Nicolas Poussin - Paysage avec Orphée et Eurydice (1648) |
«Or le rêve, justement, l'obstiné rêve d'ensemble que nous faisons avec nos désirs tous à l'oeuvre, s'il est la vie même en cela, s'en sépare aussi, parce qu'il oublie - c'est notre faute d'êtres parlants - la finitude : parce qu'il ne veut pas savoir qu'il faut choisir, accepter d'emblée nos limites, accueillir l'idée de destin, qui implique celle de mort, ne pas lui opposer, ou en tout cas pas toujours, les vapeurs enivrantes de l'écriture. Et c'est perdre le sens de la cohérence la plus profonde et donc la mieux partageable. Ne doit-on pas, dites-moi, essayer de couper, comme à travers champ, dans ces suggestions du rêve ? Ne doit-on pas y faire apparaître, pour l'accepter comme telle, cette présence du temps qui y est cachée comme, dans de grands tableaux de Poussin, le serpent dans les herbes, près de la source ? Vous le voyez, on retrouve ici de façon tout à fait concrète ce danger dont je parlais l'autre jour à propos des images peintes : et je n'en aurais rien dit cette fois première, je n'aurais même pas songé, sans doute, à étudier les ambiguïtés de l'oeuvre plastique, si je n'avais eu dès longtemps à m'en préoccuper pour mon propre compte, dans l'écritude de poésie».
Nicolas Poussin - Paysage avec Orphée et Eurydice - détail |
« Il y a du cauchemar dans le plus beau rêve, et précisément parce qu'il est beau de cette façon oublieuse : comme dans le Paysage au serpent de Poussin, que j'évoquais l'autre jour, où l'on peut certes chérir ces grands horizons qui apaisent, ces constructions magnifiques, là-bas, sous les nuées paisibles de l'été qui n'a pas de fin, mais dont on ne doit pas ignorer qu'un drame s'y joue, au centre même, cette attaque de l'homme par le monstre qui matérialise l'angoisse qu'accumule tant de beauté. Oui, il faut savoir reconnaître l'omniprésence du vide, l'obsession de la mort vécue comme vide, comme néant, sans compensation, sans plénitude, dans la plénitude apparente de ces trop belles images».
Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Entretiens avec Bernard Falciola, Mercure de France (1990) pp.29-30 et 33