Le dieu phénicien et syrien Thammuz que les Grecs ne
paraissent pas avoir connu sous son vrai nom, mais seulement par
la formule orientale d'invocation Adonaï, qui
signifie «mon seigneur», est entré, non sans
avoir subi quelques transformations, dans leur mythologie et
dans leur culte. Sa légende et ses fêtes y occupent
une place considérable, de même que ses
représentations figurées en ont une
intéressante parmi leurs oeuvres d'art.
Inconnu à Homère, Adonis est déjà
nommé par Hésiode, par Alcée de
Mitilène, par Sapho, qui compose un chant en son honneur
et y emploie un mètre nouveau qui en a pris son nom
(versus adonius). Le plus ancien poète grec dont
le récit soit parvenu jusqu'à nous est Panyanis,
de la première moitié du cinquième
siècle avant l'ère chrétienne.
D'après la tradition qu'il nous a conservée,
Adonis était fils de Myrrha ou Smyrna, princesse
d'Assyrie que Vénus, dans sa colère, avait
enflammée d'amour pour son propre père Theias.
Celui-ci la rendit mère sans la connaître, mais son
crime involontaire lui fut enfin révélé.
Myrrha s'enfuit et demanda aux dieux de la dérober
à la vue de son père. Elle fut changée en
l'arbre qui porte son nom. Dix mois après, l'arbre
s'ouvrit pour donner le jour à Adonis. Vénus
recueillit l'enfant, dont la beauté était
merveilleuse, et l'enferma dans un coffre qu'elle confia
à Proserpine ; mais la déesse des enfers refusa de
le rendre. Jupiter, pris pour juge, décida qu'Adonis
appartiendrait chaque année quatre mois à
Vénus, quatre mois à Proserpine et quatre mois
à lui-même. Adonis donna à Vénus les
mois dont il pouvait disposer, en sorte que son existence se
trouva partagée inégalement entre les deux
déesses. Panyasis rapporte ce partage au début de
la vie d'Adonis, tandis que dans la fable telle qu'elle est
communément racontée, c'est seulement après
qu'Adonis fut descendu dans le séjour des morts,
frappé par la dent d'un sanglier, que Proserpine refusa
de le laisser retourner parmi les vivants.
Les poètes des temps postérieurs ont
ajouté à la légende d'autres circonstances,
telles que les soins donnés à Adonis enfant par
les Nymphes, l'amour de Vénus et ses supplications pour
détourner le jeune homme de la chasse dont elle
prévoit la funeste issue, l'anémone et la rose
naissant des pleurs et du sang d'Adonis, etc. Ils
diffèrent quant à sa filiation. Tandis que les uns
sont fidèles à la tradition suivie par Panyasis,
d'autres donnent pour père à Adonis Cinyras, venu
de Cilicie ou de Syrie à Cypre, et de Metharmè,
fille d'un roi de cette île. D'après
Hésiode, il aurait été fils de Phoenix et
d'Alphesiboea. Les poètes varient également quant
aux circonstances de sa mort. Si l'on s'en tient à la
fable commune, ce serait Mars dont la jalousie aurait
suscité le sanglier contre Adonis, ou qui aurait pris
lui-même la forme de cet animal pour lui porter le coup
mortel. Mais l'introduction de Mars dans la légende
paraît être d'une époque relativement
récente. D'après d'autres traditions, Diane ou
Apollon auraient dirigé le monstre qui lui donna la mort.
On disait encore que Vénus avait retrouvé dans le
temple d'Apollon, à Argos, le corps inanimé de son
amant, et enfin que les Muses avaient fait périr Adonis
pour obéir aux ordres de ce dieu. Ces circonstances,
où il faut voir peut-être des traces d'une
rivalité entre le culte asiatique d'Adonis et le culte
hellénique d'Apollon, se détachent du mythe
primitif. Le nom de la divinité par qui Adonis est
frappé a pu changer lui-même sans que le mythe
fût altéré.
La dispute des deux déesses, la mort soudaine d'Adonis
pleurée par Vénus, son retour sur la terre
après les mois passés dans les demeures
souterraines, tels sont les points essentiels qui ressortent
dans tous les récits. On y reconnaît sans beaucoup
de peine, et cette explication a été
aperçue dès l'antiquité, une
personnification des forces productrices de la nature et une
image des vicissitudes des saisons. Elles se retracent dans les
alternatives de la destinée d'Adonis : pendant l'hiver,
tandis que le soleil parcourt les signes inférieurs du
zodiaque, la végétation disparaît et semble
morte ; elle renaît au printemps, se développe
rapidement sous l'influence d'un climat brûlant ; puis
tout à coup elle se flétrit et sèche, quand
le soleil est dans sa plus grande force.
