présence lorsqu'il emporte les Kercopes ou combat le Centaure qui enlève Déjanire, Pholos, le sanglier d'Erymanthe, le lion de Némée, le taureau de Crète, Cerbère, Antée, Achéloos, etc. Un motif rare à cette époque est celui où le dieu porte, à travers les airs, le héros encore tout jeune enfant à Chiron. Nous avons là une des premières mises en oeuvre d'une donnée artistique quï sera souvent et magnifiquement traitée : Hermès, πομπός, conducteur d'enfants-dieux ou de petits héros qu'il porte ou transmet à ceux ou celles qui prendront soin de leur jeune tige. Cette tradition est connue de Sophocle, car son Oedipe a pu être remis nouveau-né à Hermès par une des nymphes héliconiennes au milieu desquelles il s'ébat. Mais les monuments montrent qu'elle est très antérieure à lui.

  4. Physionomie, costume, attributs premiers d'Hermès. Le caducée

    Dans toutes ces représentations des premiers âges, sculptures ou peintures, isolé ou groupé avec d'autres dieux et héros, Hermès a sensiblement le même aspect : le trait commun et caractéristique est la barbe en pointe. Dans la plastique, on la trouve par exemple en même temps que les cheveux relevés en crobyle, sur le bel Hermès du vase archaïsant de Sosibios. Les cheveux fortement massés sont, dans les figures les plus archaïques, réunis en une natte ou tombent à pat sur la nuque en rejetant deux boucles ou mèches devant les oreilles ; parfois ils sont enserrés d'une bandelette. Le plus souvent, comme ancien pâtre, il est coiffé de la κυνέη, haut bonnet en feutre ; étant d'ailleurs devenu de bonne heure un dieu voyageur, il a aussi le pétase aux larges bords préservateurs. Il semble même que ces deux formes soient réunies en combinaisons singulières où la coiffure avec un fond élevé a une sorte de large visière qui avance, forme qui déconcerte les yeux modernes.
    Hermès a ainsi un aspect d'homme mûr, assez rébarbatif, auquel il ne faudrait pas se méprendre. C'est par gaucherie que les peintres lui ont façonné cette coiffure à formes si variées dans l'étrange. Il n'y a guère qu'une peinture de vase figurant le dieu imberbe avant le temps des figures rouges, et, dans cette période même, on le verra encore souvent barbu. Sauf pour les Ioniens qui paraissent avoir de préférence représenté sans barbe des dieux comme Hermès et des héros comme Hercule, c'était, avant le Ve siècle, une convention qu'aucun dieu ne fût représenté imberbe. C'est pourquoi, à un regard sommaire, les artistes paraissent lui avoir refusé l'air de jeunesse avec lequel l'entrevoyaient les poètes. Mais, à le bien regarder, non seulement sur le relief de Thasos, mais même dans les peintures noires et archaïques, le dieu a la maigreur, la tournure alerte et dégagée d'un être encore jeune. Un chiton, très orné selon l'usage dans les temps anciens, enserre ses formes sveltes.

    Un manteau à longues pointes qui tombent comme des manches ou une chlamyde primitivement constellée de petits dessins, puis plus simple, est agrafée sur ses épaules. Une seule peinture noire le présente nu. Il est toujours chaussé de brodequins avec un ample retroussis antérieur qu'on a eu tort de prendre pour une aile stylisée.

    L'attribut inséparable et absolument personnel du dieu est celui qu'il tient à la main et qui a été successivement appelé ῥάβδος et κηρύκειον en grec, virga et caduceum en latin. Il serait d'ailleurs inconcevable qu'un dieu comme Hermès n'eût pas une verge ou un bâton de main, d'une ou d'autre forme. D'abord il a été pâtre, et, quoique aucun monument connu ne le présente avec le λαγωβόλον proprement dit, cependant un bâton court et élargi de quelque manière par en haut convient au souvenir de cette ancienne condition.
    Dans la poésie homérique il a non pas le σκῆπτρον des hérauts et des rois, mais toujours la baguette, comme la magicienne Circé. Le poète se la figure en or, pour en caractériser la vertu surnaturelle : elle endort, éveille, fait rêver les vivants, puis charme, attire et conduit les âmes des morts. Il est rare, d'ailleurs, que les peintres qui les premiers ont figuré les conceptions homériques l'aient représentée comme une simple verge fine et lisse. Bien que cela se rencontre et surtout entre les mains du Psychopompe, comme on le verra plus loin, on trouve beaucoup plus fréquemment une tige compliquée (à l'extrémité que la main ne tient pas) de bifurcations recourbées et recroisées sur elles-mêmes, de façons assez diverse. Soit que ces complications paraissent fournies par les éléments de la tige même ou par des pièces surajoutées, elles semblent être, comme l'appendice stylisé de la chaussure, une façon figurée de signifier les vertus spéciales de ces objets ; la poésie les exprimait à sa manière en les disant faits d'or.

    La forme à laquelle, après tâtonnements, on s'est arrêté est une tige surmontée d'un 8 ouvert par en haut ou de deux cercles, le premier fermé, le second ouvert. Les pâtres grecs ont pu trouver naturellement cette forme en contournant des scions laissés au bout d'une branche. Les peintres ont pu de leur côté l'observer sur des objets étrangers que leur signalaient ou leur apportaient des voyageurs tels que les Phéniciens. Parmi les emblèmes orientaux aujourd'hui connus qui avaient cette forme (mentionnée pour la première fois dans l'Hymne homérique à Hermès), signalons l'enlacement, au-dessus d'un pied élargi, de deux rameaux ou cotylédons, reste et réduction de l'arbre sacré de Phénicie ; la crosse des prêtres hébreux et égyptiens ; le pieu à bandelette ou la dégénérescence d'un globe ailé sur un fût conique ; les caducées véritables sur une stèle d'Hadrumète d'origine punique et ancienne et des formes analogues sur des reliefs hittites qu'ont pu connaitre des Grecs d'Asie Mineure ; enfin les masses d'armes stylisées sur des cylindres de Mésopotamie. Remarquons qu'un globe surmonté d'un croissant définit aussi le caducée commun. Or c'était là justement le symbole ou de Baal ou plus probablement de l'Astartè lunaire. Sans qu'il soit besoin d'imaginer une affinité originaire des deux divinités, il suffit que des Grecs de Cyrénaïque ou de Samos aient fait connaître à leurs compatriotes ces dessins semblables aux complications naissantes du bâton magique d'Hermès, pour que ceux-ci, tout à fait indifférents au contresens mythique, se les soient appropriés.



    Le caducée ne porte pas en lui un sens spécial ; il prend tous ceux dont la personnalité d'Hermès est revêtue. Ce dieu devenant, avec Hésiode, un héraut des dieux, son attribut devient celui des personnages divins ou mortels qui remplissent ces fonctions. Hérodote et Thucydide nous apprennent que les parlementaires s'en munissaient dans leurs missions. Sur un vase du Ve siècle, Talthybios, qui mène Briséis, a un caducée d'une forme complétée et régularisée. C'est parce que les peintres ont aimé surtout présenter Hermès comme héraut et maître des cérémonies de l'Olympe, qu'il est devenu dieu-patron de la corporation que le caducée nous semble en être l'insigne. Au reste, bien que diverses formes divergentes se rencontrent à côté de la plus typique, on ne voit pas qu'il y ait une attribution spéciale de l'une ou l'autre forme à telle ou telle fonction. Cependant, quand on a voulu manifester en Hermès le caractère spécial de charmeur du sommeil et de la mort, il est arrivé qu'outre le caducée banalisé, on lui a remis en plus, dans l'autre main, la simple baguette magique. Quelquefois, il tient une fleur de lotus et des bandelettes pendent de son caducée en signe de supplication. Le plus souvent il l'appuie presque sur l'avant-bras, l'extrémité de la tige étant entre ses doigts et l'entrelacement supérieur vers le coude ou la saignée du bras. Mais il le brandit aussi comme une arme, le porte sur l'épaule, le tient par le milieu, l'élève horizontal au-dessus de sa tête ou le plante en terre devant lui, etc. Parfois le caducée est simplement dans le champ près du dieu comme marque d'identité.

