Ses représentations dans les monuments chrétiens
I. On rencontre quelquefois dans les monuments chrétiens du premier âge la figure mythologique d'Orphée. Le cimetière de Domitille renferme les deux seules peintures représentant cet intéressant sujet qui soient parvenues jusqu'à nous : elles sont l'une et l'autre du même style, et assez remarquables par leur élégance pour que Boldetti ait cru pouvoir les faire remonter au règne de Néron (Cimit. p. 20). Dans la première de ces fresques (Bosio. Rom. sott. p. 239. - Cf. Boltari. t.II, tav.LXIII), Orphée est placé au centre d'un octogone entouré de huit compartiments égaux, où sont peints alternativement des traits de l'Ancien et du Nouveau Testament, avec des animaux se rapportant au sujet principal. Il est assis sur un rocher, entre deux arbres qui s'inclinent vers lui, et joue de la lyre au milieu de divers animaux sauvages et domestiques qui semblent l'écouler attentivement. On dirait que l'artiste, en exécutant ce tableau, a eu sous les yeux celui qu'a décrit Philostrate (Imag. VI. - Cf. Bott. II p. 64), et qui reproduisait sans doute le type reçu dans l'antiquité païenne, tant il existe entre l'un et l'autre de conformité quant à la figure, à l'attitude et au vêtement du principal personnage. «Il est assis, dit le sophiste de Lemnos (Bottari. t.II p. 30), un léger duvet garnit ses joues, il est coiffé de la tiare droite, toute brillante d'or, tiaram auro fulgentem, in capite rectam gestans (traduction de l'éditeur); son oeil annonce le génie et une inspiration divine... Le sens tout religieux de ses chants respire dans l'expression de son visage... Son pied gauche, appuyé à terre, soutient sa lyre, inclinée sur son flanc, et du pied droit il bat la mesure» (Imag. VII, Philostratorum et Callistrati opp. recognov. Ant. Westermann. Paris, Didot, 1849). L'Orphée de Philostrate était encore, comme le nôtre, entouré d'arbres, d'oiseaux, d'animaux de toute espèce, car la Fable supposait que, par la douce harmonie de ses chants, non seulement il attirait à lui les hommes et se rendait les dieux propices, mais encore qu'il apaisait le courroux de la mer, suspendait le cours des fleuves, et qu'à ses accents les arbres et les forêts tout entières quittaient leur place pour le suivre :
....... Insecutae Orphea sylvae,
dit Horace (Lib. I Carm. od. 12), et un peu plus loin :
....... Auritas fidibus canoris
Ducere quercus.
Mais le poète philosophe donne ailleurs l'explication rationnelle et positive de ces faits merveilleux, en assignant le motif qui avait fait attribuer une telle puissance à la lyre du chantre sublime. On sent ici le souffle de ce scepticisme qui, au temps d'Auguste, sapait déjà les vieilles croyances :
Sylvestres homines sacer interpresque Deorum
Caedibus et victu foedo deterruit 0rpheus,
Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones.
(De art. poet. v. 360.)
«C'est pour avoir détourné du meurtre et de la barbarie les hommes sauvages, se taisant ainsi l'interprète des dieux, qu'Orphée est dit avoir adouci les tigres et les lions».
Manilius (Astron. lib.V v.257) exprime d'une manière énergique la vertu de ses chants, en supposant qu'ils prêtaient la sensibilité aux rochers et des oreilles aux forêts :
Et sensus scopulis et sylvis addidit aures.
Les données mythologiques ont été, ainsi que nous l'avons dit, exactement suivies dans les monuments des catacombes. Sur les arbres entre lesquels Orphée est assis, sont perchés un paon et d'autres oiseaux qui semblent comme suspendus à ses lèvres et captivés par les sons harmonieux de sa lyre. Autour de lui on remarque un lion, un ours, une panthère, un serpent, qui représentent les animaux sauvages ; de l'autre côté, des animaux domestiques, un cheval, un mouton, une tortue et divers insectes. Il porte la tunique deux fois ceinte, au-dessous des reins et sur les flancs, et par-dessus le sagum.