C'est aussi à ce moment, c'est-à-dire au solstice
d'été, que les fêtes en l'honneur d'Adonis
(Adônia, Adôneia) se
célébraient, au moins à Athènes et
probablement dans toute la Grèce, car l'époque de
ces fêtes n'était pas la même dans d'autres
pays. Cette date est déterminée par les
témoignages combinés de Thucydide, qui indique le
milieu de l'été comme le temps où la flotte
athénienne mit à la voile lors de la fameuse
expédition de Sicile, et de Plutarque, qui décrit
ce départ attristé par les funestes pronostics que
l'on pouvait tirer des lamentations dont toute la ville
retentissait à l'occasion des Adonies. En effet, ces
fêtes, qui devaient par leurs rites rappeler la mort
d'Adonis, avaient un caractère funèbre. Il semble
que rien n'y manquait de ce qui se pratiquait dans les
funérailles, ni l'onction et la toilette du mort, ni son
exposition (prothesis), ni les offrandes ou les repas en
commun (kathedra). Des images d'Adonis
(adônion), en cire ou en terre cuite,
étaient couchées devant l'entrée ou sur les
terrasses des maisons ; les femmes entouraient ces simulacres,
les promenaient par la ville, en se lamentant et en se frappant
la poitrine avec toutes les démonstrations de la plus
vive douleur ; elles dansaient et faisaient entendre des chants
plaintifs (thrênoi, kopetoi, adônidia), au
son de la flûte courte et stridente, appelée
giggros ou giggras, qui était celle dont les
Phéniciens faisaient usage dans les
cérémonies funèbres. Leur danse recevait
aussi ce nom, qui désignait en Phénicie Adonis
lui-même. Tout cet ensemble de rites, ces chants lugubres,
accompagnés de cris et de mouvements violents,
étaient ce qu'on appelait adôniasmos.
Un petit monument du musée étrusque du Vatican
peut nous donner une idée de ce qu'étaient les
effigies d'Adonis : c'est une terre cuite de style
gréco-étrusque et de grandeur de demi-nature,
trouvée dans les fouilles de Toscanella. Adonis, presque
entièrement nu, est chaussé de bottines de chasse
; dans l'original, on remarque à la cuisse une blessure ;
au pied du lit se tient un chien accroupi. On voit de même
dans une peinture de vase, sur laquelle nous reviendrons, Adonis
tel qu'on le voyait exposé aux Adonies. Le lit richement
couvert sur lequel il repose est dressé sur des
feuillages et des fleurs, un amour se penche vers lui afin de
verser le baume sur sa blessure. Il faut compléter cette
peinture par la description que fait Théocrite de la
fête célébrée avec une pompe tout
orientale à Alexandrie, dans le palais d'Arsinoé,
femme de Ptolémée-Philadelphe. Il nous montre sous
un berceau de verdure, où voltigent des Amours, le bel
adolescent étendu sur un lit d'argent couvert de tissus
de pourpre ; Vénus est à côté de lui.
Auprès du lit sont déposés des vases pleins
de parfums, des fruits, du miel, des gâteaux, et enfin les
corbeilles d'argent contenant ce qu'on appelait les jardins
d'Adonis (Adônidos kêpoi).
