14. L'amant généreux

DORION, MYRTALE

DORION
Tu me bannis à présent de chez toi, Myrtale, parce que je suis devenu pauvre. Lorsque je te faisais des présents, j'étais ton amoureux, ton mari, ton maître, tout en un mot. Aujourd'hui que je suis ruiné sans ressources, tu me renvoies ! Tu as pris pour amant ce gros marchand Bithynien. En vain je me tiens à la porte que j'arrose de mes pleurs, c'est lui qui est à présent le bien-aimé ; lui seul entre dans ton logis, y passe les nuits entières : tu te vantes même d'être grosse de lui.

MYRTALE
En vérité, Dorion, cela me suffoque, lorsque je t'entends dire que tu m'as fait de grands présents, et que c'est pour moi que tu t'es ruiné. Compte un peu tout ce que tu m'as donné depuis que nous nous connaissons, et tu verras.

DORION
Eh bien, comptons, Myrtale. Premièrement, une chaussure de Sicyone, qui m'a coûté deux drachmes. Mets deux drachmes.

MYRTALE
Oui, mais tu as passé deux nuits avec moi.

DORION
A mon retour de Syrie, un vase d'albâtre rempli de parfums de Palestine. Il valait aussi deux drachmes ; j'en jure par Neptune.

MYRTALE
Et moi, ne t'ai-je pas donné, quand tu t'es embarqué, cette petite tunique qui descend jusqu'aux genoux, et qu'Epiurus, le commandant de la proue, avait oubliée chez moi ? Elle devait te servir quand tu manierais la rame.

DORION
Epiurus l'a reconnue sur moi dernièrement à Samos, et il me l'a reprise ; mais ce ne fut qu'après l'avoir bien défendue. De plus, je t'ai apporté des oignons de Cypre, cinq anchois, et quatre perches, lorsque je revins du Bosphore. Quoi encore ?... Ah ! huit biscuits de mer dans leur corbeille, et un cabas de figues de Carie. Dernièrement encore des sandales dorées que j'apportai de Pature, ingrate, et un grand fromage de Gythium.

MYRTALE
Tout cela vaut peut-être cinq drachmes.

DORION
N'est-ce pas tout ce que pouvait faire un pauvre matelot qui gagne sa vie à ramer ? Mais aujourd'hui que je commande le flanc droit du navire, tu me méprises ! Dernièrement à la fête de Vénus, n'ai-je pas déposé à ses pieds une drachme d'argent à ton intention ? Et une chaussure de deux drachmes que j'ai donnée à ta mère ; et ta Lydé, à qui souvent je mets dans la main, tantôt deux oboles, tantôt quatre. Toutes ces sommes réunies, feraient la fortune d'un matelot.

MYRTALE
Oui, tes oignons, tes anchois.

DORION
Sans doute. Je n'avais rien de plus à te donner. Crois-tu que je serais rameur si j'étais riche ? Cependant je n'ai jamais rien donné à ma mère, pas même une tête d'ail. Je voudrais bien savoir à présent quels sont les cadeaux que tu as reçus de ton Bithynien ?

MYRTALE
D'abord cette tunique que tu vois. Il m'a acheté en outre ce gros collier.

DORION
Ce collier ? Je te le connaissais depuis longtemps.

MYRTALE
Celui que tu m'as vu était bien plus mince. De plus, ces pendants d'oreilles et ce tapis. Dernièrement il m'a donné deux mines, et il a payé notre loyer pour nous. Ce ne sont pas là des sandales de Patare, des fromages de Gythium, ni des babioles.

DORION
Mais tu ne nous dis pas comment est fait ce bel amoureux que tu presses toutes les nuits dans tes bras : un homme âgé de plus de cinquante ans, complètement chauve, et dont le teint ressemble à la carapace d'un cancre. As-tu jamais vu ses dents ? Que de grâces on y voit briller, surtout lorsqu'il chante, et qu'il veut faire l'aimable ! C'est l'âne qui brait après la lyre. Jouis à ton gré de ce tendre amant, dont tu es bien digne. Puisse-t-il naître de vous deux un poupon qui ressemble à son père ! Pour moi je saurai bien trouver, ou Delphis, ou Cymbalion, ou cette joueuse de flûte qui demeure dans mon voisinage, ou quelque autre enfin. Tout le monde ne peut pas donner des colliers, et deux mines à la fois.

MYRTALE
Heureuse la belle qui t'aura pour amant, Dorion ; tu lui apporteras des oignons de Cypre et du fromage, lorsque tu reviendras de Gythium.


Traduction de Belin de Ballu (1788) et illustrations de Gio Colucci (1929)