Dans ce monument, comme dans tous les autres, chrétiens ou profanes, il a ces espèces de caleçons à la mode orientale appelés anaxyris, lesquels se prolongeant jusqu'aux pieds forment chaussure. Ici ce vêlement est garni, sur chaque jambe, d'une étroite bande d'étoffe d'une nuance distincte, semblable à ces bandes de pourpre (clavi) qu'on remarque si fréquemment sur les tuniques et les penulae des personnages des catacombes. La tiare dont sa tête est couverte se trouve encore mentionnée par le même Philostrate le Jeune dans la Vie d'Apollonius (lib. I, 25. Rubenius, dans son livre De re vestiaria (lib. II, 16), observe, d'après Bosio (Roma sott. lib. II, 35), qu'elle se voit sur les marbres antiques représentant le chantre de Thrace. Nous ne connaissons qu'un seul marbre où il soit représenté : c'est un fragment de sarcophage d'Ostie, récemment découvert (V. la gravure plus bas). La seconde peinture du cimetière de Calliste (Bosio. p. 255. - Cf. Bottari. t.II. tav. LXX) diffère un peu de la première quant aux accessoires. Elle se trouve dans le fond d'un monument arqué, ou arcosolium. Ici Orphée porte une tunique plus collante, à manches étroites, et le pallium, ou peut-être un sagum très long, lequel, tombant des épaules, le couvre et l'environne de la ceinture jusqu'aux pieds, tandis que dans la peinture précédente ce manteau est fixé sur les épaules. Tel était le costume des musiciens, ainsi que l'atteste Horace (De art. poet. v.215) :
Traxitque vagus per pulpita vestem.
Tibulle (Lib. III, Eleg. A. v.55) donne à Apollon, dont la lyre est, comme on sait, le principal attribut, le manteau descendant jusqu'aux pieds, et Ovide (Fast. lib. VI. v.687) s'exprime comme il suit au sujet d'un joueur de lyre :
Et ut tibicina coetum
Augeat, in longis vestibus ire jubet.
«Afin d'augmenter le nombre de ses auditeurs, il parait vêtu de long».
Mais, ce qui revient tout à fait à notre sujet, Callistrate, parlant de la stalue d'Orphée, dit que son vêtement descendait des épaules jusqu'aux talons, et qu'il était coiffé de la tiare persane comme dans notre peinture, Ornabat eum tiara persica auro distincta a vertice sursum erecta, tunicaque ab humeris ad pedes demissa, balteo aureo circa pectus adstringebatur (Stat. VII. Traduction de l'éditeur). Sur le genou gauche, il tient appuyée la lyre, d'une forme absolument semblable à celle que lui attribuent soit les écrivains, soit les marbres, les gemmes et les médailles antiques, mais différente par sa forme de celle qu'il porte dans l'autre fresque. Celle ci est arrondie à sa partie supérieure et ses deux côtés forment deux espèces d'arcs, comme celle que décrit Philostrate (Lib. I Imag. n. 10), tandis que l'autre se termine par deux pointes.
Après les deux fresques de Domitille que nous venons de décrire (on en a trouvé depuis peu une troisième (V. De Rossi, Rom. sott. t.II, tav. XVIII), on peut citer une lampe d'argile publiée dans le grand ouvrage de M. Perret sur les Catacombes (t.IV. p. 17. n. 1), où Orphée est représenté jouant de la lyre et entouré d'animaux divers. Quelques lampes du même genre figurent dans différents musées, et l'imperfection du travail qui s'y fait remarquer accuse une époque de décadence. Le cabinet des antiques de la Bibliothèque nationale en possède une (Raoul-Rochette. Mém. sur les Cat. p. 118). Le même sujet se trouve aussi gravé sur une pierre fine recueillie dans une sépulture chrétienne des cimetières romains, et que Mamachi (Origin. et antiq. Christ, t.III p. 81. note 2) signale comme faisant partie, au temps où il écrivait, du musée Vettori. M. Visconti en a trouvé un autre sur un sarcophage d'Ostie ; nous en donnons ici le dessin.
On sait, par le témoignage de Pausanias (lib.IX, 50 et alibi), que, dans l'antiquité, plusieurs artistes l'avaient sculpté en marbre et coulé en bronze. 11 s'agit surtout ici de la statue érigée à Orphée sur l'Hélicon, et qui, selon toute apparence, a servi de type à toutes les images de ce personnage d'époque romaine parvenues jusqu'à nous (Raoul-Rochette. 1er mém 119). On sait qu'il figure au revers de certaines médailles d'Antonin le Pieux et de Marc-Aurèle, frappées à Alexandrie (Zoega. Num. Aegypt. p. 181. n. 150. - Morell. Recueil, pl. XI). Caylus, à son tour, a publié deux pierres gravées qui offrent à peu près la même composition, et qu'il présumait avoir été exécutées en Egypte (Recueil, III, pl.III, n.1 et Rec, IV, pl.XLVIII, n.1).
II. Mais ce n'est pas sans quelque surprise que les personnes peu versées dans l'étude des monuments primitifs du christianisme verront le personnage mythologique d'Orphée représenté absolument d'après les types antiques, dans un cimetière chrétien, au milieu des prophètes de la Bible et des Saints de la nouvelle loi. Pour dissiper une surprise à quelques égards légitime, nous devons expliquer à quel titre il y figure.
