Plan 526 - Premiere rencontre entre Créon (Carmelo Bene) et Œdipe



Carmelo Bene et Franco Citti dans la pièce Salomé d'Oscar Wilde (1964)
Teatro delle Muse - Rome - Photographie de Claudio Abate

 

Même s'il a fait appel à Franco Citti pour interpréter Iokanaan dans sa mise en scène au théâtre de Salomé en 1964, et s'il interprète Créon dans l'Edipo Re de 1967, Carmelo Bene ne fait pas partie de la "famille" d'acteurs habituels de Pasolini.

Bête de scène inventive et déjantée, incendiaire systématique de toutes les formes de bêtise et de conformisme, metteur en scène et réalisateur de cinéma iconoclaste et même romancier génial, il a beaucoup en commun avec Pier Paolo Pasolini. Mais en même temps, la profonde originalité de ces deux hommes, la radicalité de leurs parcours et le caractère tranché de leurs positions théoriques, tout concourait à ce qu'ils s'estiment mutuellement - ce qui fut le cas - mais qu'ils ne puissent pas se rejoindre véritablement sur le plan artistique. De sorte que leur rencontre, au printemps 1967 sur le tournage d'Edipo Re à Ouarzazate, ressemble assez à un rendez-vous à demi manqué.

 

1/ Des débuts fracassants au théâtre (1959-1967)

Caligula (Camus)
1959-1961

Né le 1er septembre 1937 à Campi Salentina, Carmelo Bene a trente ans au moment du tournage d'Edipo Re, mais sa carrière artistique a commencé dix ans plus tôt, lorsqu'il s'est inscrit à l'Académie nationale d'art dramatique, qu'll a très vite vertement critiquée pour son conformisme. A vingt-deux ans, il débute au théâtre dans le Caligula de Camus, sous la direction d'Alberto Ruggiero. Mais très vite, il ajoute la mise en scène à ses prestations d'acteur, et commence à manifester des dons exceptionnels au théâtre.

La décennie suivante voit des créations légendaires comme Pinocchio de Collodi (1961), Hamlet de Shakespeare (1961), Edouard II de Marlowe (1963), Salomé d'Oscar Wilde (1964), Manon de l'Abbé Prévost (1964) et Hamlet de Jules Laforgue (1967). Toutes font scandale, d'autant que le jeune Bene mène une vie de bohème fortement alcoolisée...

 

Au quotidien, Bene vivait avec Lydia Mancinelli. Il passait ses journées entre son bureau (où il lisait beaucoup et préparait ses mises en scène de théâtre ou de cinéma), la scène ou le studio. Le soir et la nuit, il hantait les restaurants et les bars autour de la Piazza del Popolo.

Sa vie était régentée par un alcoolisme au dandysme exigeant. Mais une énergie stupéfiante lui permettait de résister physiquement à son autodestruction systématique. Du moins à cette époque. Plus tard, son corps lui demanda des comptes et il mourut jeune.

Entre les gueules de bois et l'ivresse, son esprit bouillonnait. Tous les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle et du théâtre élisabéthain servaient d'incipit à ses créations. Verdi, Puccini et Mozart filtraient ses poussées d'adrénaline.

Portraits-Souvenirs de Cinéma, par Noël Simsolo (Hors Commerce, Paris, 2007, p.19-27).

 

Une démythification systématique : le second Hamlet (octobre 1962)

Après une dizaine de jours de répétitions, on commença le 20 octobre. Nous avions monté le spectacle pour au moins dix-huit jours.

Il répartit les acteurs sur trois gradins, avec six pupitres portant le scénario. Vous vous rappelez les quatre coins dans la sarabande du Gregorio ? Là, les coins sont devenus six. Blâmes, excuses, hurlements, jurons se multiplient, redoublent, s'affrontent, se superposent, se croisent avec toute la violence de l'urgence libertaire de la dénonciation de l'artiste anarchiste. Dans le chaos le plus total, tout se désintègre, se déforme, rendant impossible au public la perception du lyrisme du texte shakespearien, affronté pour dissoudre, pour rompre cette vérité ancestrale, celle du savoir. Donc une lecture, non plus un processus, mais dans cette nouvelle orientation, Hamlet continue à voleter, çà et là, sur les gradins, imposant sa lointaine et feinte philosophie aux pauvres comédiens qui, ne sachant que choisir parmi les phrases qui leur étaient assignées, terminèrent le spectacle aphasiques. Exactement comme ce qui arrivait au début du second acte du Gregorio. Un cri terrible fut poussé en direction de la salle pour dénoncer, demander pitié. A l'hécatombe s'unit Hamlet-Bene, qui en mourant déclare qu'il n'est pas disposé à réciter le fameux monologue.

