Traduction de Marc Legrand (1896)

A Emile Gebhart

Triste, fuyant Tempe, qu'arrose le Pénée,
Ayant vu par malheur sa ruche abandonnée,
Debout près de la source au vénéré ruisseau,
Aristée appelait sa mère au fond des eaux.
«Ma mère, Cyrèné, qui vis au sein du fleuve,
S'il est vrai qu'Apollon fut mon père, pourquoi,
Pourquoi m'avoir créé pour une telle épreuve,
Mère ? Qu'est devenu tout ton amour pour moi ?
Quoi ! le ciel m'attendrait ? Hélas ! je n'ai plus même
Le gloire d'un mortel, qu'un assidu travail
Me fit trouver aux soins des champs et du bétail !
Prends donc le fer en main, et va, mère qui m'aimes,
Dévaster mes moissons ! Va brûler mes guérets,
Mettre en cendres l'érable, abattre mes forêts,
Et brandir sur ma vigne une dure cognée,
Si tu chéris si peu ma gloire dédaignée !...»

Sous le dais clair de l'eau profonde, Cyrèné
Entendit. Autour d'elle, heureux groupe sans crainte,
Les Nymphes travaillaient les riches toisons teintes,
Toutes, leurs beaux cheveux sur leur col promenés,
Drymo, Xantho, Spio, Ligea, Phyllodoce,
Thalia, Néséé, non loin de Cymodoce,
Lycorias la blonde et Gydippe à côté
- L'une encor vierge, l'autre à peine ayant tenté
Lucine, - puis aussi deux filles immortelles
D'Océanus, Clio, Béroé, dont encor
La beauté rayonnait dans des vêtements d'or,
Deiopée, Ephyre, Opis, et, tout près d'elles,
La rapide Aréthuse enfin loin de ses traits.
Or Clymèné contait aux têtes attentives
En dépit de Vulcain les caresses furtives
Et la ruse du dieu qu'on surprit dans des rets ;
Et son agile voix, depuis le Chaos sombre
Chantait les immortels et leurs amours sans nombre.
Les nymphes déroulaient leurs faciles fuseaux.

Pour la seconde fois vint à travers les eaux
La plainte d'Aristée, et toutes entendirent
Et toutes, sur leurs lits de cristal, tressaillirent.
Mais, plus prompte, Aréthuse a levé sur les flots
Sa tête blonde : «Soeur, ce sont de vrais sanglots
Qui t'ont frappée ! Au bord de l'onde paternelle,
Ton fils, ton cher fils, pleure et t'appelle cruelle !...»
Et Cyrèné répond, plus anxieuse : «Eh bien !
Qu'il entre ! Mon fils peut toucher le seuil divin».
Elle dit et commande, et l'onde obéissante
Sous les pas du mortel s'écarte frémissante
Et devant lui se dresse et l'entoure bientôt,
Et le berger croit voir une montagne d'eau.

Cependant, pénétrant sous cet humide dôme,
Stupéfait, il admire un merveilleux royaume,
Grottes, lacs souterrains, bois résonnants d'échos,
L'immense bruit des eaux l'entoure. Il va, dénombre
Les grands fleuves du monde, en leur cours inégaux :
Le Phase et le Lycus, l'Enipée au flot sombre,
L'Anio, le vieux Tibre, et celui qui descend
De la Mysie, et l'Hypanis retentissant
Sur les rocs et, montrant dans de grasses contrées
A son front de taureau ses deux cornes dorées,
L'Eridan, dont le choc est le plus furieux.

Il entre sous la voûle aux rocailles pendantes.
Il dit pourquoi les pleurs ont coulé de ses yeux.
Les Nymphes sur ses mains versent l'onde abondante,
Puis apportent pour lui des tissus précieux.
Une table est dressée, on sert les coupes pleines,
Sur l'autel les parfums consument leurs haleines.
«Mon fils, dit Cyrèné, faisons, comme il convient,
Une libation de vin Méonien».
Elle invoque Océan, père antique du monde,
Et les Nymphes des eaux et les Nymphes des bois,
Elle verse trois fois une liqueur féconde
Sur la flamme, et la flamme en l'air monte trois fois.
Ce signe la rassure. Elle-même commence :