Si, en tant que fils d'Apollon, Orphée appartient à la fable, il peut aussi à bon droit être considéré comme personnage historique, car il semble bien sévère, dirons-nous avec le savant abbé Greppo (Dissert, sur les laraires de l'emp. Sévère-Alexandre, p. 22), de rejeter l'existence d'un Orphée. Or il est un fait qu'il faut avant tout constater comme base de tout notre raisonnement : c'est que ce personnage était, dans les premiers siècles chrétiens, de la part des SS. Pères eux-mêmes l'objet d'un singulier respect, et comme d'une espèce de culte. Nous omettons ici les témoignages qui l'établissent ; ils viendront chacun en son lieu. Quand nous aurons emprunté tour à tour aux écrits d'Origène, de S. Grégoire de Nysse, de Lactance, de Théodoret et d'autres encore, des passages pour nous rendre compte des motifs d'une telle vénération, nous aurons prouvé implicitement et surabondamment le fait de cette vénération elle-même.
Ces motifs, ainsi qu'il résulte pour nous d'une étude attentive de cette intéressante matière, se réduisent à trois principaux :
1° La conformité, sur beaucoup de points, des idées répandues dans les poésies attribuées à Orphée avec la doctrine de la Bible et les mystères évangéliques.
Que les écrits d'Orphée ne remontent point, quant à leur forme actuelle, à l'époque où l'histoire a placé l'existence de leur auteur présumé, qu'ils aient été interpolés par une pieuse fraude dans des temps relativement modernes, c'est ce qui a été cent fois affirmé d'une manière, selon nous, un peu trop absolue par les antiquaires citramontains ; mais c'est là une question que nous n'avons pas à examiner : nous prenons, tel qu'il se présente historiquement, le fait de la vénération des premiers chrétiens pour le chantre de Thrace ; nous nous prévalons surtout, les monuments à la main, des honneurs publics qui lui furent rendus par les arts d'imitation, et nous recherchons les causes de ce double phénomène.
Cependant des critiques des plus autorisés en ces matières ont pensé que probablement ces poèmes avaient été rédigés d'après des sources antiques conservées peut-être par la seule tradition (V. Greppo. op. laud. p. 22). Mais enfin si nous accordons que des interpolations relatives aux mystères de la foi chrétienne aient pu avoir lieu dans les premiers siècles, il ne nous semble nullement nécessaire d'avoir recours à la supposition d'une supercherie pour expliquer les sentiments religieux d'une si grande élévation qui respirent dans quelques-uns de ces hymnes, et surtout l'expression si nette du dogme de l'unité de Dieu qui s'y trouve reproduite sous les formes les plus variées et les plus poétiques. Il nous paraîtrait bien téméraire de taxer d'une crédulité puérile des hommes tels que S. Justin et S. Clément d'Alexandrie, qui ont cru qu'Orphée avait réellement professé et enseigné ces dernières doctrines. Sans se dissimuler le caractère si prononcé de polythéisme qui avait marqué la première phase de son existence, au point que, non content de donner son culte aux divinités reconnues, il en avait ajouté trois cent soixante nouvelles au catalogue déjà si riche du Panthéon des Grecs, vérifiant ces paroles du Deutéronome (cap. XXXI) : Novi recentesque venerunt, quos non coluerunt patres eorum, le martyr S. Justin, qui, au deuxième siècle, avait passé de la philosophie platonicienne à la foi du Christ dont il devint bientôt un des plus vaillants apologistes, tient pour incontestable son retour à des idées plus saines, et le changement survenu notamment dans ses opinions au sujet de la nature et de l'unité de Dieu, devrait, selon ce Père, être attribué à la connaissance qu'il avait acquise des livres de Moïse dans un voyage en Egypte (Justin. M. Ad Graec. cohort. XIV). Il est essentiel d'observer que cette leçon d'histoire était donnée par l'apologiste chrétien aux Grecs, le peuple le plus éclairé de l'antiquité, et qui, connaissant mieux que nulle autre nation les poésies d'Orphée, n'eussent pas manqué de mettre sur le compte des interpolations, si elles eussent existé, les passages dont S. Justin se faisait une arme pour saper leurs vieilles erreurs.
Voici, entre autres fragments rapportés par le docteur chrétien à l'appui de son raisonnement, les vers adressés par Orphée à son fils Musée pour redresser ses enseignements précédents. Nous citons à notre tour ce curieux passage dans la traduction en vers latins que nous trouvons dans divers recueils (V. Aringhi. t.II, p.501) :
Solis canto piis, procul, oh ! procul este profani !
