Heureux qui du bien suprême Peut dans le sein de Dieu même Voir les splendides clartés, Et s'affranchir des entraves Où languissent les esclaves Des terrestres voluptés ! Le jour qu'Eurydice expire, Orphée arrache à sa lyre De mélodieux sanglots ; Les forêts suivent sa trace, Et des fleuves de la Thrace Ses chants arrêtent les flots. Le cerf, du lion sauvage Affronte le voisinage Et le lièvre rassuré Voit le molosse farouche Qui dompté, rampe et se couche Aux pieds du chantre inspiré. Le poète chante encore ; Mais sa douleur le dévore, Et les merveilleux accents Dont le charme salutaire Donne la paix à la terre Ne peuvent calmer ses sens. Dans sa navrante folie Accusant la barbarie Des dieux qui règnent au ciel, Des enfers il prend la route, Espérant trouver sans doute Leur souverain moins cruel. Là, dans sa tristesse amère, De la déesse sa mère Il évoque les leçons ; Aux doux accords de la lyre Sa voix s'unit et soupire Ses plus touchantes chansons. Il dit la mort d'Eurydice, Sa terreur, son long supplice, Et ses adieux déchirants ; Franchissant le noir Ténare, Sa voix émeut du Tartare Les impassibles tyrans. Cerbère aux pieds du poète Incline sa triple tête, Et les Fantômes vengeurs, Les implacables Furies, De leurs yeux, sources taries, Sentent couler quelques pleurs. Là, sur la roue infernale, Ixion dort, et Tantale Dédaigne le flot moqueur ; Plus loin, gorgé d'harmonie, L'affreux vautour de Titye Cesse de ronger le coeur. Enfin : «Ta douleur me touche, Dit d'une voix moins farouche Le sombre roi des Enfers ; Que ton désir s'accomplisse ! Je te rends ton Eurydice En échange de tes vers. Mais je t'impose une épreuve : Avant de franchir le fleuve Qui neuf fois étreint ces lieux, Dans ton ivresse hâtive, Sur ta femme encor captive Ne détourne pas les yeux.» Vainement Pluton ordonne : L'Amour n'écoute personne. Orphée, aux confins du jour, Vers sa compagne éperdue... Il la voit, la perd, la tue, Et cette fois sans retour ! Méditez bien cette histoire, O vous qui briguez la gloire De guider votre âme aux cieux : Des yeux sonder le Tartare C'est livrer au gouffre avare Son bien le plus précieux. Traduction (libre) en vers de Louis Judicis de Mirandol (1861) |