«Aux flots de Carpathos est un devin fameux,
Proteus, qui sur son char parcourt la mer immense,
Traîné par des poissons et des coursiers squameux.
Il gagne en ce moment Pallèné, sa patrie.
Chaque Nymphe le sert, Nèreus même le prie :
Car ce vieillard connaît, maître de tout destin,
Le passé, le présent et l'avenir lointain.
Neptune ainsi le veut, dont, par troupeaux énormes,
Il fait paître dans l'eau les habitants difformes.
C'est lui, mon fils, qu'il faut tout d'abord enchaîner.
Il sait tout ton malheur et peut le terminer.
Ne cédant qu'à la force, il est sourd aux prières :
Saisis-le, puis sur lui serre encor tes liens,
Ton effort déjouera ses malices dernières :
Moi-même sur mes pas je veux guider les tiens -
J'irai, quand le soleil du haut de sa carrière
Brûle l'herbe et rend l'ombre agréable aux troupeaux,
Aux lieux où le vieillard vient goûter le repos.
Tu pourras le surprendre en sa calme posture.
Mais quand tu l'auras pris et saisi dans tes noeuds,
Il deviendra soudain, fertile en impostures,
Sanglier hérissé, tigre au regard haineux,
Lionne au poil fauve, hydre aux écailles verdâtres,
Il crépitera tel qu'une flamme dans l'âtre
Ou fuira comme une onde impossible à saisir.
Mais plus tu le verras ainsi s'évanouir,
Plus tu devras serrer tes chaînes implacables,
Jusqu'à ce qu'il devienne à lui-même semblable,
Tel qu'il cédait naguère à son premier sommeil».
Elle dit et répand en flot pur et vermeil
Sur le corps du. jeune homme une exquise ambroisie :
Ses bras sont raffermis par l'essence choisie,
Ses cheveux, en bel ordre, ont un souffle odorant !

Au flanc d'un mont rongé par la vague est un antre
Où sous le vent du large à grand bruit la mer entre
Et ressort, reployée en un double courant,
Jadis aux matelots rade sûre et paisible.
Là Proteus, à l'abri d'un immense rocher,
Se retire. La Nymphe y vient, y fait cacher
Son fils dans un coin sombre ; elle-même, invisible
Sous d'épaisses vapeurs, veille sur le berger.

Dans son rapide cours brûlant l'Inde, flétrie,
Sirius rayonnait et, du milieu du ciel,
Le soleil fanait l'herbe et son foyer cruel
Séchait jusqu'au limon des rivières taries :
Proteus, quittant la mer, marchait vers l'antre obscur.
Autour de lui, le peuple humide de l'azur
Bondissait, dispersant une amère rosée.
Les phoques, soulevant leur pesanteur lassée,
Sur la plage au hasard s'étendent lourdement,
Et comme un pâtre dans la montagne,au moment
Où le bétail repu, gagnant l'étable sombre,
Aiguillonne en bêlant les loups errant dans l'ombre,
Proteus du haut d'un roc dénombre son troupeau.
Le moment approchait. Pour dormir il se couche :
Aristée aussitôt avec un cri farouche
S'élance et de liens soudain meurtrit sa peau.
L'autre, se souvenant de son pouvoir étrange,
En différents objets incessamment se change,
Et devient flamme et bête horrible et flot coulant.
Mais enfin en efforts stériles s'essoufflant,
Il recouvre la forme et la parole humaines :
«Enfant audacieux ! quel ordre ici t'amène ?
Que me veux-tu ? - Puissant Proteus, tu le sais bien,
Puisque pour te tromper il n'est pas de moyen.
Les Dieux m'ont envoyé vers toi, pour que ta bouche
Révèle le secret du malheur qui me touche».
Alors avec effort le devin de 1a mer
Tourne vers lui ses yeux où brille un glauque éclair,
Et, grondant sourdement, ouvre la destinée :