Tu, Musaee, audi, lunae sate stirpe silentis.
Perniciosa prius, vitae adversa futurae,
Ex me cognosti : sed nunc te vera docebo.
Inspectans Verbum divinum, huic totus inhaere.
Pectoris hoc mentem sacri, gressusque guberna.
Incedens recta, Regemque hunc orbis adora.
Unicus est, per se existens, qui cuncta creavit.
«Je chante pour les seuls pieux, arrière les profanes ! - Toi, Musée, écoute, descendant de la lune silencieuse ! - Les doctrines pernicieuses te sont venues de moi précédemment contre la vérité de la vie future ; - Maintenant je te donnerai un enseignement plus juste. - Contemplant le Verbe divin, adhère à lui pleinement. - Forme d'après ce principe ton esprit et tes démarches ; - Marchant avec droiture, adore ce Roi de l'univers ; - Il est unique, existant par lui-même, lui qui a créé toutes choses».
A l'exception du second vers qui assigne à Musée une extraction quelque peu sidérale, tous les autres, le dernier sutout, sont d'une admirable exactitude, nous pourrions presque dire d'une rigueur théologique irréprochable.
Le témoignage de l'illustre prêtre d'Alexandrie n'est ni moins clair ni moins concluant que celui du martyr-apologiste. Voici ce qu'il dit au sujet de la conversion opérée dans les idées d'Orphée sur la Divinité (Clément. Alex. Hort. ad gent.) : «Le Thrace, interprète des choses sacrées et poète en même temps, le fils d'Oeagre, Orphée, après avoir enseigné la religion des Orgyres et la théologie des idoles, chanta, bien qu'un peu tard, une sainte palinodie». Ici sont rapportés des vers exprimant sur la nature de Dieu des idées analogues à celles de l'hymne donné par S. Justin.
Théodoret (Lib. III, De princ. X. 1) nous a conservé un fragment qui offre des points de rapprochement vraiment frappants avec la doctrine de l'Evangile sur la grandeur et la magnificence divines. Pour que l'on puisse établir le parallèle, voici d'abord un passage de la première Epître de S. Paul à Timothée, où l'on surprend à chaque ligne le même fond d'idées, et souvent les mêmes expressions (1 Tim. VI, 15-16) : Beatus et solus potens Rex regum, et Dominus dominantium : qui solus habet immortalitatem et lucem inhabitat inaccessibilem ; quem nullus hominum videt, sed nec videre potest, cui honor et imperium sempiternum. Amen, «le seul puissant, le seul Roi des rois, et le Seigneur des seigneurs ; qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible, qu'aucun homme n'a vu ni ne peut voir, à qui est l'honneur et l'empire dans l'éternité. Amen».
Nous traduisons maintenant les vers attribués au sublime poète de Thrace :
«Dieu est parfait, lui qui a parfait à lui seul toutes choses ; - il voit tout, et il n'est donné à l'oeil d'aucun homme de le voir ; - Il n'est vu de personne, parce que nous sommes environnés de brouillards extérieurs, - Et que notre nature mortelle, la faiblesse de nos organes, les entraves de notre chair s'y opposent. - Résidant au sommet de l'Olympe, assis sur un trône d'or, - Il foule de ses pieds la terre, et étend sa main jusqu'aux dernières limites de l'Océan ;... Bien qu'il réside dans le ciel, rien sans lui ne se fait aux profondeurs delà terre, - Il régit la tête, le milieu et la fin».
2° La vénération des premiers chrétiens pour Orphée s'explique en second lieu par cette opinion, fort répandue parmi eux, que, comme les sibylles, il était auteur de prédictions véritables sur Dieu et sur Jésus-Christ, son Fils. S. Augustin atteste cette croyance, en circulation de son temps, et ne dit rien qui autorise à supposer qu'il s'inscrive en faux contre elle (Augustin. Contra Faust, lib.XVII, 15) : Sibyllae et Orpheus de Filio Dei aut Patre vera praedixisse, seu dixisse perhibentur, «les Sybilles, ainsi qu'Orphée, passent pour avoir prédit, ou dit des choses véritables sur le Fils de Dieu». Et il faut convenir qu'aux yeux des païens qui cherchaient la lumière, comme à ceux des nouveaux convertis, des témoignages de cette nature devaient avoir une singulière force, car celui d'Orphée venait coïncider avec une foule d'autres pronostics qui préoccupèrent si vivement le monde avant la naissance de Jésus-Christ, de l'annonce d'événements extraordinaires, d'une ère nouvelle, d'un nouvel âge d'or, etc.