Un soir, au cours de l'une de ces représentations, Pasolini était assis au premier rang. Carmelo-Hamlet était à terre, à un mètre de ses pieds, occupé à prononcer "être ou ne pas être" pour lui seul. Je vis alors Pasolini s'incliner vers ce pauvre Christ, pour tenter de capter au moins une parole de ce monologue, une intonation ; mais rien, même pas un souffle. Ce monologue était une affaire privée. Ce sont des paroles qui sont récitées de la naissance à la mort, comme le fait Carmelo dans cet Hamlet, en silence. A la fin du spectacle, Pasolini déclara, presque avec indignation : "Nom de Dieu, je ne pourrai plus jamais voir aucun autre Hamlet !"

Mais ce spectacle lui aussi a été renié pour trente deniers. Carmelo a dit : "Hamlet sera le cortège funèbre de toute ma vie. Celui-ci fut le premier, totalement shakespearien, pas encore perverti par Laforgue. C'était celui qui venait ricaner de cette espèce de pauvreté mêlée à du cabotinage." Ce commentaire méprisant, traduit toute sa condamnation d'un théâtre du sens, alors que la grandeur de cet Hamlet tenait à sa synthèse de toute existence, de la vie de chacun de nous, dans sa capacité de réduire à un emblème le caractère d'une condition humaine qui se fait concept, c'est-à-dire" indécision", centre et cause de toute expérience tragique. Un théâtre fait de comédiens, qui jouaient aux marionnettes pour adultes.

Salvatore Vendittelli - Carmelo Bene fra teatro e spettacolo, Accademia University Press, 2015, p.43-45

 

Le théâtre italien, dans ce contexte (où le caractère officiel est la protestation) se situe culturellement au niveau le plus bas. Le vieux théâtre traditionnel est de plus en plus rebutant. Quant au nouveau - qui n'est rien d'autre que le long pourrissement du modèle du Living Theatre (à l'exclusion de Carmelo Bene, indépendant et original) - il a réussi à devenir aussi rebutant que le théâtre traditionnel.

Pier Paolo Pasolini, préface à Bête de style in Pasolini, Théâtre, Babel, 1990, pp.465-466, trad.Alberte Spinette.

 

2/ Le tournage d'Edipo Re (printemps 1967)

Pourquoi choisir Carmelo Bene pour le rôle de Créon ? A Jean-André Fieschi qui lui posait la question du choix de ses acteurs dans son interview des Cahiers du Cinéma, n° 195, en novembre 1967, Pasolini répondait ceci :

Je les ai choisis un peu arbitrairement. J'avais besoin d'accomplir, à l'intérieur du film, une sorte de désacralisation quasi humoristique. Dans la mesure où je m'étais jeté dans le mythe à âme et corps perdus, j'avais besoin aussi de maintenir une certaine distance, un certain détachement, pour éviter le ridicule. (Si je m'étais laissé emporter par mon élan, je ne sais pas trop où j'aurais abouti.) Les autres acteurs ont été le frein que je me suis imposé à moi-même : c'est pour cela que j'ai choisi Ninetto dans le rôle du messager. C'est lui qui regarde le Sphinx, et son regard suffit à le désacraliser : sans son regard, le Sphinx aurait été soit esthétisant, soit simplement velléitaire. Ainsi de Carmelo Bene : il campe un Créon ambigu, avec un prolongement presque comique.


Carmelo Bene ne semble pas avoir été particulièrement motivé par cette mission, et Francesco Leonetti se souvient surtout de ses frasques marocaines :

Extrait de La voce del corvo, autobiographie de Francesco Leonetti, 2002

Peu après [l'Evangile selon St Matthieu], je me trouvai dans le désert du Sahara avec les grands acteurs de l'époque : Valli, Mangano, Bene, Julian Beck [...]


Le tournage a duré une vingtaine de jours. Nous étions logés aux portes du désert, dans le village de Ouarzazate, à quelques heures de voiture de Marrakech. Déjà, pendant la traversée de l'Atlas, je me souviens qu'il y avait du brouillard et dans les descentes sans garde-fous on roulait à tombeau ouvert ; c'était comme se perdre dans les mystères marocains, les femmes archaïques, les rites guerriers, les marchés de troc. En revanche, les garçons de Ouarzazate étaient très doux et ils vous apportaient le « kif » dans un petit sachet blanc comme un dessert des pays du sud. Je partageais ma chambre dans le grand hôtel avec Carmelo Bene, qui jouait le roi Créon. Un bon buveur de whisky, mais qui imitait plus l'ivresse bachique qu'il n'était réellement chargé d'alcool ; il me traînait sur le plateau une bouteille à la main. C'est lui qui a suggéré l'idée de chercher un marché aux esclaves noirs dans les environs. Nous nous étions tous deux épris naturellement d'Alida Valli et nous le lui avons dit. Et elle, d'un ton pathétique, a répliqué que cet amour était très beau mais que, infortunée, cela ne lui était pas arrivé pendant toute sa jeunesse de privation ; elle jouait toujours avec des acteurs stupides, et particulièrement nuls quand ils étaient américains. La production imposait des sorties toujours en couples et rien d'autre. Et pauvres de nous, nous devions donc, dans ce cas particulier pour nous (qui se déroulait sur le plateau et à l'hôtel, pendant que Pier Paolo tournait son oeuvre tragiquissime) lui dire au moins : « Mais non, Alida, tu es aussi fascinante aujourd'hui que lorsque tu faisais tomber amoureux tous les Italiens au cinéma de notre jeunesse. » (Elle voulait me donner son adresse, qui comprenait Rome, Madrid, Casablanca et Budrio, avec les numéros de téléphone « à Franscesco Leonetti, pour qu'il me trouve toujours » - elle avait certainement lu mon Tapis volant...) Et nous deux, nous sommes tombés sur des Américains qui venaient au Maroc en voyage organisé, une nuit dans un hôtel et la suivante dans un autre. Nous en avons attaqué deux dans la salle de bains. Naturellement, je suis en train d'affabuler sous l'effet de la drogue du souvenir. Nous les avons attaqués et ils ont poussé de petits cris. C'est seulement ensuite que nous avons compris que c'étaient des cris de déception : ils attendaient les Noirs marocains, parce qu'ils avaient économisé pendant la moitié de leur vie pour faire le voyage au Maroc, en prévision de cette grande expérience...