    Ce qui a dû faire la prodigieuse fortune de cet insigne, c'est l'oubli même où on était de son origine et le mystère de sa signification. De là aussi une transformation dont on aperçoit quelques traces dès le Ve siècle. Le croisement des parties recourbées devient l'enlacement de deux serpents, dont les queues coïncident, dont les corps décrivent un S, dont les têtes se regardent. La métamorphose a, pu se faire par simple développement du motif ornemental. Toutefois il est probable qu'une fois encore les Grecs ont emprunté un emblème oriental sans en approfondir la signification. Sur le même bandeau carthaginois qui nous a présenté le caducée classique, un serpent se tord autour d'un cippe. Ce reptile était le symbole spécial du dieu-fils des Phéniciens. De plus, sur un objet chaldéen datant de trente siècles environ avant notre ère, on trouve deux serpents enlacés figurant les lignes mêmes du caducée-type. II est probable que des objets ainsi ornés étant parvenus dans le monde grec, les artistes en ont pris l'idée du caducée serpentin, qui se trouvait du reste symboliser la vie et l'action infra-terrestre du dieu.

  5. Autres types premiers d'Hermès

    A. L'enfant au berceau

    S'il est un dieu avec lequel ait librement joué l'imagination amusée des Grecs, c'est le serviable et subtil Hermès. Dès avant le VIe siècle, en même temps qu'ils le plaçaient attentif et sérieux près des grandes scènes héroïques et divines, pour mieux marquer sa primitive passion du bétail ils en faisaient un voleur de boeufs, et cela les menait presque aussitôt à lui donner les traits d'un jeune enfant égoïste et espiègle. Le vol des boeufs était en ce temps un des griefs que se donnaient le plus volontiers les uns aux autres les maîtres de domaines voisins. Achille en parle dans Homère comme d'une chose courante. Dans la légende, les boeufs d'Hélios sont pris par les compagnons d'Ulysse, par Alcyoneus, peut-être par Géryon, à qui, en tout cas, Héraclès reprend son troupeau. De même la poésie hésiodique avait déjà chanté le vol des boeufs d'Apollon par Hermès pâtre. Une ode d'Alcée et une hydrie ionienne à peu près contemporaines l'une de l'autre, ont fait du pâtre voleur un tout petit enfant si, comme tout le fait croire, c'est bien le petit Hermès qui, près d'une grotte couverte de broussailles, où cinq boeufs en raccourci sont cachés, dort sur un petit lit, pendant que l'entourage discute avec animation le fait inexpliqué.


    L'Hymne homérique II, plus récent, selon Voss, que l'ode d'Alcée, fait aussi d'Hermès-voleur un enfant nouveau-né qui saute de son berceau arcadien, parvient le soir même en Piérie, à l'étable des boeufs des immortels, en emmène cinquante en les faisant marcher à reculons, et, dérobant lui-même sa propre trace, arrive au matin près de l'Alphée où il en immole deux, non pour en manger, malgré son envie, mais pour jouir de ce sacrifice qu'il s'est apprêté lui-même. Apollon, après une enquête assez difficile, découvre le voleur qui nie effrontément le cas, puis l'emporte devant Zeus, dans l'Olympe, où le coupable renouvelle ses dénégations et ses mensonges. Zeus en sourit sans en être dupe. Il ordonne que la cachette des boeufs soit découverte par Hermès, qui obéit et se réconcilie avec son frère.

    Il y a bien d'autres éléments dans ce long hymne, ancien pour le fond, assez tardif quant à la forme (très altérée) sous laquelle il nous est parvenu. Retenons-en, pour le sujet qui nous occupe, l'allusion à l'opposition qu'aura rencontrée chez quelque peuple achéen ce dieu nouveau venu, frère inférieur et désavoué : rien de plus significatif que le petit discours de l'enfant à sa mère Maïa, pour déclarer qu'il n'entend pas vivre à l'écart des joies de l'Olympe, dans un antre obscur, et qu'il aimerait mieux se faire chef de brigands. La réconciliation qui suit, avec Apollon, fournit d'autres apports à la légende qui se complique de plus en plus : par exemple l'invention de la lyre, fabriquée par Hermès avec l'écaille d'une tortue et le don qu'il en fait libéralement à son frère pour sceller leur amitié.

    Apollon lui donne en échange la copropriété des boeufs, un fouet, et, sans aller jusqu'à lui concéder son don prophétique, lui apprend où sont de vieilles sorcières vierges, les Thries, ses initiatrices dans l'art divinatoire, qui enseigneront à Hermès quelques secrets futurs grâce auxquels il passera pour prophète aux yeux des mortels. Le poète inconnu de cet hymne surchargé de matière a voulu régler à la fois la question de la reconnaissance officielle d'Hermès, enfant clandestin de Zeus qu'Apollon fera participer aux honneurs de l'Olympe, et celle de l'invention de la lyre attribuée tantôt à l'un, tantôt à l'autre dieu. Nous recueillons vaguement les traditions d'une lutte entre les deux fils de Zeus au sujet de cet instrument, lutte décrite surtout par des peintures de vase, mais qui faisait aussi le sujet de statues aujourd'hui perdues. L'un et l'autre étaient d'ailleurs dieux des bergers, donc concurrents. L'hymne est une décision arbitrale d'après laquelle Apollon, vrai maître des troupeaux, n'a pas inventé la lyre, mais l'a légitimement obtenue dans un fraternel règlement de comptes.


    Le caractère de dieu malin et rusé, si fortement marqué dans cette poésie, a certainement des origines anciennes et tient sans doute aux moeurs mêmes des bergers d'où est sortie toute la fable primitive d'Hermès. On le retrouve dans une autre aventure, plus rare, dont l'antiquité est attestée par une coupe attique du VIe siècle : c'est le rapt du chien d'or de Zeus, volé par Pandareus qui va le cacher chez Tantale ; le roi des dieux le fait chercher en tous lieux et il est enfin retrouvé par les deux zélés serviteurs de l'Olympe, Hermès et Iris Cette curieuse anecdote nous découvre le caractère complexe du messager officiel des dieux : capable lui-même de toutes les fourberies, il saura mieux que personne découvrir celles des autres. C'est un Ulysse divinisé qui peut, suivant les circonstances, tromper tout le monde ou rendre les plus grands services. Ajoutons que le type d'Hermès enfant ne sera pas perdu et se conservera longtemps encore dans l'art.

    B. Hermès criophore

    Le type originaire et pastoral est moins souvent mis en oeuvre par l'art archaïque que celui de l'appariteur des dieux, protecteur des héros ; on le retrouve néanmoins dans un Hermès à la syrinx qu'offre un bronze archaïque et il donne lieu, aux environs des guerres Médiques, à une nouvelle idée artistique, celle d'Hermès criophore ou porte-bélier. Nous ignorons comment Hermès a été, en 490, représenté en bronze sur l'Agora d'Athènes. Mais nous savons qu'Onatas l'avait sculpté pour le compte d'une ville d'Arcadie, portant un bélier « sous l'aisselle ». Pausanias nous dit de plus en quel costume : bonnet de pâtre en pointe, chiton et chlamyde. Il est naturel que l'idée d'une telle représentation ait été proposée aux Arcadiens. On voyait déjà Hermès parmi ses moutons : il en a pris un négligemment sous son bras. On voit les Ménades faire de même avec leurs animaux familiers [MAENADES]. D'ailleurs on plaçait, avec un sens moins réaliste, il est vrai, Hermès sur un bouc ou un bélier ; on lui faisait porter à la main une tête de bélier que parfois il semblait brandir dans sa course, et les coroplastes du Ve siècle le figuraient debout, posant tranquillement sa main sur la tête d'un grand bélier placé derrière lui. On croit retrouver l'imitation d'Onatas dans d'exquises terres cuites de Thespies et de Tanagra qui sont du même temps. A la vérité le bélier y est tenu non pas ὑπὸ τῇ μασχάλῃ, sous l'aisselle, mais ἐν ἀγχάλη, sur l'avant-bras d'Hermès. Un peintre de vases du premier tiers du Ve siècle, qui a associé Hermès aux autres dieux assistant à une scène céleste, lui a mis aussi le bélier ἐν ἀγχάλαις, devant la poitrine, de façon qu'il en a les deux bras chargés. Ici l'animal n'est ni la victime d'un sacrificateur, ni l'ouaille d'un berger. C'est, en surplus du caducée, la marque propre du dieu, comme un poisson est celle d'Amphitrite ou de Poseidon.