C'était la coutume, en effet, de semer dans des vases, non pas d'ordinaire aussi précieux que ceux qu'on voyait dans le palais d'Arsinoé, mais dans des pots de terre (ostrakia, chutra), dans des fonds de tasse, dans des tessons (gastrai, gastria), quelquefois dans des paniers (arrichos, kophinos), toutes sortes de plantes qui germent et croissent rapidement, telles que le fenouil, l'orge, le blé et surtout la laitue, qui avait un rôle dans la légende d'Adonis (on disait que Vénus avait couché sur un lit de laitues le corps de son amant). Ces plantes levaient en quelques jours, sous l'influence du soleil de juin, puis se flétrissaient aussitôt, parce qu'elles n'avaient pas de racines ; c'était l'image de l'existence éphémère d'Adonis. Ces petits jardins artificiels étaient exposés avec les images du dieu dans la pompe des Adonies, puis on les jetait dans la mer ou dans les fontaines. Sur un vase peint du Musée de Carlsruhe, on voit l'Amour et une femme, dans laquelle on a reconnu Vénus elle-même, accomplissant, comme le faisaient les femmes d'Athènes, le rite des jardins d'Adonis. De chaque côté de ce groupe sont debout deux femmes (qui n'ont pas été ici reproduites), probablement deux Heures ou Saisons. Quoique cette interprétation du sujet ait été combattue, elle nous semble encore la seule vraisemblable. |
Ces jardins d'Adonis, dont le nom devint en Grèce une
expression proverbiale appliquée à tout ce qui n'a
qu'une existence hâtive et passagère, peuvent
être d'ailleurs considérés comme un symbole de
joie aussi bien que de deuil. Les Adonies avaient ce double
caractère, en Orient du moins, où on
célébrait tour à tour la disparition du dieu
et sa réapparition. A Byblos, en Phénicie, la
fêle funèbre était
précédée et non suivie de réjouissances
; c'était le contraire à Alexandrie. Cette
diversité venait peut-être de ce que les fêtes
n'étaient pas célébrées à la
même époque dans tous les pays. Pour la Grèce,
quelque sentiment que l'on ait à cet égard, il n'est
pas possible d'affirmer, d'après des témoignages
positifs, qu'il y ait eu, avant ou après les jours de deuil,
une fête de la résurrection d'Adonis.
De Byblos et du pays du Liban, où il paraît avoir eu
ses principaux sanctuaires, le culte d'Adonis fut porté
à Cypre ; c'est là que les Grecs le connurent d'abord
: aussi cette île fut-elle considérée par eux
comme le lieu de la naissance d'Adonis, qu'on appelait Kuris
ou Kirris. De là il se répandit à
Rhodes, en Laconie, à Samos et dans toutes les
contrées helléniques. Introduit à
Athènes vers le temps de la guerre du
Péloponèse, il y devint, comme on a vu, bientôt
populaire, mais en gardant le caractère d'une religion
étrangère seulement tolérée à
côté du culte public ; ses fêtes,
abandonnées aux femmes, étaient surtout
célébrées par les courtisanes. Il en
était de même à Samos, à Argos, et sans
doute dans le reste de la Grèce.
Ce culte pénétra aussi en Italie, soit qu'il y ait
été importé directement par les
Phéniciens, qui le répandirentde bonne heure sur les
côtes de la Méditerranée, soit qu'il y
fût venu de la Grèce, comme cela paraît plus
probable,à en juger par le caractère empreint dans
les monuments où se rencontrent le nom et l'image d'Adonis.
Telle est la statuette en terre cuite que nous avons
déjà citée ; tels sont les miroirs
étrusques, au revers desquels on trouve souvent
gravées des compositions représentant Adonis
réuni à Vénus, quelquefois à d'autres
personnages. Des inscriptions accompagnent souvent les figures. Sur
un de ces miroirs, qui est à Paris, au Cabinet des
médailles, Adonis a les traits d'un enfant ailé, et
si on ne lisait à côté le nom Atunis, on
le confondrait avec l'Amour. Sur un autre remarquable miroir du
Musée du Vatican, M. de Witte a lu le nom de Thammus
(Thamu), et reconnu le premier la scène de la dispute de
Vénus et de Proserpine. La découverte de nouveaux
monuments sur lesquels cette scène est
représentée avec la plus grande clarté, est
venue appuyer cette interprétation. C'est d'abord un autre
miroir trouvé à Orbetello, actuellement au
Musée du Louvre, sur lequel on voit, désignées
par des inscriptions latines, Vénus et Proserpine, en
présence de Jupiter, assis entre elles sur un trône.
Devant lui est le coffre fermé qui contient l'enfant
confié à Proserpine et réclamé par
Vénus, selon la version de Panyasis.
Ce sont ensuite deux vases peints, tous deux à
Naples. Du premier, qui fait partie du Musée Sant-Angelo, a
été tirée la figure ci-dessus. On voit
à la partie supérieure la même scène.
Les deux déesses tendent la main vers Jupiter en signe
d'invocation ; Vénus est assistée de l'Amour, son
fils. Derrière Jupiter se tiennent Mercure et la muse
Calliope, à qui, selon certaines traditions aurait
été laissé le soin de prononcer la sentence ;
elle tient une flûte. L'enfant qui saisit le sceptre est sans
doute Adonis. D'autres figures forment un second tableau distinct.
