Chiron et les inventeurs de la médecine
H. Roux, Herculanum et Pompéi, tome
II,
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La découverte de la médecine, comme tous les
grands événements d'une haute antiquité,
était tombée chez les anciens dans le domaine
de la mythologie, qui, selon son habitude, s'était
plus occupée d'exalter par ses Bibles la gloire de
cette invention que de mettre d'accord les fables entre
elles.
D'après Hyginus (Fab. 274), c'est le centaure
Chiron, fils de Saturne, qui inventa la chirurgie et
introduisit l'usage des simples. On attribue à Apollon
le traitement des maladies des yeux , et à Esculape ,
fils d'Apollon, l'invention de la clinique. Le plus
ordinairement cependant, l'invention de la médecine en
général était attribuée à
Apollon (1) ou au Soleil. C'est en effet le soleil qui, en
variant la température et la salubrité de
l'air, influe sans cesse sur la santé de nos corps.
Pourquoi donc restreindre la découverte de ce dieu
à l'art de traiter les maladies des yeux ? On en a
donné diverses raisons. La seule plausible, ce semble,
est prise de ce que la lumière, celle du moins qui
charme le plus nos yeux, émane du soleil,
qu'Orphée nomme le doux objet de la vue des mortels
(2). Aussi dans les longs adieux qui précèdent
la mort des héros de tragédies, la
lumière du soleil a-t-elle presque toujours sa part
(3). La lumière, en latin lux, en grec
phôs, était un terme de caresse dont les
amants usaient souvent à l'égard de leurs
maîtresses (4). Plutarque raconte même qu'un
amant à qui l'abus des plaisirs avait presque
coûté la vue, dit, en voyant sa maîtresse,
adieu beau jour, saluant ainsi son amante en
même temps qu'il prenait en quelque sorte congé
de la lumière (5). Ceci explique encore d'une
manière satisfaisante l'usage oh étaient les
Egyptiens de joindre un oeil droit aux symboles qui servaient
à désigner Apollon. Ce peuple, on le sait,
s'attribuait l'invention de la médecine (6), et il
avait des médecins pour les différentes parties
du corps (7). Les gens de l'art avaient fait des recueils
d'observations très anciennes pour les traitements
d'un grand nombre de maladies. Ces recueils étaient
réputés livres sacrés. Le médecin
qui se conformait à ces oracles de son art n'encourait
aucune peine, quoi qu'il arrivât aux malades. Mais s'il
voulait guérir par d'autres procédés, et
que son audace ne fût pas couronnée par le
succès, il était puni de la peine capitale (8).
Ces livres, au nombre de six, sont mentionnés
expressément par Clément d'Alexandrie (9), et
l'un d'eux traitait spécialement des maladies des
yeux. Ces maladies, on le sait d'ailleurs, ont
été et sont encore les plus communes en Egypte
(10). Il n'y a donc pas à s'étonner que les
habitants de ce pays eussent fait honneur à Orus,
l'Apollon des Grecs, fils d'Isis, inventeur, d'après
eux, de la médecine, d'une découverte aussi
importante pour eux. D'autre part, de nombreux monuments
attestent que l'art de guérir passa d'Egypte en
Grèce et de Grèce à Rome avec tous ses
usages ; celui entre autres de confier à
différents médecins le soin de diverses parties
du corps. N'est-il pas dès lors à supposer
qu'il entraîna aussi après lui les mythes dont
les Egyptiens avaient enrichi son histoire ?
Disons cependant que dans le texte d'Hyginus qui vient de
faire l'objet de notre examen, on a proposé de lire
oraculariam au lieu d'oculariam medicinam.
L'usage de demander aux oracles des remèdes contre les
maladies était assez fréquent chez les anciens,
et l'invention de cette sorte de médecine appartenait
sans contredit à Apollon, comme l'atteste un passage
d'Hippocrate, qui, après avoir dit que la
médecine et la science de la divination étaient
proches parentes, xuggeneis eisi, ajoute qu'Apollon
est leur père à toutes deux. «Ce dieu
traite les maladies présentes comme les maladies
futures, guérissant ceux qui sont malades comme ceux
qui doivent l'être» (11). La divination et la
médecine ont en effet dans le pronostic un point de
contact ; et c'est peut-être là l'idée
dominante du passage d'Hippocrate.
Le second personnage mythologique mentionné dans le
passage d'Hyginus, et représenté sur notre
tableau, est le centaure Chiron. Il était fils de
Saturne et de Philyre (12) ; c'est lui, selon quelques-uns,
qui apprit aux hommes la médecine
vétérinaire. Cette conjecture, fondée
uniquement sur la forme de son corps, n'est pas conforme
à la croyance générale qui attribuait
à Chiron la découverte de la chirurgie et de la
botanique (13), et c'est sans doute pour cette raison qu'il
est ici représenté une plante à la main.