    A peu près à la même époque, Calamis faisait pour la ville béotienne de Tanagra un Hermès qui portait le bélier « sur les épaules », comme le Moschophore d'Athènes et comme de nombreux Silènes criophores. Il est difficile de dire si ce type est d'importation étrangère. Il est vrai qu'on le trouve sur nombre de monuments phéniciens, notamment en Sardaigne et la Béotie, comme peut-être aussi l'Arcadie, était rattachée par ses origines à la civilisation phénicienne. Mais le type du porte-brebis est aussi la reproduction d'un fait commun de la vie des bergers qui s'offrait naturellement aux artistes grecs.

    C'est ainsi qu'à Tanagra, le plus beau des éphèbes, portant une brebis sur ses épaules, courait autour des murailles de la ville les jours de fête d'Hermès, pour rappeler que le dieu lui-même avait, lors d'une peste, détourné le fléau, en portant un bélier à l'entour des murs. Avant Calamis même, nous trouvons le motif sur une coupe de la fin du VIe siècle qui représente Hermès courant, les épaules chargées du bélier. Quant à la statue de Calamis, l'impression peut nous en être donnée par le bas-relief d'un autel attique, tardif sans doute, mais archaïsant ou par une statuette de marbre de la collection Pembroke. Hermès est barbu sur l'une et l'autre, comme sur un autre petit bronze très ancien. On conjecture pourtant, d'après la légende de l'éphèbe coureur et d'après une série de monnaies tanagréennes que Cala mis l'avait fait imberbe et jeune. Et, en effet, un petit bronze ancien et diverses terres cuites de Tanagra l'offrent sous cet aspect, Il est possible que, comme pour Hercule [HERCULES], le courant ionien ait propagé de préférence un type d'Hermès imberbe, et nous en saisissons une autre preuve sur une curieuse peinture céramique, de style ionien, où figure Hermès imberbe, conduisant les trois déesses devant Pâris.

    Sous ces divers aspects, le dieu au bélier sera en grande faveur pendant deux siècles environ, mais dès le IIIe siècle on ne verra plus guère d'Hermès criophores originaux ou, si on en trouve comme la statuette de Damala, ils se rattachent plus encore à une formule d'art nouvelle qu'à la conception du dieu des moutons et des boucs.

    C. Hermès psychopompe et chthonien

    Le seul passage des poèmes vraiment homériques où Hermès conduise les âmes des morts dans les sombres routes étant le début du chant XXIVe de l'Odyssée, qui paraît à tous les bons juges depuis Aristarque un appendice très postérieur au poème, il est difficile de déterminer l'époque où, entre Hésiode et Eschyle, ce caractère a été attribué au dieu. Comme ἐριούνης, il prêtait déjà son assistance aux héros tels qu'Héraclès qui bravaient les difficultés d'une descente aux enfers ; comme ὀδίτης, πομπός, ἡγεμόνιος, il précédait et conduisait ses protégés par les chemins terrestres ; il est naturel qu'il en soit venu à les escorter aussi par les pentes souterraines qui mènent à l'Hadès et qu'il soit enfin le conducteur des morts. L'alliance du mot χθόνιος avec les mots κῆρυξ, σωτήρ, πομπαῖος, affectionnée par les tragiques, indique que les choses ont pu s'enchaîner de la sorte. Et, par ailleurs, représentant la fécondité terrestre, associé à Déméter autrement dite Gê, la Terre, Hermès était prédestiné à devenir un agent des puissances d'en bas. Car, dans l'évolution des croyances grecques, on voit les dieux de la Terre et des productions qui en sortent se transformer en dieux de dessous terre, les chthoniens en catachthoniens. Non seulement nous savons qu'un des dieux de Samothrace, Καδμῖλος ou Κασμῖλος, le servant des cérémonies sacrées, était considéré comme le même qu'Hermès, mais une abondante série de reliefs nous montre à côté de la Mère des dieux, Γῆ μήτηρ, un petit dieu à caducée jouant le rôle de serviteur. A la vérité, le texte et les monuments qui nous livrent ces renseignements sont du Ve et du IIIe siècle, mais ils peuvent se référer à des croyances bien antérieures. Dans le sanctuaire des Érinnyes à Athènes, près de l'Aréopage, se trouvait, avec les statues de Pluton et de Gè, celle d'Hermès. Une ancienne inscription d'Éleusis nomme les dieux auxquels doivent sacrifier les initiés des mystères : Γῆ y est nommée la première, Hermès le second, et la victime prescrite pour lui est une chèvre. Il est encore à deux reprises réuni en une même formule de prière avec Γῆ chez Eschyle (où la préoccupation d'Hermès apparait plus fréquemment que dans aucun autre poète, peut-être par ce qu'il était d'Èleusis et fervent initié des Mystères). C'est encore chez Eschyle que se rencontre pour la première fois l'épithète χθόνιος, infernal,qui sera désormais une des plus fréquentes désignations du dieu. Des personnages d'Aristophane fausseront exprès l'interprétation d'un passage pour lui reprocher cette innovation. Eschyle fait même du dieu, par extension poétique, non seulement le conducteur et le guide, mais le roi des morts. Le chemin parcouru est grand depuis le XIe chant de l'Odyssée, où Hermès était nommé, mais ne jouait aucun rôle. Même dans la scène de la mort des prétendants il semblait ne conduire les âmes que comme porteur d'une baguette toujours obéie d'enchanteur ou d'endormeur, et dans l'Hymne à Déméter, en réclamant Perséphone à Pluton, en conduisant le char qui la ramène, il ne faisait encore que porter un message et exécuter les ordres de Zeus.

    Le sentiment nouveau qui apparaît chez Eschyle est rendu par une peinture de vase, déjà du beau style, où le dieu préside à la montée de Perséphone qui sort de la terre, tandis que précédemment on le voyait seulement serviteur près de son char ou de celui de Triptolème. Sur un vase plus tardif encore, on le voit tendre les mains pour recevoir, des mains d'une déesse chthonienne à demi remontée des régions inférieures, Érichthonios, fils de la Terre et d'Héphaistos. La psychostasie ou pesée des âmes lui est confiée par Zeus lui-même. Mais on n'est pas sûr que ce soit lui à qui un peintre de figures noires a ajouté deux grandes ailes antérieures pour symboliser son pouvoir sur les âmes dégagées des corps.


    Au Ve siècle, les artistes semblent avoir choisi deux moments caractéristiques du rôle joué par Hermès sur les routes d'en bas. Tantôt il assiste à la déposition au tombeau, prêt à emmener l'âme. C'est ce qu'on voit sur un vase où il est barbu à l'ancienne manière et sur un autre où, imberbe et gracieux, près d'une stèle fleurie, il regarde les génies ailés qui donnent des soins au mort. D'autres fois il est au point d'arrivée, près du Styx, et montre la barque et le nocher au défunt qu'il prend doucement par la main. Quelquefois il fait simplement signe à l'âme hésitante de se rassurer et de venir. Telles sont les scènes peintes sur les lécythes d'Athènes destinés à être déposés dans les tombes.

    Une curieuse et rare composition le montre rassemblant les Kères qui s'envolent du pithos de Pandore, comme des εἴδωλα funéraires ; outre le caducée, il tient sa baguette d'enchanteur. Euripide dans son Alceste, où paraît avec Apollon le génie de la Mort sous sa forme la plus menaçante, n'a pas introduit Hermès. Les artistes, au contraire, n'y ont pas manqué, dès le VIe siècle.

    A la fin du Ve siècle ils lui donneront place aussi très naturellement dans la représentation d'Eurydice, forcée de quitter Orphée après la faute qui la rend à Hadès. Le Musée de Naples et le Louvre possèdent des copies romaines, mais exactes, de bas-reliefs exquis où Eurydice posant encore la main sur l'épaule d'Orphée est prise déjà au poignet par Hermès qui, d'un geste délicat, accomplit indulgemment sa mission nécessaire. Ainsi peu à peu les artistes après les poètes auront établi le type d'Hermès, non plus simple instrument d'une volonté supérieure, mais doucement consolateur, réconciliant les mortels avec l'idée de la mort, πεισιθάνατος comme ce philosophe humain dont parle Diogène Laerce.

    Nous retrouverons plus tard dans l'art et, sauf chez les Romains qui ne l'ont pas compris, nous apercevons dans les documents épigraphiques cet Hermès des morts. Une série d'inscriptions thessaliennes dédient des ex-voto à Hermès chthonien. Une inscription grecque de Naples fait allusion à sa fonction en l'appelant envoyé de Perséphone. Plutarque le regarde spécialement comme agent de Déméter qui procure les morts rapides, et non de sa fille qui préside aux fins lentes. Quant à sa fonction de dieu du sommeil, sans apparaître au premier plan, elle ne sera jamais oubliée. Elle a précédé celle de dieu mortuaire et contribué à faire penser que la mort à laquelle il mène les hommes a la douceur d'un long repos.