Qui oserait traiter légèrement, par exemple, cette tradition si connue, selon laquelle Auguste, après la réponse qu'il avait reçue de la Pythie de Delphes, bâtit sur le Capitole, à la place même où s'élève aujourd'hui la vénérable église de Santa Maria d'Ara Caeli, un autel avec cette dédicace : Ara Primogeniti. Dei. (V. Joan. Antioch. lib.X, p.98, dans le vingt-troisième volume des Ecrivains de l'hist. byzantine. - Suidas, ap. Fabric. Biblioth. graec. ad voc. Hesychius, etc., etc.)
Qui n'a entendu parler des prédictions de la sybille Erythrée, dont les vers acrostiches, traduits en latin par Cicéron bien des années avant la naissance de Jésus-Christ, sont cités avec tant de respect par le grand Constantin dans son fameux discours Ad caelum Sanctorum (Ap. Euseb. orat. Ad cael. SS. cap. XVIII, XIX).
Qui ne sait le parti que tiraient les premiers chrétiens, et Constantin lui-même dans la harangue dont je viens de parler, de la quatrième églogue de Virgile, où ils croyaient reconnaître l'annonce de la venue du Messie ?
Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;
Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeum Saturnia regna ;
Jam nova progenies caelo demittitur alto.
«Déjà est arrivé le dernier âge de l'oracle de Cumes ; - Un grand ordre de siècles s'ouvre intégralement. - Déjà la Vierge est revenue, et le règne de Saturne revit ; - Déjà une nouvelle progéniture est envoyée du haut du ciel».
Bien souvent cette pièce a été mise en parallèle avec quelques-unes des prophéties d'Isaïe, et Lactance, celui de tous les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles qui fut peut-être le plus versé dans la littérature romaine, en cite plusieurs vers auxquels il attribue ce sens, et dit de Virgile (Lactant. Divin. Inst. VII, 24. 1.5) ces remarquables paroles : Nostrorum primus Maro non longe fuit a veritate, «Maro, le premier d'entre nous, ne fut pas loin de la vérité». Quoi qu'on puisse penser de cette opinion, il est certain que tous les efforts des commentateurs pour saisir le véritable objet de ce petit poème sont restés jusqu'à ce jour sans résultat satisfaisant ; et, d'une autre part, il n'y a rien dans l'horoscope virgilien, sauf quelques expressions mythologiques, qui ne puisse rigoureusement s'appliquer à la naissance du Sauveur du monde. Il n'est pas impossible que Virgile ait connu les livres sacrés des Hébreux d'une manière quelconque, peut-être par la version des Septante, qui lui est antérieure de beaucoup, et qui était répandue dans toutes les parties du monde romain.
3° Venons à la troisième raison qui a, selon nous, inspiré aux premiers chrétiens l'idée de rendre à Orphée, par les arts d'imitation qui sont toujours plus ou moins la fidèle traduction des idées en cours dans la société, des honneurs publics qui nous étonnent aujourd'hui, et qui seraient en droit de nous surprendre bien plus encore, si nous ne savions que ces honneurs ne sont que relatifs, et qu'on ne doit y voir que l'effet de la contrainte qui, par la pression qu'elle exerçait sur l'Eglise naissante, la mettait dans la nécessité de revêtir des mille travestissements de l'allégorie le culte qu'elle rendait à son Dieu. Orphée était donc aux yeux des fidèles une figure, et les plus brillantes lumières de l'Eglise, telles que Théophile d'Antioche et S. Clément d'Alexandrie, avaient vu dans le personnage, ou, si l'on veut, dans le mythe d'Orphée adoucissant les bêtes féroces au son de sa lyre, une image symbolique du Dieu fait homme attirant à lui tous les coeurs par le charme de sa parole; et, ce qu'il y a de particulièrement remarquable, c'est que Jésus-Christ semble avoir annoncé lui-même cette attraction divine qu'il devait exercer : Ego si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum (Joan. XII), «quand je serai élevé au-dessus de terre, j'attirerai tout à moi». Les livres prophétiques de l'Ancien Testament, et en particulier ceux d'Isaïe, nous tracent un tableau des merveilles annoncées comme devant se réaliser à l'avènement du Messie, qui rappelle tous les effets prodigieux attribués par l'antiquité à la lyre du chantre de Thrace, et nul doute que ces sortes de rapprochements faits chaque jour par les chrétiens, beaucoup plus adonnés que nous ne le sommes aujourd'hui à la lecture des livres divins, n'aient puissamment contribué à rendre populaire et presque sainte cette figure à travers les voiles de laquelle ils voyaient et vénéraient leur Sauveur. Tout ce que les poètes ont dit d'Orphée maîtrisant pour ainsi dire la nature entière par ses harmonieux accords, aussi bien que les peintures tracées par la main, des artistes, ne semble-t-il pas comme un reflet de ces prophétiques paroles d'Isaïe sur le divin rejeton de la tige de Jessé ? (Is. XI, 6 seqq.)
