Minos, Eaque et Rhadamante - Lithographie de Ludwig Mack - 1829



SOCRATE. Écoute donc, comme on dit, un beau récit, que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable, mais que je crois être un récit très véritable ; je te donne pour certain ce que je vais dire.

Zeus, Poseidon et Pluton partagèrent ensemble, comme Homère le rapporte, l'empire qu'ils tenaient des mains de leur père. Or, du temps de Cronos, il y avait sur les hommes une loi, qui a toujours subsisté et subsiste encore parmi les dieux, que celui des mortels qui avait mené une vie juste et sainte allait après sa mort dans les iles Fortunées, où il jouissait d'un bonheur parfait, à l'abri de tous les maux; qu'au contraire celui qui avait vécu dans l'injustice et dans l'impiété, allait dans la prison qu'on appelle le Tartare, séjour d'expiation et de justice. Sous le règne de Cronos, et récemment encore, sous celui de Zeus, ces hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils devaient mourir. Aussi, ces jugements se rendaient-ils mal.

C'est pourquoi Pluton et les gardiens des îles Fortunées, étant allé trouver Zeus, lui dirent qu'il leur arrivait des hommes qui ne méritaient ni les récompenses, ni les châtiments qu'on leur avait assignés : «Je ferai cesser cette injustice» répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements se rendent mal aujourd'hui, c'est qu'on juge les hommes tout vêtus ; car on les juge lorsqu'ils sont encore en vie. Aussi, poursuivit-il, plusieurs dont l'âme est corrompue, sont éblouissants de beauté, de noblesse et de richesses ; et lorsque vient le moment de prononcer la sentence, il se présente une foule de témoins en leur faveur, prêts â attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent donc troubler par toutes ces apparences, et de plus, eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des yeux, des oreilles et tout le corps qui les enveloppe. Cet appareil qui les couvre eux-mêmes et ceux qu'ils ont à juger est pour eux un obstacle.

Il faut donc commencer, dit-il, par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car maintenant ils la connaissent d'avance. J'ai déjà donné mes ordres à Prométhée, afin qu'il leur enlève cette prescience. En outre, je veux qu'avant d'être jugés, ils soient dépouillés de tout ce qui les enveloppe, et qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort. Il faut aussi que le juge lui-même soit nu, qu'il soit mort, et qu'immédiatement après la mort de chaque homme, il l'examine, âme pour âme, loin de toute sa parenté, après qu'il a laissé sur la terre tout cet attirail trompeur, de sorte que le jugement soit équitable.

Instruit de ce désordre avant vous, j'ai établi pour juges trois de mes fils : deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie à l'endroit où aboutissent trois chemins, dont un conduit aux îles Fortunées, et un autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Eaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider eu dernier ressort, dans les cas où les deux autres seraient embarrassés, afin que la sentence soit rendue avec toute l'équité possible sur la destination de chaque âme.


Traduction d'A. Bastien, Paris, Garnier, 1921