(I, 23 sqq)
Orphée sera le premier objet de mes chants,
Orphée, fruit des amours d'Eagrus et de Calliope, qui lui
donna le jour près du mont Pimplée. Les rochers et
les fleuves sont sensibles aux accents de sa voix, et les
chênes de la Piérie, attirés par les doux
sons de sa lyre, le suivent en foule sur le rivage de la Thrace,
où ils attestent encore le pouvoir de son art enchanteur.
Ce fut par les conseils de Chiron que le fils d'Eson
reçut au nombre de ses compagnons le chantre divin qui
régnait sur les Bistoniens.
(I, 494 sqq)
Dans le même temps le divin Orphée prit en main sa
lyre, et, mêlant à ses accords les doux accents de
sa voix, il chanta comment la terre, le ciel et la mer,
autrefois confondus ensemble, avaient été
tirés de cet état funeste de chaos et de discorde
; la route constante que suivent dans les airs le soleil, la
lune et les autres astres ; la formation des montagnes, celle
des fleuves, des Nymphes et des animaux. Il chantait encore
comment Ophyon et Eurynome, fille de l'Océan,
régnèrent sur l'Olympe, jusqu'à ce qu'ils
en furent chassés et précipités dans les
flots de l'Océan par Saturne et Rhéa, qui
donnèrent des lois aux heureux Titans. Jupiter
était alors enfant ; ses pensées étaient
celles d'un enfant. Il habitait dans un antre du mont
Dicté, et les Cyclopes n'avaient point encore armé
ses mains de la foudre, instrument de la gloire du souverain des
dieux. Orphée avait fini de chanter, et chacun restait
immobile. La tête avancée, l'oreille attentive, on
l'écoutait encore, tant était vive l'impression
que ses chants laissaient dans les âmes.
(I, 536 sqq)
Tels que des jeunes gens qui, dansant au son du luth autour de
l'autel d'Apollon, soit à Delphes, soit à
Délos, ou sur les bords de l'Isménus, attentifs
aux accords de l'instrument sacré, frappent en cadence la
terre d'un pied léger : tels les compagnons de Jason, au
son de la lyre d'Orphée, frappent tous ensemble les flots
de leurs longs avirons.
(I, 569 sqq)
Orphée célébrait alors sur sa lyre
l'illustre fille de Jupiter, Diane, protectrice des vaisseaux,
qui se plaît à parcourir ces rivages, et veille sur
la contrée d'Iolcos. Attirés par la douceur de ses
chants, les monstres marins et les poissons mêmes, sortant
de leur retraite, s'élançaient tous ensemble
à la surface de l'onde et suivaient en bondissant le
vaisseau, comme on voit dans les campagnes des milliers de
brebis revenir du pâturage, en suivant les pas du berger
qui joue sur son chalumeau un air champêtre.
(I, 910 sqq)
Il dit, et monta le premier sur le vaisseau. Ses compagnons
s'empressèrent de le suivre ; Argus lâche le
câble qui retenait le vaisseau, et tous commencent
à ramer avec une nouvelle ardeur. Le soir ils
abordèrent, par les conseils d'Orphée, dans
l'île de Samothrace, pour se faire initier dans ses
mystères sacrés, et parcourir ensuite les mers
avec moins de danger. Mais qu'allais-je faire en poursuivant mon
récit ? Salut à l'île elle-même !
Salut aux dieux invoqués dans des mystères que je
ne puis révéler !
(I, 1133 sqq)
Jason, versant des libations sur les victimes
enflammées, suppliait ardemment la déesse
d'apaiser la fureur des vents. Ses compagnons, revêtus de
leurs armes, dansaient autour de l'autel en frappant de toutes
leurs forces leurs boucliers de leurs épées.
Orphée l'avait ainsi commandé pour écarter
du sacrifice les tristes gémissements des Dolions, qui
pleuraient sans cesse leur roi ; et c'est de là que les
Phrygiens ont conservé l'usage d'invoquer Cybèle
au son du rhombe et des tambours.