  6. Hermès à l'époque classique (Ve et IVe siècles)

    Le type mythologique d'Hermès paraît avoir été en très grande faveur dans la Grèce à partir du VIe siècle. Ses images sont plus multipliées que celles d'aucun autre dieu (sauf Athénè) sur les vases peints' à figures noires. Malgré cette multiplicité qui continue dans les peintures rouges de style sévère et de beau style, le personnage divin demeure à peu près fixé dans les mêrnes rôles et mêlé aux mêmes scènes, mais le costume, l'extérieur de l'Hermès sévère et barbu reçoivent graduellement des changements notables, dus à une conception nouvelle de la beauté des dieux. La barbe en pointe passe dans les figures rouges, mais elle y est de moins en moins fréquente. Nous l'avons retrouvée aussi sur les lécythes blancs classiques. Le type imberbe, connu dès le VIe siècle et sans doute ionien d'origine, est adopté généralement comme un moyen de donner au dieu l'aspect jeune sous lequel le voyaient les poètes. La coiffure, qui est le plus ordinairement le pétase du voyageur suspendu derrière la nuque quand il n'ombrage pas gracieusement la tête, est souvent pourvue de deux ailettes. La chlamyde, plus courte, permet déjà de suivre les mouvements du corps, plus variés et mieux marqués. Les chaussures, en outre de leur pièce antérieure (qui finira par disparaître), ont deux petites ailes qui deviennent beaucoup moins rares que dans les figures noires.

    De ce dieu rajeuni et rayonnant nous avons un très bel exemple dans un Hermès prenant les ordres de Zeus sur une peinture du milieu du Ve siècle, et dans un autre escorté d'un Silène, que nous montre une amphore de Berlin à figures rouges de style sévère.

    Sur une autre peinture où il est barbu et où il a encore affaire aux Silènes, mais pour aider Héraclès à défendre Héra de leurs insolences, apparaît un caractère qui se développera plus tard : c'est par la persuasion qu'il semble tenter d'écarter les assaillants : il a un geste bien observé de beau discoureur. Aussi bien divers traits caractéristiques, que ne pouvait guère révéler l'art proprement dit ni la poésie sérieuse, dessinaient depuis quelque temps un Hermès plus semblable à l'enfant voleur qu'au serviteur des dieux et protecteur des héros. Ulysse dans une tragédie se recommande à Hermès artificieux, δολίος. C'est qu'en l'un comme en l'autre, les Grecs ont exprimé une des parties de leur tempérament national, la fécondité en ressources, l'esprit pratique, l'art de bien parler pour ses intérêts. Est-ce comme ayant une statue sur l'Agora ou comme représentant les qualités par lesquelles on y fait ses affaires qu'il est ἀγοραῖος, dieu du marché ? Quoi qu'il en soit, il est aussi ἐμπολαίος, acheteur et vendeur ; et c'est justement à ces traits que les Romains vont reconnaître en lui leur Mercurius. Il est encore στροφαῖος, ce qui peut vouloir dire ou celui qui sait se retourner ou celui qui est près des gonds (στροφεῖς) de la porte et qui la garde contre les voleurs mieux que personne. Nous avons déjà vu qu'une légende courait sur le chien en or volé à Zeus et qu'Hermès est chargé de retrouver comme plus apte que tout autre à dépister les voleurs. Cet ensemble de défauts et qualités agréait à la plupart des Athéniens, puisque la mutilation des Hermès phalliques qui peuplaient leurs rues avait le caractère d'un crime d'État et qu'Aristophane appelle le dieu σοφώτατος, φιλάνθρωπος, très savant et très ami des hommes, tout en lui faisant avouer que les voleurs sont ses clients. Platon, en se jouant, expose une conception hardie du dieu sophiste qu'il s'amuse à transformer en théoricien du langage. Nous voyons là quelle liberté l'imagination des Grecs prenait avec ce dieu. Elle ne l'offensait pas, se retrouvant en lui.


    D'ailleurs elle a vu aussi en Hermès le parfait éphèbe, formé par les exercices du corps, mince et musclé. Depuis Pindare, les poètes appelaient ce dieu ἀγωνίος et ἐναγωνίος, apte aux luttes et aux concours. Comme dieu de la vigueur masculine il avait eu de tout temps, enfermé dans la gaine phallique, sa place dans les palestres : protecteur des athlètes, il est devenu un jeune athlète lui-même, παλαιστρίτης. Les sculpteurs ont, les premiers, au temps de Périclès, mis en couvre cette conception en créant un Hermès tout à fait nu, tel qu'était l'éphèbe dans la palestre même, dont les exercices modelaient ses formes suivant les justes proportions. Si, comme l'a pensé Curtius, le bronze trouvé près d'Annecy reproduit bien les lignes générales de l'Hermès nu de Polyclète, nous avons là une image de l'idéal qu'on se faisait alors du dieu adolescent, solide et résolu, prêt à l'action, la main levée et entr'ouverte, énergique par la pose comme par les lignes bien arrêtées de son visage aux méplats maigres. Un demi-siècle plus tard, Praxitèle, ayant à faire pour Olympie un Hermès qui symbolise l'alliance éléo-arcadienne, emprunte le motif connu du dieu portant le petit Dionysos aux Nymphes qui prennent soin de sa jeunesse Il en fait aussi un jeune homme nu, mais plus aimable en sa nonchalance, souriant à la faiblesse et à l'enfance qu'il a mission de protéger. On sait que la statue même a été retrouvée en 1877 à sa place. Le dieu debout se repose. Il a jeté sa chlamyde sur un tronc d'arbre où il est accoudé, ayant l'enfant assis sur son avant-bras et tenant le caducée. Ses regards errent au loin, mais son autre main levée tient un objet qui attire les yeux et les mains avides de l'enfant. Il est remarquable que la figure la plus expressive de l'Hermès hellénique soit aussi la moins chargée d'attributs.

    Reproduite avec prédilection, c'est elle qu'on retrouve avec de légers changements dans l'adolescent semblable à un athlète auquel Antinoüs a prêté son nom. Lysippe, dont le groupe d'Hermès et Apollon a malheureusement été perdu pour nous, pouvait varier encore, renouveler même le type adolescent, non le porter à un plus haut degré de simplicité et de perfection. L'Hermès qui pose son pied sur une pierre pour se délasser ou attacher sa sandale, plus sûrement celui qui, assis sur un rocher, paraît sur le point de repartir après un instant de repos, sont de sa création. Seules, quelques répliques nous en donnent l'idée approximative : le type est simplement celui du messager voyageur, nu, très jeune et très alerte.

    Les peintres ont parcouru les mêmes étapes. Leurs Hermès prodigués dans des scènes où leur présence est faiblement justifiée, n'ont plus de chiton ; leur chlamyde, agrafée au cou, ne couvrant que les bras ou les épaules ou rejetée sur un seul bras, les dévêt presque complètement ; sur les peintures à plans étagés de la fin du Ve siècle, l'attitude du pied posé sur une élévation revient très fréquemment : non seulement, quand le pied n'est pas nu, les sandales sont ailées, mais des ailes sont ajoutées au pétase, même s'il est suspendu à la nuque. Ces artistes sont embarrassés pour trouver des emplois nouveaux du dieu rajeuni. Pourtant ils en font un combattant qui, dans le grand combat des dieux contre les géants, ne reste pas en arrière et fait merveille à côté de ses compagnons de guerre.



    C'est plutôt dans les très belles oeuvres de sculpture que l'on trouve le type nouveau dans son véritable esprit qui a quelque chose d'adouci et presque de romanesque.

    Par exemple, vers le second tiers du IVe siècle, sur une base de colonne à Éphèse il est psychopompe et prend Alceste pour la ramener à la lumière avec un sentiment discrètement ému, une attitude qui exprime l'aspiration, l'ascension vers une région meilleure ; sur un vase de marbre sculpté, il sépare doucement une morte, Myrrhinè, de sa famille. Le souvenir de Praxitèle est encore direct dans une statue de défunt héroïsé trouvée à Andros, qui rappelle le porteur du petit Dionysos ; l'expression sérieuse du visage est la même, mais le léger sourire qui la tempérait a naturellement disparu. En toutes ces occasions, le serviteur vivace et ingénieux des vivants et des morts est devenu grave et méditatif. C'est la beauté dont l'ont empreint les sculpteurs qui lui a communiqué cette dignité intérieure dont il lui restera toujours quelque chose. Si Alexandre de Macédoine n'avait pris Hermès au sérieux, il n'aurait pas aimé à se présenter comme il faisait à ses amis, avec la chlamyde, le caducée, les ailes figurées aux endromides et à la coiffure.



