Eurydice
Il est sorti ! ... je veux qu'en rentrant il trouve Son toit semé de fleurs. Elle prend le reste des fleurs qu'elle tient dans sa robe et les jette dans la cabane.
Orphée
Que vois-je ! ... n'est-ce pas la nymphe Maquilla, La belle nymphe que j'adore ? ... seule ! Révélons Ma présence par ce trait qu'elle aime tant. Il joue une phrase passionnée sur le violon. Eurydice
Mon mari ! ...
Orphée Ma femme ! ... imbécile ! ... dépêchons-nous de crier Avant qu'elle commence... ah ! Je vous y prends, Madame.
Eurydice.
A quoi, je vous prie ?
Orphée A quoi ? ... mais à qui donc jetiez-vous ces fleurs, s'il vous plaît ?
Eurydice
Ces fleurs ? ... au vent ! ... et vous, mon tendre ami, à qui jetiez-vous ce chant passionné de votre... crin-crin ?
Orphée A la lune...
Eurydice
Fort bien ! Savez-vous ce que je conclus de tout cela, mon bon chéri ? ... c'est que si j'ai mon berger, vous avez votre bergère... eh bien ! Je vous laisse votre bergère, laissez-moi mon berger.
Orphée Allons ! Madame, cette proposition est de mauvais goût ! ...
Eurydice
Pourquoi donc, je vous prie ?
Orphée Parce que... parce que... tenez ! Vous me faites rougir !
Eurydice
Vraiment ! Eh bien ! Si cette couleur-là vous déplaît, nous tâcherons de vous en trouver une autre.
Orphée Eurydice ! ... ma femme ? ...
Eurydice
Ah ! Mais, c'est qu' il est temps de s'expliquer, à la fin ! Et il faut qu'une bonne fois je vous dise votre fait, maître Orphée, mon chaste époux, qui rougissez ! Apprenez que je vous déteste ! Que j'ai cru épouser un artiste et que je me suis unie à l'homme le plus ennuyeux de la création. Vous vous croyez un aigle, parce que vous avez inventé les vers hexamètres ! ... mais c'est votre plus grand crime à mes yeux ! ... est-ce que vous croyez que je passerai ma jeunesse à vous entendre réciter des songes classiques et racler (montrant le violon d'Orphée.) l'exécrable instrument que voilà ? ...
Orphée Mon violon ! ... ne touchez pas cette corde, madame !
Eurydice
Il m'ennuie, comme vos vers, votre violon ! ... allez charmer de ses sons les bergères de troisième ordre dont vous raffolez. Quant à moi, qui suis fille d'une nymphe et d'un demi-dieu, il me faut la liberté et la fantaisie ! ... j'aime aujourd'hui ce berger, il m'aime ; rien ne me séparera d'Aristée !
Duo
Orphée Ah ! C' est ainsi ?
Eurydice
Oui, mon ami.
Orphée Tu me trompes, comme mari ?
Eurydice
Oui, mon ami ! ...
Orphée Tu me dédaignes, comme artiste !
Eurydice
Oui, mon ami ! Le violoniste Me paraît triste, L'instrumentiste Est assommant, Et l'instrument Me déplaît souverainement.
Orphée Ah ! De ton insolence Je vais tirer vengeance.
Eurydice
Et comment, je vous prie ?
Orphée Je vais, ma tendre amie, Vous jouer aussitôt Une oeuvre de génie : Mon dernier concerto.
Eurydice
Grâce, je t' en supplie...
Orphée Non, non, pas de retard, C'est le comble de l'art : Il dure une heure un quart !
Eurydice
Une heure un quart !
Orphée Au moins.
Eurydice
Je n'écouterai pas.
Orphée Si, tu m' écouteras.
Il joue du violon : Eurydice se bouche les oreilles avec désespoir.
Ensemble
Orphée C'est adorable, C'est délectable, C'est ravissant, C'est entraînant.
Eurydice
C'est déplorable, C'est effroyable, C'est assommant, C'est irritant.
Orphée Ecoutez encor ce motif Charmant, langoureux, expressif.
Reprise du violon.
Quel charmant concerto !
Eurydice
Ah ! C'est horrible,
Ah ! C'est terrible.
Orphée Quel tremolo ! Rinforzando, Presto, presto, pianissimo, Pizzicato... agitato...
Ensemble. Orphée joue du violon avec rage et Eurydice chante.
Eurydice
Ah ! Seigneur, ah ! Quel supplice, C'est fini, le voilà parti. O Vénus, sois-moi propice ! Délivre-moi de mon mari. Vénus, ma belle déesse, délivre-moi de mon aimable Orphée, Et je t'immolerai dix brebis plus blanches que le lait !
Orphée Jupiter, mon maître, délivre-moi de ma tendre Eurydice, et je chanterai tes louanges sur ma lyre à quatre cordes. (à Eurydice.) Madame, je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m'attend ! Quand une femme en est arrivée à ce degré d'audace, il est parfaitement inutile d'essayer de la remettre dans la bonne voie...
Eurydice
A la bonne heure ! Séparons-nous donc !
Orphée Je le ferais de bon coeur, si cela ne devait pas nuire à ma considération et à la position que je me suis faite par mon talent et mon travail. Je suis esclave de l'opinion publique : c'est ma seule faiblesse, laissez-la-moi. J'ai besoin du monde, je ne veux pas le heurter. Mais je me suis mis en tête de pourfendre chacun de vos adorateurs...
Eurydice
Avec votre archet ?
Orphée Non, madame. Je crois inutile de vous apprendre le moyen que j'ai choisi pour attraper le maraudeur... Qu'il vous suffise de savoir ceci : je ne lui conseille pas de folâtrer dans les blés que voilà, comme il le fait depuis qu'il est venu, je ne sais d'où, s'établir dans mon voisinage.
Eurydice
Et qui l'en empêchera ?
Orphée Qui ! ... petit nanan que j'ai semé à son intention dans les blonds épis...
Eurydice
Que voulez-vous dire ?
Orphée Rien de plus ! Je vais donner mes leçons à l'orphéon... adieu, bibiche... petit nanan semé pour lui, là... faites attention... adieu !
Il sort.
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