(II, 154 sqq)
Ainsi les Argonautes se reprochaient sans cesse une
séparation dont les décrets de Jupiter
étaient seuls la cause. Ils passèrent la nuit sur
le rivage, et s'occupèrent d'abord du soin des
blessés. On offrit ensuite un sacrifice aux immortels, et
on prépara le repas, après lequel, au lieu de se
laisser aller au sommeil, chacun se couronna des branches d'un
laurier auquel le vaisseau était attaché.
Orphée prit en main sa lyre dorée, et tous,
mêlant leurs voix à ses divins accords,
chantèrent ensemble les louanges du dieu qu'on
révère à Thérapné. Les vents
retenaient leur haleine, le rivage était tranquille, la
nature entière semblait sourire à leurs
chants.
(II, 669 sqq)
Dans le temps où la nuit n'étant plus le jour ne
paraît pas encore, mais seulement une lueur incertaine qui
se mêle aux ténèbres, les Argonautes furent
contraints par la fatigue d'aborder dans l'île de
Thyniade. A peine étaient-ils débarqués sur
cette rive déserte, qu'Apollon lui-même s'offrit
à leurs yeux. Il venait de quitter la Lycie, et allait
visiter au loin les nations nombreuses des Hyperboréens.
Sa marche rapide agitait ses cheveux dorés, dont les
boucles voltigeaient sur ses joues ; il tenait de la main gauche
son arc, et son carquois était suspendu sur ses
épaules. L'île entière tremblait sous ses
pas, et les flots soulevés inondaient le rivage. A son
aspect les héros, saisis de frayeur, demeurèrent
immobiles, baissant la tête, et n'osant porter leurs
regards sur la face éclatante du dieu qui,
déjà loin de l'île, traversait les airs
au-dessus du Pont-Euxin : «Amis, s'écria
Orphée après un long silence, consacrons
promptement cette île au soleil du matin, puisque c'est
dans ce temps qu'Apollon nous y est apparu. Elevons-lui un autel
sur le rivage, et offrons-lui un sacrifice tel que la
circonstance le permet. Si quelque jour il nous ramène
heureusement en Thessalie, la graisse des chèvres fumera
sur ses autels. Roi puissant, que ton apparition soit pour nous
le gage de ta faveur !» A ces mots, les uns ramassent des
pierres pour former l'autel, et les autres se répandent
çà et là pour chercher des biches ou des
chèvres sauvages échappées du fond des
forêts. Apollon lui-même leur fournit bientôt
une chasse abondante. Ils firent brûler, selon l'usage,
les cuisses de tous ces animaux, et tandis que la flamme
brillait dans les airs, ils dansèrent autour de l'autel
en célébrant le beau Phébus, et
répétant : «Io paean ! Io paean
!» Orphée, s'accompagnant de sa lyre, chantait
comment, sur le mont Parnasse, le serpent Python expira
autrefois percé des flèches du dieu, qui
était alors dans l'âge le plus tendre, et se
plaisait encore à porter ses longs cheveux
bouclés. Mais que dis-je ? pardonne dieu puissant !
jamais le fer tranchant n'approchera de tes cheveux, que l'ordre
du Destin rend éternels. La fille de Coeus, Latone, ta
mère, ose seule les toucher ; seule elle les arrange de
ses mains. Orphée chantait aussi comment, attentives au
combat, les Nymphes qui habitaient l'antre Corycium animaient le
courage d'Apollon en criant : «Io, io»,
refrain qu'on répète encore aujourd'hui dans les
hymnes qui lui sont consacrés. Les Argonautes firent
ensuite des libations, et jurèrent sur l'offrande
sacrée de se secourir mutuellement et de conserver parmi
eux une concorde éternelle. En même temps ils
élevèrent à la déesse de la Concorde
un monument qu'on voit encore en ces lieux.