  7. Hermès hellénistique et alexandrin

    Les poètes ni les artistes, à partir du IIIe siècle, ne développeront guère la conception mythologique d'Hermès. Le travail spontané de l'imagination populaire ne sera pas plus fécond. Pour elle, Hermès en est venu à représenter les menues chances de la vie courante, les heureux hasards, les trouvailles gratuites, de préférence le gain ingénieusement mérité. C'est ce que nous révèlent surtout des proverbes et locutions usuelles où figure le nom du dieu. Il est l'occasion inespérée, avec tout ce qu'elle a pour le peuple de mystérieux et d'indéterminé. Les esprits philosophiques et cultivés ne négligeront pas cet élément de mystère. Ce sont eux qui désormais raisonneront avec raffinement sur la nature de ce dieu si multiple. Par certains éléments mêlés dans sa complexité elle prêtait à être ainsi subtilisée, intellectualisée. Le dieu-pâtre était depuis longtemps chorège des Charites, Muses et Nymphes, père d'Ourania, selon les Pythagoriciens père de Pythagore qui reçoit de lui le don de mémoire éternelle. Il était assistant des sacrifices de Samothrace, sacrificateur lui-même, héraut du culte, faisant aux dieux des libations pour le compte des hommes. Ce rôle lui est échu soit comme dieu serviable, intermédiaire naturel entre les mortels et les dieux, soit parce que d'anciennes images le représentaient traînant un bouc ou un autre animal. Le vase de Sosibios, qui est des derniers temps de l'hellénisme, mais reproduit d'anciens modèles déjà archaïsants, le présente dans cette fonction sacrée. Par suite, on l'a cru inventeur des sacrifices, intercesseur des hommes auprès des dieux, possédant les secrets des rites efficaces. D'un autre côté, ayant été d'abord comme un simple agent d'un service funéraire, puis le charmeur de la mort, il en était devenu le dispensateur de la récompense aux justes ; il les mène désormais aux régions supérieures ; les Erinnyes se chargent des autres. Enfin on l'a vu tantôt éphèbe accompli, tantôt beau parleur, doué du geste et de la parole décisive. Un léger changement dans le mouvement du bras, dans la physionomie en fera, sans même déranger son attitude générale, l'orateur professionnel. C'est ce que montrera la statue de Cléomène, qui reproduit peut-être un type antérieur d'Hermès λογίος et y adapte adroitement le visage de quelque Romain précurseur ou émule de Cicéron.

    D'apparentes étymologies préparaient aussi le nouveau travail des esprits chercheurs sur l'essence d'Hermès. Depuis Platon, le verbe ἑρμηνεύειν, qui désigne l'interprétation de la pensée, le don d'expression, paraissait apparenté au nom du dieu. Une confusion cherchée et voulue avec un des dieux égyptiens fit le reste ou y aida beaucoup. Le Thoth à tête d'ibis, honoré à Hermopolis, mais venu peut-être de Phénicie, représentant l'invention de l'alphabet et la mesure du temps, était depuis longtemps connu en Grèce. On fut de plus en plus frappé des caractères qui lui sont communs avec Hermès, et, quand Alexandrie fut fondée, on se plut à mêler leurs attributs Ce dieu de l'ingéniosité était représenté avec une grande plume d'ibis au-dessus du front. Or, sur un groupe en bronze d'Antioche où Hermès lutteur terrasse un personnage inconnu, entre ses deux ailes, une plume est fixée au bandeau dont sa tête est ceinte.



    Il est vrai que cet appendice peut tout aussi bien être une partie de fleur de lotus, et la question a été curieusement discutée par les archéologues. Il suffit, pour établir l'identification voulue des deux divinités, que le même attribut caractéristique soit au front de l'un et de l'autre. C'est le cas, puisqu'un assez grand nombre de bronzes gréco-romains le prêtent à Hermès et que même on trouve le dieu accompagné d'un ibis. Que le bronze d'Antioche soit du temps des Séleucides ou de celui des Antonins, la donnée qu'il nous fournit est confirmée par Diodore de Sicile, qui voit en Hermès le compatriote et le compagnon apprécié d'Osiris. Dès lors il est considéré non plus comme un dieu simplement bien disant, mais comme le bienfaiteur intellectuel de l'humanité, Il a notamment trouvé pour elle : 1° la parole articulée, 2° le vocabulaire, 3° l'écriture, 4° l'astronomie, 5° la théorie de la gamme, 6° le culte et les rites, etc, en un mot toutes les méthodes et tous les arts, à l'exception de ce qui sert aux besoins usuels et à la vie courante. Il fut enfin l'Hermès Trismégiste. A côté de dieux qui représentaient la toute-puissance, la Grèce en cherchait un qui fût l'omniscience, elle l'avait trouvé.

    Une formule unique a rassemblé toutes ces notions : on a dit qu'Hermès était le Λόγος, la faculté raisonnable départie par les dieux à l'Homme seul entre les êtres vivants. C'est en cela qu'iI est l'envoyé de Zeus et là est son seul et véritable message. Non pas qu'on eût oublié les fonctions plus vulgaires qu'il a remplies jusque-là. Un stoïcien du Ier siècle les énumère toutes (au nombre de dix-sept) et les interprète toutes symboliquement comme des manifestations de la pensée raisonnable. Hermès est si bien l'incarnation de la pensée universelle que les chrétiens ne l'ont pas nié, et quand l'apologiste saint Justin tentera d'expliquer rationnellement aux païens la religion nouvelle, en vrai Grec il dira « Nous appelons Jésus-Christ le Λόγος : nous lui appliquons la dénomination que vous donnez à Hermès ».

II. A ROME ET EN ITALIE

Mercurius est un nom formé de la même racine que merx marchandise, merces salaire, mercari trafiquer, etc.

  1. Origines. Caractère proprement romain du dieu

    Cette étymologie transparente nous livre la seule notion claire et certaine que nous ayons de la première histoire du dieu à Rome : il était comme Pecunia, Aescularius, Argentinus, favorable ou contraire au gain des marchands. Il figure dans les premières listes que nous avons des douze grands dieux, mais nous savons qu'il était absent des Indigitamenta. Est-il néanmoins de création romaine, antérieur à tout apport hellénique ? C'est très probable, étant donnée l'habitude latine de faire des divinités avec des noms tirés des actes les plus ordinaires de la vie. Mais Rome à l'origine n'était nullement une cité commerçante : les progrès du dieu ont dû attendre ceux du négoce. Au début du Ve siècle, les uns et les autres étaient déjà très avancés au témoignage de Tite-Live : la Cité inaugurait un temple de Mercure ; Ies deux consuls se disputaient l'honneur d'en faire la dédicace [DEDICATIO], et de donner des statuts à l'association des marchands. Le Sénat chargeait d'avance celui qui remplirait ces deux offices de veiller aussi à l'approvisionnement de Rome en blé (annona). Nous voyons que vers la même époque cette denrée manquait et qu'on en faisait, pour parer à la disette, de grosses importations d'Étrurie et du sud de l'Italie, Il semble donc que le commerce du blé soit celui qui a donné de l'extension à la confrérie des marchands et développé l'importance de leur dieu. Les Romains ont pu croire que les conseils des livres sibyllins le leur recommandaient. Quant à l'influence de l'Étrurie, qui a donné à Rome beaucoup de ses institutions religieuses, pour ce qui concerne les tout premiers débuts de celle-ci, elle est possible, mais non pas historiquement prouvée. Mercurius a pu sortir directement, comme un rejeton naturel, d'une racine de la langue parlée par les peuples du Latium et on ne voit pas, chez les anciens Étrusques, de dieu semblable remontant aux premiers temps, bien que leur commerce ait de beaucoup précédé celui des Romains. Mais il est bien certain qu'ils ont eu connaissance, ne fût-ce que par les vases peints venus d'Attique, de l'Hermès grec si populaire au Ve siècle. Au courant ou à la fin de ce siècle, par des ἔμποροι, importateurs venant de Grèce, ils ont pu apprendre qu'entre autres attributions de ce dieu, celle d'ἐμπολαῖος, président des trafics, ressemblait fort à la notion du dieu romain de la vente et de l'achat. C'est eux sans doute qui, sans adopter spécialement pour eux-mêmes cette divinité d'Athènes, en ont transmis la connaissance à leurs voisins. C'était pour donner à ceux-ci une révérence plus grande du dieu analogue, qui leur était déjà familier. Quant à sa représentation figurée, il est incontestable qu'elle passe, par l'intermédiaire des Étrusques, de Grèce à Rome. C'est sur les monnaies que ce type emprunté s'est produit d'abord, comme c'est par le syndicat des marchands romains que le culte a été répandu et indéfiniment propagé.