«Sous son règne, dit le prophète, le loup habitera avec l'agneau, le léopard reposera auprès du chevreau, la génisse, le lion, la brebis demeureront ensemble, et un petit enfant suffira pour les conduire. L'ours et le taureau prendront la même nourriture ; leurs petits dormiront l'un près de l'autre ; le lion et le boeuf iront aux mêmes pâturages. L'enfant à la mamelle se jouera avec l'aspic ; l'enfant nouvellement sevré portera la main dans la caverne du basilic. Ces animaux ne nuiront plus et ne tueront plus sur la montagne sainte, parce que la science de Dieu, immense comme la mer, inondera la terre».
Après avoir commenté ce passage du plus sublime des poètes bibliques, Lactance {Inst. VII, 24) le met en parallèle avec plusieurs fragments de la sibylle de Cumes et de l'Erythrée, qui s'en rapprochent par les plus frappantes analogies. Obligé de restreindre ce travail dans certaines limites, nous renvoyons le lecteur studieux au livre des Institutions divines du grand apologiste.
Les plus illustres des anciens Pères se sont appliqués à faire ressortir et à expliquer l'irrésistible ascendant, la force secrète et toute-puissante qu'exerçait le Verbe divin sur les coeurs pouv les adoucir et les civiliser. Et, d'abord, S. Jérôme (Hieron. In Matth. IX, 19) : «Certainement, l'éclat et la majesté de la divinité voilée, qui rayonnait sur sa ligure humaine, était bien capable, au premier aspect, d'attirer à lui ceux qui le regardaient. Si, en effet, l'aimant et le succin ont la force de s'unir, par l'attraction, des anneaux, des pailles et fétus, combien plus le Seigneur de toutes les créatures ne pouvait-il pas attirer à lui ceux qu'il voulait !»
Mais ce qui est plus digne encore d'attention, c'est que, dans un autre endroit, le même Père (Hieron. 1.III, In c.XXI Matth.) s'exprime, au sujet de la puissance du regard et de la majesté toute divine du Rédempteur, presque dans les mêmes termes que Philostrate, en retraçant la physionomie d'Orphée. «L'oeil d'Orphée, dit Philostrate (v. plus haut), annonce le génie et une inspiration toute divine... Le sens religieux de ses chants respire dans l'expression exaltée de son visage». Laissons maintenant parler, dans sa belle langue, le solitaire de Bethléem au sujet de Jésus, le véritable Orphée : Igneum quiddam atque sidereum radiabat ex oculis ejus, et divinitatis majestas lucebal in facie, «quelque chose d'igné et de céleste rayonnait de ses yeux, et la majesté de la divinité resplendissait sur son visage». Origène développe des idées analogues dans sa vingtième homélie sur le vingt-neuvième chapitre de S. Matthieu.
S. Clément d'Alexandrie va plus loin encore. Après avoir parlé d'Orphée et du pouvoir qu'on prêtait à ses chants, il fait voir combien plus irrésistible encore et bienfaisante est la parole de Jésus : «Mais la puissance de mon chantre à moi, dit-il, ne se borne pas à de si vulgaires prodiges ; il est venu comme un libérateur rompre la dure servitude, briser la tyrannie que le démon faisait peser sur les hommes ; et nous attirant doucement sous le joug suave et bienfaisant de la religion et de la piété envers Dieu, il rappelle vers le ciel, notre véritable patrie, nos coeurs inclinés vers la terre. Lui seul, oui, seul de tous les Orphées, il a su dompter les animaux les plus difficiles à vaincre, c'est-à-dire les hommes : les oiseaux qui représentent les hommes légers ; les serpents qui sont les traîtres ; les lions, les rapaces ; les pierres, les rochers, les arbres, ce sont les insensés ; mais plus insensible que les rochers est l'homme, entravé par l'ignorance. Eh bien ! toutes ces bêtes si cruelles, ces pierres si dures, les chants célestes de notre Sauveur les ont transformées en hommes pleins de mansuétude. Voyez quelle est la puissance du nouvel Orphée, qui des pierres a fait des hommes, et des bêtes féroces a fait des hommes doux et débonnaires» (Clément. Alex. Cohort. ad gent.).
