
Pierre Renoir dans le rôle de Tirésias - Mise en scène de Louis Jouvet le 11 avril 1934 à la Comédie des Champs-Élysées
Jean Cocteau - La Machine infernale, extrait de l'acte I - 1932
LA VOIX DE JOCASTE, en bas des escaliers.
Elle a un accent très fort : cet accent international des royalties.
Encore un escalier! Je déteste les escaliers! Pourquoi tous ces escaliers? On n'y voit rien ! Où sommes-nous ?
LA VOIX DE TIRESIAS
Mais, madame, vous savez ce que je pense de cette escapade, et que ce n'est pas moi...
LA VOIX DE JOCASTE
Taisez-vous, Zizi. Vous n'ouvrez la bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale.
LA VOIX DE TIRESIAS
Il fallait prendre un autre guide. Je suis presque aveugle.
LA VOIX DE JOCASTE
A quoi sert d'être devin, je demande ! Vous ne savez même pas où se trouvent les escaliers. Je vais me casser une jambe! Ce sera votre faute, Zizi, votre faute, comme toujours.
TIRESIAS
Mes yeux de chair s'éteignent au bénéfice d'un oeil intérieur, d'un oeil qui rend d'autres services que de compter les marches des escaliers !
JOCASTE
Le voilà vexé avec son oeil ! Là ! là ! On vous aime, Zizi ; mais les escaliers me rendent folle. Il fallait venir, Zizi, il le fallait !
TIRESIAS
Madame...
JOCASTE
Ne soyez pas têtu. Je ne me doutais pas qu'il y avait ces maudites marches. Je vais monter à reculons. Vous me retiendrez. N'ayez pas peur. C'est moi qui vous dirige. Mais si je regardais les marches, je tomberais. Prenez-moi les mains. En route !
Ils apparaissent.
Là... là... là... quatre, cinq, six, sept...
... Jocaste arrive sur la plate-forme et se dirige vers la gauche. Tirésias marche sur le bout de son écharpe. Elle pousse un cri.
TIRESIAS
Qu'avez-vous ?
JOCASTE
C'est votre pied, Zizi ! Vous marchez sur mon écharpe.
TIRESIAS
Pardonnez-moi...
JOCASTE
Encore, il se vexe ! Mais ce n'est pas contre toi que j'en ai... C'est contre cette écharpe ! Je suis entourée d'objets qui me détestent ! Tout le jour cette écharpe m'étrangle. Une fois, elle s'accroche aux branches, une autre fois, c'est le moyeu d'un char où elle s'enroule, une autre fois tu marches dessus. C'est un fait exprès. Et je la crains, je n'ose pas m'en séparer. C'est affreux ! C'est affreux ! Elle me tuera.
TIRESIAS
Voyez dans quel état sont vos nerfs.
JOCASTE
Et à quoi sert ton troisième oeil, je demande ? As-tu trouvé le Sphinx ? As-tu trouvé les assassins de Laïus ? As-tu calmé le peuple ? On met des gardes à ma porte et on me laisse avec des objets qui me détestent, qui veulent ma mort !
TIRESIAS
Sur un simple racontar...
JOCASTE
Je sens les choses. Je sens les choses mieux que vous tous ! (Elle montre son ventre.) Je les sens là ! A-t-on fait tout ce qu'on a pu pour découvrir les assassins de Laïus ?
TIRESIAS
Madame sait bien que le Sphinx rendait les recherches impossibles.
JOCASTE
Eh bien, moi, je me moque de vos entrailles de poulets... Je sens, là... que Laïus souffre et qu'il veut se plaindre. J'ai décidé de tirer cette histoire au clair, et d'entendre moi-même ce jeune garde ; et je l'entendrai. Je suis votre reine, Tirésias, ne l'oubliez pas.
TIRESIAS
Ma petite brebis, il faut comprendre un pauvre aveugle qui t'adore, qui veille sur toi et qui voudrait que tu dormes dans ta chambre au lieu de courir après une ombre, une nuit d'orage, sur les remparts.
JOCASTE, mystérieuse.
Je ne dors pas.
TIRESIAS
Vous ne dormez pas ?
JOCASTE
Non, Zizi, je ne dors pas. Le Sphinx, le meurtre de Laïus, m'ont mis les nerfs à bout. Tu avais raison de me le dire. Je ne dors plus et c'est mieux, car, si je m'endors une minute, je fais un rêve, un seul et je reste malade toute la journée.
TIRESIAS
N'est-ce pas mon métier de déchiffrer les rêves ?...
JOCASTE
L'endroit du rêve ressemble un peu à cette plate-forme ; alors je te le raconte. Je suis debout, la nuit ; je berce une espèce de nourrisson. Toutà coup, ce nourrisson devient une pâte gluante qui me coule entre les doigts. Je pousse un hurlement et j'essaie de lancer cette pâte ; mais... oh ! Zizi... Si tu savais, c'est immonde... Cette chose, cette pâte reste reliéeà moi et quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et gifle ma figure. Et cette pâte est vivante. Elle a une espèce de bouche qui se colle sur ma bouche. Et elle se glisse partout : elle cherche mon ventre, mes cuisses. Quelle horreur !
TIRESIAS
Calmez-vous.
JOCASTE
Je ne veux plus dormir, Zizi... Je ne veux plus dormir. Ecoute la musique. Où est-ce ? Ils ne dorment pas non plus. Ils ont de la chance avec cette musique. Ils ont peur, Zizi... Ils ont raison. Ils doivent rêver des choses épouvantables et ils ne veulent pas dormir. Et au fait, pourquoi cette musique ? Pourquoi permet-on cette musique ? Est-ce que j'ai de la musique pour m'empêcher de dormir ? Je ne savais pas que ces boîtes restaient ouvertes toute la nuit. Pourquoi ce scandale, Zizi ? Il faut que Créon donne des ordres ! Il faut empêcher cette musique ! Il faut que ce scandale cesse immédiatement.
TIRESIAS
Madame, je vous conjure de vous calmer et de vous en retourner. Ce manque de sommeil vous met hors de vous. Nous avons autorisé les musiques afin que le peuple ne se démoralise pas, pour soutenir le moral. Il y aurait des crimes... et pire, si on ne dansait pas dans le quartier populaire.
JOCASTE
Est-ce que je danse, moi ?
TIRESIAS
Ce n'est pas pareil. Vous portez le deuil de Laïus.
JOCASTE
Et tous sont en deuil, Zizi. Tous ! Tous ! Tous ! et ils dansent, et je ne danse pas. C'est trop injuste... Je veux...
TIRESIAS
On vient, madame.
JOCASTE
Ecoute, Zizi, je tremble, je suis sortie avec tous mes bijoux.
TIRESIAS
N'ayez crainte. Sur le chemin de ronde, on ne rencontre pas de rôdeurs. C'est certainement une patrouille.
JOCASTE
Peut-être le soldat que je cherche ?
TIRESIAS
Ne bougez pas. Nous allons le savoir.