    Parmi les confréries nombreuses qui s'occupaient spécialement des honneurs à rendre à un dieu, celle des Mercuriales était des plus anciennes et on suit leur trace en diverses villes très avant dans les temps de l'Empire. Celle de Rome était localisée non dans la ville primitive des quatre tribus, mais aux abords du Pomerium. Elle y constituait un de ces pagi presque urbains dont la nature quelque peu énigmatique a été élucidée par Mommsen [PAGOS]. Elle s'était attribué, près de la porte Capone, une source dont l'eau était considérée comme lustrale. Avec un rameau de laurier on en aspergeait les articles à vendre pour leur assurer, par l'intercession du dieu, des chances sérieuses de débit. Au demeurant, cette confrérie ne différait pas essentiel lement des collegia adonnés à d'autres cultes [COLLEGIUM, MERCATOR]. Les mêmes hommes étaient membres ou magistri des uns et des autres. Cicéron nous apprend que les Capitolini et les Mercuriales eurent à exclure en même temps un même personnage qui leur parut trop peu recommandable La confrérie de Rome servit de modèle à des collegia Mereurialium qui se multiplièrent dans presque toute l'Italie et hors d'Italie.

    Quant aux monnaies, l'aes grave du milieu du IVe siècle inaugure, pour nous, l'effigie de Mercure. Antérieurement à cette date, le caducée s'est présenté sur l'aes signatum, sans que cet emblème, qui a circulé de tout temps parmi les peuples antiques, y désignât nécessairement notre dieu. Le type que les magistrats monétaires empruntaient à la Grèce est celui que la peinture y représentait à la même date : un visage jeune et imberbe avec un pétase à bords peu développés, muni de deux petites ailes ; au revers une proue de navire. Il a pu pénétrer à Rome par le port d'Ostie qui recevait des vaisseaux de la Sicile et de la Grande Grèce, plus probablement par les Étrusques dont le commerce avec la Grèce propre était de longue date très actif.

    Les artistes d'Étrurie ont eu une prédilection toujours croissante pour le type de l'Hermès grec rajeuni qu'ils copiaient lourdement. Quantité de miroirs gravés le reproduisent avec la chlamyde qui découvre les formes, dans toutes les attitudes des peintures céramiques grecques à plusieurs plans, c'est-à-dire de la dernière période. Quelquefois il est accompagné de son nom Turms, où Ottfried Millier voit la transcription de Ἑρμῆς, où Gerhard hésite à reconnaitre soit ce mot, soit Terminus, que Deecke déclare n'être ni latin ni grec, mais purement étrusque. Mais ces monuments ne sont pas anciens et ne prouvent pas qu'Hermès soit devenu une des divinités familières de l'Étrurie.

    Les artistes étrusques paraissent avoir obéi, en multipliant ses images, à leur goût pour les choses d'art venant de Grèce, plutôt qu'à une pensée religieuse, soit qu'ils le représentent ressuscitant un des Cabires morts, soit qu'ils empruntent une scène où il est psychopompe, avec le surnom d'Aitas, ou bien où il apporte dans les balances les sorts d'Achille et de Memnon, ou encore où il présente les déesses à Pâris appelé Alixentrom ; sur ce dernier monument le dieu est aussi accompagné de son nom latin, écrit MIRQVRlOS. Cette forme altérée, substituée au nom plus habituel, semble plutôt prêtée par les Latins que fournie et suggérée à ce peuple, et dénote peut-être un travail spécialement fait par un étranger pour les Romains.

    L'art de l'Étrurie a sans doute approprié seulement à un dieu voisin, qui ne sortait pas de son propre Panthéon, un type figuré qui a fait fortune. Quant à Tages, en qui on a cherché à voir le prototype de Mercure, il n'a rien de commun avec lui ; il est l'ancêtre étrusque des haruspices. La tête d'Hermès grec des monnaies romaines y figure quelquefois accolée avec celle d'Héraclès en forme de Janus bifrons et ces Mercures à double tête rentrent dans l'idée primitive de Janus avec lequel ils se confondent originairement. Très souvent le revers porte une proue de navire, ce qui peut être une allusion au commerce par mer, mais n'est pas du tout spécial aux pièces à effigie de Mercure.

    Avant les poètes d'inspiration alexandrine ou hellénique du 1er siècle, les Romains, tout en acceptant le type extérieur importé de Grèce, n'avaient enrichi d'aucun élément étranger leur conception du dieu commercial. On le voit aux précautions que prend Plaute, avant de présenter dans l'Amphitryon un Mercure tout hellénistique. Il emploie quatorze vers du prologue à détailler la conception du dieu du lucre familière à son public, pour y rattacher habilement l'idée grecque du dieu messager, laquelle à son tour amène son plaisant message aux auditeurs. Deux vers marquent spécialement l'étonnement provoqué par l'aspect nouveau que la pièce va donner au dieu des trafiquants romains. Ce peuple pratique avait là une divinité conforme non pas à l'image ennoblie qu'il prétendait transmettre à la postérité, mais à sa ressemblance réelle, telle qu'il se l'avouait à lui-même aux moments où l'héroïsme n'était pas de mise. Mercure est le dieu de ces Romains soigneux du pécule qui élevaient leurs enfants avec des leçons de numération commerciale comme celle qu'Horace a décrite. De là son prodigieux développement dans le monde romain.

  2. Culte de Mercure à Rome

    L'ancien temple dédié en 495 est le seul sur lequel nous ayons des renseignements précis. A défaut des deux consuls récusés l'un et l'autre par le peuple, un centurion primipilaire remplit le rôle de pontife pour cette cérémonie. Ce temple était sur les dernières pentes de l'Aventin, faisant face au Circus maximus. Il était circulaire, comme ceux de Vesta, si c'est bien une restauration identique de ce temple que présente une monnaie de Marc-Aurèle. On a encore retrouvé de vagues restes. D'autres sanctuaires dont nous entrevoyons l'existence étaient peut-être de simples chapelles. Il est possible que chaque rue un peu marchande ait eu la sienne où le dieu recevait un surnom particulier. C'est ainsi qu'on l'appelait malevolus dans un emplacement où il se trouvait tourner le dos aux boutiques; sobrius dans un autre où il n'y avait pas de tavernes (à moins que ce ne fût parce que là on lui offrait des libations non de vin, mais de lait). La consécration du temple de l'Aventin avait eu lieu aux ides de mai. C'est en raison de ce fait que les marchands célébraient Mercure à cette date. C'est peut-être pour la même raison que l'on s'avisa de le faire fils de Maia, ce qui lui créait une analogie fortuite mais frappante avec l'Hermès grec [MAIA]. Quoi qu'il en soit, on consacra le temple à Maia, et Mercure qui, dit-on, avaient déjà un culte commun en quelque autre point du Latium. Mercure a été dès l'origine un dieu de confrérie : les marchands, les revendeurs, les changeurs formèrent sa clientèle première qui s'accrut non seulement de campagnards et d'artisans, tels que les pêcheurs, mais, comme on le verra, d'hommes appartenant à des catégories sociales très diverses. Des dénominations symbolisant des pouvoirs très étendus lui seront attribuées, mais celles de Lucri conservator, potens, repertor, Negotiator ou Nundinator, dieu du marché, l'ont été avec une persistance toute particulière.

  3. Art et littérature : association de caractères helléniques et romains

    Les artistes qui voulurent représenter en pied le dieu romain du lucre n'empruntèrent pas seulement, comme ceux qui avaient travaillé pour les magistrats monétaires, le type hellénique du IVe siècle, figure imberbe et pétase ailé. Comme marque spéciale du caractère exprimé par le nom même de Mercurius, ils lui mirent à la main un sac à argent, une bourse. Tel est l'aspect romanisé de nombreuses statues du dieu, les unes où il est, comme en Grèce, nu ou à peine vêtu de la légère chlamyde, les autres où la paenula plus ou moins ample tombe en grands plis devant et derrière lui. Souvent, au lieu du pétase ailé, il a deux petites ailes qui sortent de la chevelure même. Ordinairement il est debout, mais on le trouve assis. Quelquefois il élève orgueilleusement en l'air le sac d'argent qui proclame sa qualité de Romain et d'enrichisseur, exprimée d'ailleurs non moins clairement par son association avec la Fortune sur une fresque de Pompéi.