(II, 911 sqq)
Les Argonautes aperçurent ensuite le tombeau de
Sthénélus, fils d'Actor, qui, ayant
accompagné Hercule dans la guerre contre les Amazones, en
revint blessé d'une flèche, et mourut sur ce
rivage. Sachant que les Argonautes approchaient,
Sthénélus conjura Proserpine de lui laisser revoir
un instant des guerriers autrefois ses amis et ses compagnons.
La déesse, touchée de sa prière, permit
à son ombre de sortir des enfers. Du haut de son tombeau,
il contemplait avec avidité le navire, et paraissait tel
qu'il était au jour de son départ pour cette
guerre, portant sur sa tête un casque éclatant,
orné d'un panache couleur de pourpre : il disparut
bientôt, et rentra dans la nuit profonde. Les Argonautes,
saisis d'étonnement et d'effroi, résolurent, par
le conseil du devin Mopsus, de prendre terre afin d'apaiser
l'ombre de Sthénélus. On baissa la voile, on
s'approcha du rivage, et lorsqu'on y eut attaché le
navire, on se rendit près du tombeau, sur lequel on fit
des libations et on brûla des victimes stériles en
l'honneur du héros. Ensuite on éleva un autel
à Apollon, protecteur des vaisseaux. Orphée lui
consacra sa lyre, et le nom de cet instrument est devenu celui
du lieu même.
(IV, 885 sqq)
Le lendemain, aussitôt que l'aurore eut frappé de
ses rayons le sommet des cieux, on se rembarque à la
faveur du zéphyr, on lève avec joie les ancres, et
on déploie les voiles. Le vent qui les enfle porte
bientôt le vaisseau à la vue d'une île
couverte de fleurs, et d'un aspect riant. Elle était
habitée par les Sirènes, si funestes à ceux
qui se laissent séduire par la douceur de leurs chants.
Filles d'Achéloüs et de la Muse Terpsichore, elles
accompagnaient autrefois Proserpine et l'amusaient par leurs
concerts, avant qu'elle eût subi le joug de l'hymen.
Depuis, transformées en des monstres moitié femmes
et moitié oiseaux, elles étaient retirées
sur un lieu élevé, près duquel on pouvait
facilement aborder. De là, portant de tous
côtés leurs regards, elles tâchaient
d'arrêter les étrangers, qu'elles faisaient
périr en les laissant consumer par un amour
insensé. Les Argonautes, entendant leurs voix,
étaient près de s'approcher du rivage ; mais
Orphée, prenant en main sa lyre, charma tout à
coup leurs oreilles par un chant vif et rapide qui
effaçait celui des Sirènes, et la vitesse de leur
course les mit tout à fait hors de danger. Le seul
Butès, fils de Téléon, emporté tout
d'abord par sa passion, se jeta dans la mer, et nageait en
allant chercher une perte certaine ; mais la déesse qui
règne sur le mont Eryx, l'aimable Vénus, le retira
des flots et le transporta près du promontoire
Lilybée.
(IV, 1141 sqq)
Les Argonautes ayant donc préparé dans ce lieu un
grand lit, étendirent par-dessus la Toison d'or, afin
d'orner davantage le trône de l'hymen et de rendre cette
union à jamais mémorable. Une troupe de nymphes,
dont les unes étaient filles du fleuve Egée, et
les autres habitaient le sommet du mont Mélite et les
bois d'alentour, envoyées par Junon pour faire honneur
à son héros, apportèrent des fleurs de
toute espèce qu'elles venaient de cueillir
elles-mêmes. L'éclat de la Toison, qui brillait
comme une flamme autour d'elles, les remplit d'admiration. Leurs
yeux pétillaient du désir de la prendre entre
leurs mains, mais la pudeur les retint. Bientôt
après elles étendirent autour des deux
époux leurs voiles odorants, tandis que les Argonautes se
tenaient à l'entrée de la grotte sacrée qui
porte encore le nom de Médée. La lance à la
main, de peur d'être surpris par les ennemis, et le front
ceint de branches d'arbres, ils célébraient
l'hymen en chantant au son de la lyre d'Orphée.
