3. La vengeance de Philinne

PHILINNE, SA MERE

LA MERE
Es-tu folle, Philinne ? Qu'avais-tu donc hier pendant le souper ? Diphile est venu me trouver ce matin tout en pleurs ; il m'a raconté tout ce qu'il a eu à souffrir de ta part. Tu t'es enivrée, tu t'es levée au milieu du festin pour danser, malgré sa défense ; ensuite tu as été caresser Lamprias son ami ; et comme Diphile en paraissait mécontent, tu l'as abandonné, et tu es allée t'asseoir à côté de Lamprias que tu as embrassé, afin de contrister ton amant, témoin de ton infidélité. Cette nuit même encore, tu n'as point voulu coucher avec lui ; et malgré ses pleurs, tu as mieux aimé aller reposer seule sur un petit lit voisin du sien, et tu t'es mise à chanter pour lui faire de la peine ?

PHILINNE
Il ne t'a pas dit, ma mère, tout ce qu'il a fait, lui ; autrement tu ne prendrais pas son parti quand il me blesse. Il ne t'a pas dit qu'il m'avait quittée le premier pour aller causer avec Thaïs, la maîtresse de Lamprias, tandis que celui-ci était absent ; que lorsque je lui ai témoigné que cela me faisait de la peine, il a pris Thaïs par le bout de l'oreille, et lui faisant pencher la tête, il s'est mis à la baiser avec tant d'emportement, que peu s'en est fallu qu'il ne lui ait déchiré les lèvres. Je pleurai, il se mit à rire, à parler tout bas à l'oreille de Thaïs, et sans doute contre moi, car Thaïs souriait de temps en temps en me regardant. Enfin, quand ils furent rassasiés de baisers, Lamprias rentra ; moi, j'allai m'asseoir à côté de lui, et je ne croyais pas que Diphile pût m'en faire des reproches par la suite. Après le repas, Thaïs se levant la première, se mit à danser. Elle avait soin de découvrir ses jambes, et de les faire voir le plus qu'elle pouvait ; comme si elle était la seule qui eût la jambe belle. Quand elle eût fini, Lamprias garda le silence ; mais Diphile prodigua les plus grands éloges à Thaïs, vanta ses grâces, sa légèreté, la précision et la justesse de ses pas qui s'accordaient toujours aux sons de la cythare, se récria toujours sur la beauté de sa jambe. On eût dit, en vérité, qu'il admirait la Sosandre de Calamis, et non pas une Thaïs. Tu la connais, ma mère, elle s'est plus d'une fois baignée avec nous. Ne voilà-t-il pas qu'elle prend de là occasion de me railler ? «Si certaine personne, dit-elle, ne craignait pas de nous montrer une jambe sèche, elle se lèverait et danserait à son tour». Je ne pouvais faire autrement. Fallait-il laisser Thaïs régner en souveraine dans le festin ?

LA MERE
Tu es trop fière, ma fille. Il ne fallait pas faire attention à cette plaisanterie. Mais ensuite, comment les choses se sont-elles passées ?

PHILINNE
Tous les convives m'ont comblée d'éloges. Le seul Diphile, couché sur le dos, regardait au plancher tandis que je dansais, et il n'a cessé de le faire qu'après que la fatigue m'eut obligée à m'arrêter.

LA MERE
Mais est-il vrai que tu aies donné des baisers à Lamprias, que tu aies quitté ta place pour aller l'embrasser ?... Que veut dire ce silence ? Voilà qui est impardonnable.

PHILINNE
Mais, ma mère, je voulais rendre à Diphile tout le chagrin qu'il m'avait fait.

LA MERE
Et pour cela, tu n'as pas voulu coucher avec lui ? Tu as chanté toute la nuit, tandis qu'il versait des pleurs et se désolait ? Ah ! chère enfant, tu ne songes pas que nous sommes pauvres. Ne te souvient-il plus de tous les cadeaux que nous avons reçus de lui ? Quel hiver nous eussions passé l'année dernière, si Vénus ne nous eût envoyé ce garçon généreux !

PHILINNE
Eh quoi ! faut-il pour cela que je supporte ses outrages ?

LA MERE
Témoigne-lui de la colère, mais non pas des mépris. Tu ne sais pas, sans doute, que l'amour méprisé s'éteint bientôt, et se venge sur lui-même. Tu te montres trop dure pour ton amant. Prends garde, comme dit un proverbe, de rompre la corde à force de la tendre.


Traduction de Belin de Ballu (1788) et illustrations de Gio Colucci (1929)