    Il est arrivé que les poètes, eux aussi, dans le portrait qu'ils traçaient du dieu, réalisaient une sorte de compromis entre la conception grecque et la romaine. Ainsi Horace et Ovide. Le premier, qui se plaisait à esquisser d'après les lyriques grecs le portrait moral d'Hermès en y glissant quelques traits de l'époque alexandrine, s'adresse aussi, dans les satires, au lucrorum conservator qu'il s'amuse à prendre pour son dieu spécialement tutélaire. Le second mêle hardiment tous ces différents caractères, au risque de les faire se heurter. Il esquive, en l'enclavant dans les mots où il évoque le dieu inventeur de la lyre, sa fâcheuse spécialité de voleur, comme s'il en était gêné. Les Romains prenaient les affaires d'argent fort au sérieux, et ne se prêtaient pas comme les Grecs au jeu qui eût fait du dieu des gains commerciaux celui du vol.

    Quant aux artistes de Rome, leur propension à compliquer de plus en plus la représentation des dieux a fait que, pour caractériser Mercure, la bourse ne leur a pas suffi. Ils ont recherché pour lui des attributs grecs sans rapport avec ses attributions romaines ; ils lui en ont inventé de nouveaux. Au caducée ils ont ajouté une paire d'ailes tantôt au-dessus, tantôt au-dessous des deux serpents [AGYEUS]. Ce symbole n'a pas d'ailleurs, chez les Romains, passé de l'art dans la vie pratique : les fériaux qui portaient aux peuples la paix et la guerre n'ont jamais échangé contre le caducée les brins de verveine et les sagmina [FETIALIS]. Le bouc et le bélier grecs (ainsi que le veau et le porc) accompagnent, souvent la représentation de Mercure, non pas sans doute qu'on sût la tradition de ses lointaines origines, mais parce que ces animaux étaient communément ses victimes. La tortue qu'il a souvent à la main ou à ses pieds s'explique par la légende grecque ci-dessus rapportée et cependant est plus fréquente dans l'art romain qu'elle n'a été en Grèce. Le coq est tout à fait romain et d'époque tardive. On n'a pas été en peine pour l'expliquer ingénieusement mais sans doute il a simplement été attribué à Mercure par la piété d'adorateurs qui le voyaient à d'autres dieux. Un de ces coqs joints à Mercure est gigantesque, un autre a dans le bec un épi de blé. Les Romains ont aimé à multiplier auprès de Mercure les figures d'animaux. On voit encore avec lui un sphinx et un scorpion qui restent inexpliqués. A sa main se trouvent la patère ou le rameau magique (retour à l'origine du caducée), qui sont des emprunts grecs. La corne d'abondance est assez rare, étant plutôt l'attribut de la Fortune. Presque tous ces attributs sont réunis au fronton du temple de Mercure représenté sur une monnaie déjà citée et autour du dieu, sur une assiette d'argent trouvée en Normandie, mais oeuvre d'un artiste romain ou d'un grec d'Alexandrie.

    En somme, le Mercure romain n'a plus le fin sourire de son prototype grec, ses attitudes sont marquées plus complaisamment, son équipement, sa parure, les marques de sa personnalité ont quelque chose de plus compliqué. Ce caractère est exagéré encore dans les Mercures-panthées où on s'est efforcé de fondre en sa nature celle d'un ou plusieurs dieux. On connaît plusieurs Mercures-Apollon ; et un curieux buste, qui a été un ex-voto muni de tintinnabula, est encadré non seulement par des cornes d'abondance, mais par des figurines des dieux du Capitole, Jupiter, Junon et Minerve ; cet ex-voto est une imitation de la pièce fondue en forme de Mercure par laquelle les marchands du temps de l'Empire tenaient leur balance suspendue pour la pesée des marchandises [LIBRA].



    Mais, d'autre part, souvent aussi les artistes romains, épris de simplicité grecque, se sont contentés de reproduire d'aussi près qu'ils le pouvaient, malgré le progrès des temps, les Hermès de Polyclète, de Praxitèle, de Scopas, de Lysippe, etc. De même, les poètes se sont le plus souvent attachés à la conception grecque du dieu qui chez eux n'a de romain que le nom. Ainsi fait à peu près Horace dans l'ode imitée d'Alcée. Il se plaît à évoquer la figure du psychopompe que les Latins ne se sont jamais appropriée. Ainsi fait encore Virgile dans l'Enéide quand il confie à Mercure des messages pour ses héros. Par une inconsciente préoccupation de couleur locale grecque, il néglige complètement la tradition populaire romaine pour laquelle le messager est avant tout un protecteur du commerce. De même Properce, Lucain, etc. Plaute, qui dans le prologue de l'Amphitryon ébauchait un compromis entre le Mercure romain et le dieu hellénique, dessine dans la pièce même une caricature du messager des dieux, mais une caricature purement grecque.

  4. Extension des attributions et du culte de Mercure

    La tradition populaire elle-même a le sentiment de l'ampleur de la conception grecque ou alexandrine du dieu, et développe la sienne jusqu'à prêter à Mercure des pouvoirs et des fonctions que sa nature commerciale ne semblait pas comporter. D'abord sa clientèle s'étend. Le collegium des Mercuriales reçoit des membres honoraires qui ne font nullement profession de marchandise [MERCATOR] Des magistri d'autres collèges, des dignitaires de différentes fonctions, des tribuns militaires, des personnages consulaires lui prouvent leur reconnaissance par des autels. Hors d'Italie, ce sont surtout les légionnaires qui ont propagé son culte. En Italie même, nous le voyons répandu dans toutes les régions de la péninsule. Le Latium et l'Étrurie l'ont peut-être connu avant Rome. La Campanie, la Sabine, le Samnium, l'Apulie, la Lucanie, la Calabre et même l'angle extrême du Bruttium l'ont suivi. L'extension de ses pouvoirs nous est attestée par des ex-voto où il est appelé Pelix, Custos, Caelestis, Zatalis, Consentiens, Conservator, Precum minister, Sanctus, Finitimus. Revenant à ses origines, il est le patron des voyageurs, il assure leur bon retour, c'est lui qui a inventé les routes. Il favorise la construction d'un aqueduc. Pour un de ses fidèles, imbu d'idées grecques, il est dieu de la joie, roi des festins. II est revêtu enfin de fonctions plus sérieuses, plus « augustes », et cette dernière épithète lui est attribuée. Il assure le salut des hommes en danger et on lui demande celui de l'empereur. Il est le génie de la Paix et de la Concorde. Il amène la victoire ; il est invictus. Il préside aux choses de l'État, par exemple au cens. Il est appelé deus aeternus et n'est pas beaucoup moins révéré que les divinités du Capitole, si bien qu'à partir de l'époque d'Auguste il a un caractère de gravité tout nouveau. Dans la célèbre ode politique qu'Horace termine en cherchant quel dieu, adroitement invoqué, viendra soutenir la République penchant vers sa ruine, après Vesta, Apollon, Vénus et Mars, il nomme en dernier Mercure. Et, ce qui surprend encore plus, il feint de croire que c'est ce dieu qui s'est fait homme sous la figure d'Octave, pour venger César et sauver les Romains. Fantaisie de poète assurément, mais qu'autorisaient certains courants d'idées contemporains. Outre les épithètes politiques de Mercure ci-dessus mentionnées, on en voit un indice dans le fait que les mêmes hommes, d'assez basse extraction d'ailleurs, figuraient dans le collège des Augustales et dans celui des Mercuriales, comme membres ou comme magistri et que même, à Nola et à Pompéi ces deux collèges n'en faisaient qu'un, dont l'office était d'honorer la personne d'Auguste. Un autel trouvé à Rome porte la dédicace à Mercure du magister d'un de ces collèges. Et enfin des statuettes, qui sont comme des illustrations du texte d'Horace, nous présentent l'empereur Auguste avec les attributs romains de Mercure. En vertu de ce précédent, on mêlera encore la personnalité du dieu à celle de divers autres empereurs. Avec le progrès des temps et par le travail des esprits, Mercure en est donc venu à exprimer le caractère du peuple romain à la fois sous ses deux grandes faces : le côté égoïstement pratique et le côté politique d'autorité et d'habileté gouvernementale.