(IV, 1390 sqq)
Les Argonautes, étant enfin parvenus sur les bords du
lac Triton, déposèrent dans ses eaux le navire, et
coururent aussitôt, comme des chiens furieux, chercher une
fontaine pour apaiser la soif qui les pressait. Un heureux
hasard les conduisit au milieu d'une campagne sacrée du
royaume d'Atlas, où le serpent Ladon, né du sein
de la terre, veillait peu auparavant à la garde des
pommes d'or, tandis que les Nymphes Hespérides qui le
servaient faisaient retentir l'air des doux accents de leurs
voix. L'animal redoutable venait d'être tué par
Hercule au pied de l'arbre qu'il gardait.
L'extrémité de sa queue palpitait encore, le reste
de son corps était étendu sans mouvement, et des
essaims de mouches trouvaient la mort dans ses plaies,
infectées du venin qu'y avaient laissé les
flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne.
Près de lui, les Hespérides gémissaient
tendrement et se couvraient le visage de leurs mains. Les
Argonautes s'approchèrent assez près d'elles sans
être aperçus, mais au premier bruit de leur marche
elles disparurent tout à coup. «Aimables
divinités, s'écria Orphée en voyant ce
prodige, soit que vous habitiez le ciel ou les Enfers, ou que
vous soyez les Nymphes de ces déserts, Nymphes
sacrées, filles de l'Océan, puisque nous avons
été assez heureux pour vous contempler,
montrez-nous une eau qui puisse étancher la soif qui nous
dévore. Pour prix de ce service, si nous retournons un
jour dans la Grèce, vous partagerez nos présents
avec les premières d'entre les déesses ; nous vous
offrirons des libations, et nous célébrerons en
votre honneur des repas sacrés». Telle fut la
prière d'Orphée. Les Nymphes ne furent point
insensibles au malheur des Argonautes. On vit d'abord sortir de
la terre quelques brins d'herbe, de tendres rameaux parurent
ensuite, et bientôt des branches infinies
s'élevèrent de toutes parts. Hespéra devint
un peuplier, Erythie un orme, Eglé fut changée en
saule : toutes, par un merveilleux prestige, paraissaient encore
sous la forme de ces arbres, telles qu'elles étaient
auparavant.
(IV, 1537 sqq)
Les Argonautes, s'étant ensuite rembarqués
à la faveur d'un vent du midi, voguaient au hasard, et ne
savaient quelle route tenir pour sortir du lac Triton. Tel qu'au
milieu des ardeurs du jour un serpent, brûlé par
les rayons du soleil, se traîne obliquement et, l'oeil en
feu, tourne de tous côtés sa tête en poussant
d'horribles sifflements, jusqu'à ce qu'il ait
gagné l'entrée de sa retraite ; ainsi le navire
Argo erre longtemps çà et là pour parvenir
à l'embouchure du lac. Dans ce cruel embarras,
Orphée commande à ses compagnons de descendre
à terre, et de se rendre les divinités du pays
favorables en leur consacrant un grand trépied,
présent d'Apollon. La cérémonie fut
à peine achevée, que le dieu Triton lui-même
leur apparut sous la forme d'un jeune homme tenant dans la main
une poignée de terre qu'il leur présenta en disant
: «Recevez, mes amis, ce gage de l'hospitalité : je
n'en ai pas dans ce moment de plus précieux à vous
offrir, mais si, comme étrangers, vous ignorez les
chemins de ces mers, je suis prêt à vous les
enseigner. Neptune mon père m'a placé près
de son empire, et je règne sur ces rivages.
Peut-être, quoique vous soyez d'un pays
éloigné, le nom d'Eurypyle qui reçut le
jour en Libye est-il parvenu jusqu'à vous».
Traduction de J.J.A. Caussin (1841)