Traduction d'Agnès Vinas



De fait, les trois scènes qui rassemblent Œdipe et Créon dans le film sont assez décevantes : Carmelo Bene y joue manifestement les utilités, et semble particulièrement lointain dans la grande scène de confrontation avec Franco Citti, filmé en gros plan et en pleine lumière, tandis que Bene est relégué dans la pénombre et transpire abondamment... Un traitement nettement moins flatteur que celui qui a été réservé à Julian Beck dans le rôle de Tirésias. La rencontre avait été manquée.


 

3/ La parenthèse cinématographique (1967-1975)

En tant qu'acteur

1967

Edipo Re

PP Pasolini

Créon

1967

Lo scatenato

Franco Indovina

Le prêtre

1968

Hermitage

Carmelo Bene

L'homme

1969

Nostra Signora dei Turchi 

Carmelo Bene

Le protagoniste


1969

Colpo rovente

Piere Zuffi

Billy Desco

1969

Capricci

Carmelo Bene

Le poète

1969

Umano non umano

Mario Scifano

1970

Don Giovanni

Carmelo Bene

Don Giovanni

1970

Ventriloquio

Carmelo Bene

L'homme

1970

Necropolis

Franco Brocani

Episode du Diable

1971

Tre nel mille

Franco Indovina

Pannochia

1972

Salome

Carmelo Bene

Hérode

1973

Un Amleto di meno 
(Un Hamlet de moins)

Carmelo Bene

Hamlet

1975

Claro

Glauber Rocha

Le travesti

En tant que réalisateur. Ces films se différencient nettement de ceux de Pasolini par leur radicalité extrême. Rétrospectivement, on mesure à quel point la technique cinématographique finalement assez classique de Pasolini a dû sembler plate à un futur cinéaste autrement plus audacieux...

1968

Hermitage

Carmelo Bene

Court métrage

1968

A proposito di Arden of Feversham

Carmelo Bene

Court métrage

1969

Nostra Signora dei Turchi 

Carmelo Bene

Long métrage

1969

Capricci

Carmelo Bene

Long métrage

1970

Don Giovanni

Carmelo Bene

Long métrage

1970

Ventriloquio

Carmelo Bene

Court métrage

1972

Salome

Carmelo Bene

Long métrage

1973

Un Amleto di meno (Un Hamlet de moins)

Carmelo Bene

Long métrage



J'ai fait cinq films avec très peu de moyens, de façon très précaire. Pour certains, cinq films c'est peut-être peu, mais pour d'autres, cinq films de Carmelo Bene c'est peut-être déjà trop. Le fait est qu'en 1974, j'ai décidé de mettre un terme à ma parenthèse cinématographique.

"Cogito ergo est - Que les vivants me pardonnent" - Entretien avec Carmelo Bene, in Cahiers du cinéma, Cinéma 68, Hors série, p.55 - Propos recueillis le 2 avril 1998 à Rome

 

4/ Retour au théâtre (1974-2002)

Un précieux document d'archives conservé par l'INA permet de comprendre pourquoi Carmelo Bene a donné la priorité au théâtre, mais un théâtre radical, d'avant-garde, loin de tous les conformismes. Dans le Cercle de minuit, il répond, dans la salle du Théâtre de l'Odéon, aux questions de Laure ADLER (off) sur sa vision du théâtre, ses échecs et son œuvre.

Portait de Carmelo BENE, 25 nov. 1996

 

Performances de la « machine actoriale »

On est effectivement bien loin de la « performance » du jeune Bene dans le film de Pasolini...

Shakespeare - Riccardo III - 1981

 

En forme de conclusion... vacharde : ce que pensait Carmelo Bene de l'art de Pasolini

Interview de Sandro Veronesi chez Carmelo Bene à Otrante en 1995


© Agnès Vinas