Eusèbe, dans son panégyrique de Constantin (De laud. Constantin. Magni. XV), prend les choses à un point de vue un peu différent, et applique d'une manière curieuse et élégante le symbole d'Orphée à Notre-Seigneur. «Le Sauveur des hommes, dit-il, par l'instrument du corps humain qu'il a voulu unir à sa divinité, s'est montré envers tous salutaire et bienfaisant, comme l'Orphée des Grecs, qui, par l'habileté de son jeu sur la lyre, apprivoisait et domptait les bêtes féroces. Les Grecs, dis-je, chantent ces prodiges, et croient que les accents inspirés du divin poète non seulement agissaient sur les animaux, mais encore touchaient les arbres, qui, à sa voix, quittaient leur place pour le suivre. Ainsi en est-il de la parole du Rédempteur, parole pleine d'une divine sagesse, qui, en s'insinuant dans le coeur des hommes, y guérit tous les vices. Et la nature humaine, adoptée par lui, résonne sous sa main comme un luth sublime, charme, ravit, enchante, non point des animaux privés de raison, mais des créatures humaines qui ont reçu du ciel une âme intelligente ; elle polit et adoucit les âpres moeurs des Grecs et des barbares, met un frein aux instincts les plus désordonnés et les plus féroces».
Il serait aisé de multiplier les citations établissant, ainsi que celles qui précèdent, que la primitive Eglise a regardé Orphée comme une figure de Jésus-Christ. Mais en voilà assez pour notre but, et ceux qui seraient désireux de pousser plus loin cette étude, pourraient consulter, entre autres écrivains de l'antiquité chrétienne, S. Grégoire de Nysse (Orat. in Hexamer, S. Irénée (Advers. haeret. V, 8), S. Jean-Chrysostome (Homil. XII, In cap. II Genes. Homil. XXIII In cap. VI, Homil. XIX In cap. IX), S. Léonce, évêque de Chypre (Cont. Hebr. Opp. t.V), Cassiodore (In psalm. XLIX), etc.
Nous ne devons pas omettre de rappeler ici que, sous le nom d'Orphée, on a quelquefois désigné David, le roi prophète et psalmiste, qui est universellement reconnu pour une des figures les plus incontestées de Jésus-Christ. C'est ce que nous apprenons notamment de Georges Pisides, diacre de Constantinople, qui, au septième siècle, écrivait un poème en vers iambiques sur la création du monde (De mundi opific. Biblioth. PP. t.VIII). Voici l'amplification que donne le poète de ce verset de David, extendens caelum sicut pellem, «vous étendez les cieux comme un pavillon» (Psalm. CIII, 3) :
Tu pellis instar explicavisti polum,
Namque tuus Orpheus fila contrectans lyrae
Deum canentis, nuncupat pellem polum.
«Tu as développé le pôle à l'instar d'une peau, car ton Orphée faisant vibrer les cordes de sa lyre qui chante Dieu, appelle le pôle (le ciel) une peau (un pavillon)».
Enfin, pour donner une idée aussi complète que possible de l'incroyable richesse de conceptions gracieuses et poétiques qu'a fournies aux SS. Pères et aux écrivains ecclésiastiques en général la merveilleuse histoire du chantre, de Thrace, ainsi que les miracles de sa lyre, transcrivons encore deux lignes de S. Justin, complétant le passage cité plus haut (Cohort. ad Graec. loc. cit.), et où l'apologiste compare les hommes justes et vertueux «à des instruments de musique, à des lyres dont les cordes, vibrant sous le divin archet descendu du ciel, font pénétrer jusque dans le plus intime des coeurs les enseignements célestes», atque ita divinum de caelo plectrum descendens, quasi instrumenta quopiam citharae alicujus, vel lyrae, viris justis utens divinarum nobis et caelestium reru cognitiones revelaret.
III. Nous en avons dit assez pour expliquer la présence de l'image d'Orphée dans les cimetières chrétiens des Catacombes. Mais si les premiers fidèles avaient besoin d'être justifiés par des raisons nouvelles du reproche d'idolâtrie que, à défaut de réflexion, on pourrait être tenté de leur adresser à ce sujet, cette justification leur serait fournie par S. Augustin qui, dans son livre de la Cité de Dieu (lib. XVIII, 14), fait observer que si Orphée, Musée, Linus, ainsi que d'autres personnages de l'antiquité profane et fabuleuse, étaient adorateurs des idoles, ils ne reçurent jamais eux-mêmes les honneurs divins : Orpheus, Musaeus, Linus, etc., Deos coluerunt, non pro Diis culti sunt.