On y voit Adonis couché sur un lit, tel qu'on le
représentait dans ses fêtes. A la tête du lit se
tiennent les deux déesses qui se disputent la possession
d'Adonis : celle qui est voilée est Vénus, à
l'amour de laquelle il vient d'être ravi ; l'autre est
Proserpine tenant un rameau de myrte. Au pied, on voit Diane
(Hécate), cause de sa mort, reconnaissable à son
costume et à ses flambeaux. Six figures de femmes, dans
lesquelles on peut reconnaître soit les Muses, soit les
Nymphes, occupent dans la peinture un registre inférieur ;
elles n'ont pas été ici reproduites. Le second vase,
qui fait partie de la collection Amati, offre les mêmes
images avec quelques variantes ; auprès de la figure
couchée, on lit le nom d'Adonis. Sur d'autres vases encore
on voit, comme sur les miroirs, Vénus et Adonis
réunis ; quelquefois ils sont entourés de jeunes
filles ou de génies tenant des vases à parfums et
d'autres objets servant à la toilette. Toutefois le groupe
des deux amants peut être aisément confondu avec ceux
que l'on rencontre quelquefois de Vénus et Anchise,
d'Hélène et Pâris, etc.,
représentés soit par la peinture, soit par la
sculpture. De semblables groupes, en cire ou en terre cuite,
peuvent avoir figuré, comme l'image du jeune chasseur
expirant, dans les cérémonies des Adonies.
L'usage d'exposer des effigies de ce genre fournit à la
plastique beaucoup plus d'occasions de traiter ce sujet dans des
matières fragiles que dans le marbre ou le bronze, Adonis
n'ayant eu, à ce qu'il semble, dans la Grèce
proprement dite, ni temples ni statues consacrées. La seule
mention que l'on trouve d'un édifice servant à son
culte est celle de l'enceinte où venaient pleurer les femmes
d'Argos, que Pausanias désigne par le nom
d'oikêma. Aucune des statues où l'on a cru
reconnaître Adonis ne peut être ainsi nommée
avec certitude. La seule à laquelle cette attribution reste
attachée avec quelque vraisemblance est une statue en marbre
du Vatican ; elle a peut-être fait partie d'un groupe
semblable à ceux dont il a été question plus
haut. Un groupe de Vénus et Adonis en terre cuite a
été trouvé dans un tombeau de l'île de
Nisyros. C'est encore ce même groupe que représente un
bas-relief en stuc qui a dû servir de revêtement
à une chambre sépulcrale. Les sculpteurs ont souvent
pris l'histoire d'Adonis pour motif de décoration des
sarcophages sous l'Empire et en ont développé les
différents épisodes dans une suite de bas-reliefs
comme on en a un exemple dans celui du Louvre que reproduit la
figure suivante.
On y voit (de droite à gauche) le départ d'Adonis ;
puis le moment où Adonis vient d'être frappé
par le sanglier, qui se retire dans son antre ; enfin ses derniers
instants : ramené auprès de Vénus, il va
expirer dans ses bras. Mais, de même que le groupe de
Vénus et Adonis ne doit pas être confondu, comme nous
l'avons dit, avec d'autres très différents, il faut
aussi distinguer sur les sarcophages les sujets empruntés
à l'histoire d'Adonis de ceux qui appartiennent aux
légendes d'Hippolyte ou de Méléagre.
La prédilection pour ces sujets, et d'autres encore qui
offrent des images funèbres, s'explique facilement quand on
les rencontre sur les sarcophages ou sur des vases peints d'une
époque peu ancienne, découverts dans les
sépultures. Elle témoigne du goût constant des
anciens pour les allusions qui voilaient l'idée de la mort,
et de l'influence croissante des mystères où les
initiés apprenaient à lire dans ces symboles les
espérances de la vie future. Mais on ne peut expliquer de la
même manière, et cela n'est pas d'ailleurs
nécessaire, que la mort d'Adonis ait été
souvent représentée par la peinture sur les murs
intérieurs des habitations chez les Romains. Dans les
peintures qui ont été conservées, comme celles
de la villa Negroni, à Rome, et de plusieurs maisons de
Pompéi, il est à remarquer que le moment choisi par
le peintre est toujours le même : c'est celui où
Adonis va rendre le dernier soupir, pleuré par Vénus
et par les Amours qui s'empressent autour de lui.
Article de E. Saglio