Un grand nombre de témoignages concourent à
donner à la chirurgie le premier rang dans l'ordre des
temps (14), et à la placer avant les autres branches
de la médecine. Hippocrate cependant paraît
n'être pas de cet avis. Il remarque en effet que le
premier soin des hommes a dû être de choisir
parmi les animaux et les fruits de la terre les plus sains et
les plus agréables au goût , et il conclut que
la diététique a dû d'abord fixer leur
attention (15). Cette raison, se pouvant à peu
près appliquer à la botanique, ferait remonter
à une haute antiquité les découvertes de
Chiron.
Esculape naquit d'Apollon et de Coronis ou Arsinoé
(16). Il fut disciple de Chiron. On le voit toujours
représenté avec une longue barbe :
peut-être à cause du proverbe jeune
chirurgien, vieux médecin. Car c'est à lui
que l'antiquité fait honneur de l'invention de la
clinique, ainsi nommée d'un mot grec qui
signifie lit, parce que le médecin va trouver
le malade dans son lit. La clinique comprend le traitement de
toutes les maladies internes, à la différence
de la chirurgie, qui guérit les plaies
extérieures.
Notre tableau réunit les trois inventeurs de la
médecine ; l'exécution en est aussi remarquable
que le sujet.
Son cadre est en forme de corniche jaune sur un fond rouge.
Le fond du tableau est un ciel. On y aperçoit des
rochers, des arbres et diverses plantes. Apollon, que nous
voyons debout, est revêtu d'une draperie de couleur
changeante du rouge au vert. Il est couronné de
laurier, dont il porte à la main un rameau. Son bras
droit relevé repose sur sa tête. Le gauche
s'appuie sur une cithare, signe distinctif du dieu de la
musique, qui lui appartiendrait même comme dieu de la
médecine, puisque la musique guérissait,
à ce que l'on croyait, certaines maladies. La cithare
pose sur une cortine de couleur rouge cuivré. La
cortine est, comme l'on sait, le couvercle du trépied
d'Apollon. Elle a valu quelquefois à ce dieu
l'épithète de cortinipotens.
Le centaure Chiron vient ensuite. Dans la partie où il
est cheval, son corps est de couleur alezane. Ses
épaules sont couvertes d'une peau jaune sombre ; sa
main gauche est armée d'un bâton noueux, et il
tient des plantes dans la droite.
Esculape, comme nous l'avons dit, porte une longue barbe ; il
est assis sur un signe garni d'un coussin vert ; une
draperie, dont la couleur change du vert au rouge,
l'enveloppe en partie. Il tient un bâton de la main
gauche ; la droite est placée sur sa bouche, symbole
du silence que l'antiquité recommandait au
médecin. De là l'épithète de
muta, art muet, donnée à la
médecine dans ces vers de Virgile (17) : Scire
potestates herbarum, usumque medendi / Maluit, et mutas
agitare, inglorius artes. Car, disent Celse et Galien, le
médecin n'a nul besoin d'être éloquent ;
sa science doit se borner à trouver de bons
remèdes.
A côté d'Esculape nous voyons une petite colonne
couleur de porphyre, et au-dessus un trépied couleur
de bronze, qui sans doute sert ici d'emblème à
cette médecine qui empruntait ses secours à la
divination, et dont on a déjà parlé.
(1) Pindare, Pyth., IV, 480 et V, 85 ; Euripide,
Alcest., 986, et Androm., 900 ; Horace,
Garm., V, 63.
(2) H. in Sol.
(3) Euripide, Iphig. in Aul., V, 1250, 1280,
1505.
(4) Plaute, Curc., I, 3, 47 ; Martial, V, 30.
(5) Plutarch., Symp., VII, 5.
(6) Pline, VII, 18.
(7) Hérodote, II, 84.
(8) Aristote, Pol., III, 2, Diodore, I, 2
(9) Str., VI, p. 269 ou 758.
(10) Maillet, Descript de l'Egypte, t.I, p.18 ; Perse, V,
186.
(11) Hipp., Epist. 2 ad Philopaem.
(12) Hyginus, Fab., 138 ; Scoliaste d'Apollonius, I,
554, et II, 1235.
(13) Pline, VII, 56 ; Hyg., Fab.,274.
(14) Celse, I, et VII, in Praef. ; Servius,
Aen., 369 ; Pline, XXIX, 1.
(15) Hippocrate, De Vet. med., 6 sqq
(16) Hyginus, Fab., 202 ; Pindare, Pyth., III,
8O, et Scol., ibid. ; Homer., Il., IV 193, et
Scoliaste, ibid. ; Spanheim, H. in Cer. 25.
(17) Aen., XII, 393.
Commentaire de M. L. Barré dans l'édition d'Herculanum et Pompéi mentionnée ci-dessus.