En effet, l'hommage le plus élevé et le plus significatif qu'il ait reçu parmi les païens est celui sans doute que lui rendit l'empereur Sévère-Alexandre, en l'introduisant, comme nous l'apprend l'historien Lampride (Alex. Sev. XXIX), dans son laraire ou chapelle domestique, en compagnie d'Apollonius, du Christ, d'Abraham, d'Alexandre le Grand, étrange association qui, mieux qu'aucune autre chose, peut servir à caractériser l'esprit de ce siècle de transition, où le polythéisme, partagé entre des erreurs anciennes qui lui échappaient et des croyances nouvelles qu'il repoussait, doutant de lui et de son génie, et cherchant partout ailleurs qu'en lui-même la foi qui lui manquait, essayait d'établir entre des opinions opposées une sorte de compromis bizarre, et s'efforçait d'accoupler des noms ou des images, comme pour concilier des doctrines.
Or, bien que les statues des personnages cités par Lampride fussent placées dans le grand laraire, lararium majus, supérieur en dignité au lararium secundum, qui n'était probablement (Greppo. Laraires de Sév. Alex. p. 52) qu'une salle de bibliothèque ou un musée destiné à recevoir les bustes des grands hommes, il ne parait pas que l'on soit autorisé à regarder comme des honneurs divins ceux qu'il partageait avec le conquérant macédonien, avec le sophiste de Tyane, et qui ne pouvaient avoir le caractère d'un culte d'adoration proprement dite que pour Jésus-Christ, associé à des noms si disparates par suite d'un inqualifiable éclectisme.
Ajoutons, en finissant, que cette vénération pour Orphée, si elle se tenait dans de justes bornes, n'était pas aussi opposée à l'esprit du christianisme qu'on pourrait le croire au premier abord. Bien des gens s'étonneraient si on leur montrait, par des témoignages cependant irrécusables, combien étaient larges les idées des premiers chrétiens, et surtout celles des plus anciens auteurs ecclésiastiques sur le salut des gentils qui ont eu la connaissance de Dieu et ont observé la loi naturelle.
On ne peut songer à rassembler ici les textes des Pères, et notamment des Grecs, qui viendraient développer cette doctrine (Voir à ce sujet la troisième dissert, de D. Calmet sur l'Epître aux Romains, et l'art. Gentils dans son Dictionnaire de la Bible).
Qu'il suffise de rappeler que plusieurs d'entre eux, se fondant sur ces paroles de la première Epître de S. Pierre (III, 19) : His qui in carcere erant spiritibus veniens praedicavit, «il alla (Jésus-Christ) prêcher aux esprits qui étaient en prison», ont pensé qu'un certain nombre de gentils avaient reçu la prédication du Fils de Dieu aux enfers, durant le séjour qu'il y fit dans l'intervalle entre sa mort et sa résurrection. Nicétas, sur le quarante-deuxième discours de S. Grégoire de Nazianze, raconte une singulière histoire dans laquelle Platon, apparaissant à un chrétien qui parlait de lui comme d'un impie, lui apprit qu'il avait été le premier à croire alors à la parole du Sauveur.
Quoi qu'il en soit du fait en lui-même, vrai ou supposé, il constate l'opinion des premiers siècles sur le salut des gentils, puisqu'il était admis comme ne répugnant point à la foi. Il en est de même de cette autre tradition qui supposait que l'empereur Trajan avait été délivré des peines de l'enfer par les prières de S. Grégoire le Grand. C'est ce qu'un vieux poète a rendu par ces deux vers (Arevalo. Hymnodia hispanica. p. 139)
Ille Trajanum revocans ab orco
Efficit dignum superum catervis.
(V. Estius, in lib. IV, dist. 40. 241. - V. aussi la curieuse dissertation de l'abbé Ernery sur la mitigation des peines des damnés.)
Nous ne nous étonnerons donc plus de cette espèce de culte rendu à Orphée par l'antiquité chrétienne ; car si, d'un côté, il reposait sur des idées exagérées de sa valeur comme prophète, de la conformité de sa doctrine avec celle des Livres saints, et de plus sur des rapprochemenis quelquefois un peu arbitraires, quoique toujours ingénieux, entre lui et le Sauveur, question que, encore une fois, nous n'avons pas à examiner ; d'un autre côté, il avait aussi sa source dans un sentiment de tolérance large, non moins qu'éclairée, dont aujourd'hui, bien peu de chrétiens seraient capables : les uns le dépassant hors de toute raison, les autres ne sachant pas l'atteindre ; étroitesse d'esprit d'une part, oubli des droits de la justice de l'autre : chez tous, manque de connaissance exacte et pure du véritable esprit du christianisme : Nescitis cujus spiritus estis (Luc. XI, 55).
Pour aller plus loin...
Le mythe d'Orphée dans les textes et l'iconographie antique
Article Orpheus du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (1877)