  5. Mercure transalpin

    Les provinces paraissent, dès le 1er siècle avant l'ère chrétienne, avoir connu et rapidement adopté cette conception religieuse. Toutefois l'enthousiasme ne fut pas le même partout. Si les traces d'un culte de Mercure sont très nombreuses dans la région du haut Danube et du Rhin, dans la Narbonaise, dans la Gaule centrale, elles le sont moins en Espagne et en Afrique et elles sont fort rares dans la partie orientale de l'Empire qui, au reste, avait gardé la tradition altérée mais ininterrompue d'Hermès. Le Mercure italien a circulé surtout au delà des Alpes. César et Tacite le trouvent l'un chez les Gaulois, l'autre chez les Germains, constatations qui n'en font guère qu'une, si on songe que Tacite a connu surtout les parties de la Germanie voisines du Rhin. « Ce dieu, disent-ils l'un et l'autre, est chez ces peuples le premier en importance.» Nul doute que Mercurius n'y soit la dénomination nouvelle et la transformation d'un dieu barbare des régions gauloise et germaine. Mais la transfusion était chose faite et achevée dès l'époque où César a connu la Gaule, au moins pour la partie qu'il en a connue.

    Nous avons un grand nombre de noms de dieux gaulois et de surnoms de Mercure gallo-romains entre lesquels il n'est pas aisé de reconnaître l'ancien Mercure, d'autant que cet ancêtre n'a pas été nécessairement le même dans toutes les civitates. Sans parler de Teutatès, nous pouvons croire que Dumias, Moccus, Arcecius, Alaunus, Cissonius, Tourenus, Atusmerios Arvernus, Visucius, etc. sont des surnoms gallo-romains du dieu. D'autre part, Lucien nous fait connaître un Ogmios, dieu gaulois fort étrange, vieillard disgracieux et trapu, éloquent et savant, et l'étude des textes gaéliques a révélé l'existence d'un dieu Lug dont le culte aurait été fort répandu, rien qu'à en juger par le nombre de noms de lieux qui paraissent formés de cette racine. Or il faut bien que le prédécesseur de Mercure ait été, plus ou moins, un dieu panceltique et un dieu des arts pacifiques. « Les Gaulois ne seraient pas arrivés à la conception ou à l'acceptation d'une divinité générale et à forme de Mercure, si leurs croyances nationales ne les y avaient point prédisposés. » Ces exigences se trouvent toutes satisfaites par diverses observations sur les noms et types divers ci-dessus indiqués. L'érudition celtique a reconnu que Visucius vient d'un mot qui veut dire savant et n'est pas différent d'Ogmios. D'autre part, le batailleur Ogmios, qui devient protecteur de la paix, se laisse identifier avec Lug qui semble bien être le grand dieu Arverne. Lug, « prince aux sciences multiples », a commencé par combattre et vaincre le dieu malfaisant Cernunnos, et lui arracher sa corne. Il lui a pris sa compagne Rosmerta et l'a faite sienne. Puis il est devenu pacifique et, du temple que les Arvernes lui ont bâti sur le Puy de Dôme il a rayonné plus ou moins dans toutes les directions où s'étendaient la race celtique et vers quelques rameaux germaniques. C'est à lui (et sans doute aussi à quelques dieux locaux qui lui ressemblaient) que les gens venus de Rome ont aisément fait accepter le nom de leur Mercure. Une autre théorie, hypothétique comme la précédente, veut que Teutatès lui-même, dieu d'État, dieu de la vie guerrière, soit devenu le dieu apaisé qui se prêtait à l'identification avec le porteur du caducée. Il aurait laissé derrière lui une hypostase, une dépouille divine à laquelle convenait le nom de Mars et qui l'a reçu. L'une ou l'autre hypothèse sont vraisemblables dans leur ensemble. Des populations qui ont passé de l'expansion guerrière et de l'offensive continuelle à l'acceptation des civilisations voisines ont dû avoir toujours un dieu principal façonné à leur image, sauvage d'abord et ensuite humanisé, soit qu'il y ait eu transformation ou subtitution du vainqueur pacifique au farouche vaincu. Le texte de César sur le Mercure celte est remarquable en ce qu'il énonce seulement en troisième lieu la qualification qui convient au dieu mercantile de Rome : ad quaestus pecuniae mercaturasque...,vis maxima. Il a tout d'abord remarqué dans le dieu gaulois « un inventeur de tous les arts et un créateur des voies de communication », c'est-à-dire la conception alexandrine et hellénique. Ce n'est pas le seul indice que la transformation du Lug ou du Teutatès adouci adû se faire premièrement par des influences grecques et égyptiennes plutôt qu'italiennes. S. Reinach a montré comment, par la mer, par la Province et par le commerce, dès longtemps ces influences pénétraient peu à peu. Le type figuré qui provient d'Alexandrie, avec la plume d'ibis ou la feuille de lotus, nous sera offert fort exactement par certaines statuettes dites gallo-romaines.

    Une preuve plus frappante encore de la docilité avec laquelle les Gaulois ont fini par accepter sous leur aspect classique les dieux des civilisations hellénisées, est fournie par l'autel de Reims où, de chaque côté d'un dieu barbare, aux formes étranges, accroupi et faisant tomber des graines d'un sac qu'il tient contre lui, on voit deux divinités à la figure régulière et douce : ce sont tout à fait les types gréco-romains d'Apollon à gauche, de Mercure à droite.

    En conséquence, le nom romain a été universellement imposé au dieu gaulois ; c'est à celui-ci qu'appartenaient plusieurs des épithètes latines qui nous ont semblé étendre les pouvoirs du dieu des marchands. Les inscriptions de ce genre sont sorties du sol par centaines en France et dans la région rhénane. Elles attestent de très nombreux sanctuaires du dieu et de sa parèdre Rosmerta, sans doute confondue avec Maia [MAIA]. A certains d'entre eux appartenaient de véritables trésors d'ex-voto en orfèvrerie artistique, comme celui des soixante-dix objets en argent offerts près de Bernay en Normandie, à Mercurius Canetonensis, dans un petit temple détruit dans le cours du IIIe siècle, comme l'a été le grand sanctuaire du Puy de Dôme par une invasion d'Alamans. Quant aux statuettes du dieu lui-même, celles qui sont en pierre et qui perpétuent le souvenir de la vieille divinité celtique sous sa forme rude et sauvage sont assez peu nombreuses. Mais le nombre considérable, et qui s'accroit toujours, des bronzes atteste la popularité du Mercure gallo-romain. Exceptionnellement; ils représentent en la rajeunissant une figure très antique du dieu, celle par exemple qui lui attribuait trois ou quatre têtes. Même ceux dont le style grossier dénote un artisan indigène, représentent le type romain avec la bourse et plusieurs animaux maladroitement figurés, par exemple une statuette toute réaliste de la région rhénane où le dieu, figuré d'ailleurs à la grecque, a les proportions faussées et une expression idiote, et d'autres où il est nu aussi, mais barbu. C'est un artiste gaulois qui, sans traditions et sans principes, s'est attaqué à l'imitation d'un modèle venu du dehors. Le travail soigné de quelques autres bronzes dénote un artiste formé dans les ateliers gréco-romains. Parmi ceux-ci, notons le Mercure de Saint-Bévérien, qui a la grande plume ou feuille entre les deux ailerons et une sandale au pied gauche seulement (vieille coutume que les Pélasges Étoliens avaient adoptée pour être plus vites à la course). On connaît plusieurs répliques de ce type égyptien. Parmi ces bronzes il en est qui reproduisent visiblement d'aussi près que possible le type de Praxitèle. Dans les figurines grossières comme dans celles de Travail soigné, à côté du type debout qui est de beaucoup le plus fréquent, on trouve le type assis (nu, la bourse à la main, les ailerons sortant des cheveux) qui paraît avoir été celui du Mercure colossal sculpté par Zénodore sous Néron pour le grand temple panceltique du Puy de Dôme.

    En somme, Mercure est devenu en Gaule un dieu commercial parce qu'il l'était à Rome, mais sa conception antérieure était celle d'un dieu savant et bienfaisant. Elle a été quelque peu façonnnée par des influences hellénistiques et alexandrines et, même dans le type artistique romain du Ier siècle, ces influences ont laissé certaines traces.

Adrien Legrand