«Un Dieu poursuit sur toi sa colère obstinée :
C'est de ton crime encore un faible châtiment !
Le malheureux Orpheus venge par ton tourment
Son épouse à la mort par ta faute entraînée.
Sur la berge du fleuve, un jour, fuyant tes bras,
Rapide, elle courait, Hélas ! et sous ses pas
Ne vit point le serpent dans l'herbe de la rive.
Les Dryades, ses soeurs, de leurs clameurs plaintives
Emplirent la montagne, et les Gètes, là-bas,
La terre de Rhésus, et l'Hèbre, et le Pangée
Pleurèrent, et l'on vit Orythie affligée.
Orpheus, au bord des flots, seul avec sa douleur,
Sur l'écaille sonore allait berçant son coeur.
C'est toi, chère Eurydice, en son touchant délire,
C'est toi quand le jour naît, toi quand le jour expire,
Toi que chantait sa lyre et que nommaient ses vers !
Aux gorges du Ténare, aux portes des Enfers,
Dans le bois effrayant plein de lourdes ténèbres
Il vint, il descendit aux royaumes funèbres
Où trône une Puissance insensible aux humains.
Il chantait, et du fond de l'Erèbe nocturne
S'éveillaient et marchaient les Ombres taciturnes,
Fantômes à jamais privés de lendemains.
Ainsi chassés des monts par le soir ou l'orage,
Les oiseaux par milliers rentrent sous le feuillage.
Ils venaient, fiers héros dans la tombe couchés,
Mères en pleurs, époux, vierges au pur visage,
Enfants dont la famille entourait le bûcher.
Autour d'eux le Cocyte à la rive fangeuse
Roule dans les roseaux son eau marécageuse
Et le Styx replié les entoure neuf fois.
Le Tartare profond tressaillit à sa voix ;
Même, au sein de la Mort, demeurèrent stupides,
Ceintes de noirs serpents, les blêmes Eumenides,
Cerbère tut son triple aboîment, interdit,
Ixion, sur sa roue immobile, attendit.
Le chanteur triomphait : Eurydice rendue
Remontait vers le jour et marchait sur ses pas
(Car Proserpine ainsi la tirait du trépas)
Quand soudain il oublie, en son âme éperdue,
Hélas ! il cède au charme - ô Mânes sans pitié ! -
Il se retourne, au seuil même de la lumière,
Et la voit... C'en est fait ! Son oeuvre tout entière
S'écroule et le serment terrible est délié !
Trois fois l'affreux Averne en rugit dans sa joie.
«Qui me perd, qui te perd ? dit l'innocente proie.
Quel courroux implacable ? Hélas ! Le sort cruel
Me rappelle... Mes yeux au sommeil qui les noie
Se referment... Adieu !.. Dans le gouffre éternel
De la nuit l'on m'emporte... et celle qui t'adore...
Et qui n'est plus à toi, te tend les mains encore...»
Elle s'évanouit ainsi qu'en l'air léger
Du nuage s'efface un flocon passager.
Elle ne le vit plus embrassant la nuit vaine
Et la cherchant encor, le coeur gonflé d'amour,
Et du sombre marais, insensible à sa peine,
Le nocher de l'Orcus l'écarta sans retour.
Que faire ? Où rechercher l'épouse deux fois morte ?
Par quels pleurs, par quels chants forcer la dure porte ?
Eurydice voguait, froide, sur le Styx noir.
Sept mois, dit-on, sept mois entiers on put le voir
Le long des bords glacés du Strymon solitaire,
Redire sa douleur aux rochers de la terre :
Les chênes l'écoutaient, et les fauves émus.
Telle, en un peuplier, la triste Philomèle
Demande ses petits encor faibles et nus
Qu'un pâtre, en la guettant, a ravis sous son aile,
Elle gémit, la nuit, sur un obscur rameau
Et remplit les échos de sa plainte éternelle.
Nul amour, nul hymen ne put calmer ses maux.
Au Tanaïs de glace et jusqu'aux blanches plaines
De Riphée où l'hiver souffle son âpre haleine ;
Seul, il marchait, contant la pitoyable mort,
L'Enfer inexorable et l'inutile effort.
Mais par de tels accents longuement ulcérées,
Les femmes de la Thrace, en l'ivresse sacrée
De Bacchus, une nuit, près des autels sanglants,
Dispersèrent au loin ses membres pantelants :
Et tandis que du col d'albâtre séparée,
Sa tête au sein de l'Hèbre impétueux roulait,
C'est Eurydice encor que son souffle suprême,
Que sa bouche glacée, ô prodige ! appelait.
Eurydice ! pleurait l'écho du fleuve même !»
Ici Proteus se tait et se jette d'un bond
Parmi des flots d'écume en l'océan profond.
Cyrèné, se montrant, parle à son fils timide :
«Mon fils, chasse l'ennui qui dévore ton coeur,
Car tu sais maintenant pourquoi ta ruche est vide.
Les Nymphes qui jadis menaient de chastes choeurs,
Au fond des bois, avec cette trop chère épouse,
Ont frappé tes essaims, dans leur douleur jalouse.
Va donc en suppliant vers elles, que tes dons
Nombreux chargent l'autel des faciles Napées :
Elles t'accorderont la paix et le pardon.
Mais tiens de mes conseils ton oreille occupée :
Sur le haut Lycoeus, où sont tes verts pâtis,
Choisis quatre taureaux d'une belle stature,
Quatre taures de même, à la vierge encolure,
Et va sur quatre autels, près des temples bâtis,
Verser le sang sacré des victimes superbes.
Laisse, en quittant le bois, leurs cadavres dans l'herbe.
Quand la neuvième aurore au ciel aura pâli,
Offre aux mânes d'Orpheus des pavots, fleurs d'oubli,
Pour Eurydice, immole une tendre génisse,
Fais d'une brebis noire, enfin, le sacrifice
Puis reviens dans le bois».

         Les ordres maternels
Sont de suite accomplis, Aristée aux autels
Mène quatre taureaux d'une belle stature,
Quatre taures de même, à la vierge encolure.
Il satisfait, l'aurore ayant brillé neuf fois,
L'ombre triste d'Orpheus, - puis revient dans le bois. -
Alors chacun peut voir - ô soudaine merveille !-
Au flanc des taureaux morts bouillonner des abeilles :
De la chair corrompue échappés au travers
Des côtés, leurs essaims obscurcissent les airs,
Et, venant se grouper à la cime d'un orme,
Sous le rameau ployé pendent en grappe énorme.


Cette traduction a été publiée dans L'Ame antique de Marc Legrand (1896).