Avant-propos

L'imagination féconde et toujours artistique des Hellènes enfanta tout un monde de créations charmantes pour rendre plus compréhensibles aux masses les forces mystérieuses de la nature et de la vie, le tangible aussi bien que ce qui échappe aux sens et appartient au domaine des idées abstraites.

Les arts sont venus au secours de ces conceptions d'ordre mythique ou philosophique en les traduisant plastiquement, et finirent par leur donner des formes d'un symbolisme séduisant et d'une beauté parfaite.

Le mystère de la continuité des êtres et de l'élément insaisissable qui les vivifie hanta de bonne heure le cerveau de l'homme. Aux âges lointains, il se faisait déjà une idée grossière de ce que nous appelons l'âme. Plus tard même, n'y voyant que ce qui constitue la différence matérielle entre la vie et la mort, c'est-à-dire la respiration ou son absence, on l'identifia avec l'haleine. Le nom de Psyché, sous lequel les Hellènes, à une époque avancée de l'antiquité, personnifièrent l'âme humaine, n'était que le mot signifiant le souffle de la respiration.

Bien avant ce symbole de l'âme, avait été créé celui de l'irrésistibilité du sentiment générateur. Avec l'affinement de l'esprit grec, le dieu de l'Amour fut revêtu d'une forme poétique, Eros (le Cupidon des Romains) fut présenté comme fils et compagnon inséparable de la déesse de la Beauté. Les poètes depuis Hésiode célèbrent sa toute-puissance, et celui qui l'a exalté le plus et l'a rendu populaire, Euripide, l'appelle «le plus éminent des dieux, le tyran des hommes et des immortels». Ce n'était encore, à vrai dire, que la personnification de l'amour charnel, comme il convenait pour le fils d'Aphrodite (Vénus). Pour ennoblir, pour épurer ce sentiment ou cet instinct, il était nécessaire d'y associer l'âme et ses impulsions désintéressées. On imagina donc de symboliser cette alliance par le mariage d'Eros et de Psyché. La légende mythique des péripéties qui précédèrent cette union offre une charmante allégorie des joies et des tortures de l'âme en proie à l'amour ; purifiée par les épreuves, elle devient immortelle. Cette fiction personnifiait à la fois les croyances antiques d'après lesquelles les âmes tournent autour de la terre et s'incarnent ensuite grâce à l'attrait puissant de l'amour.

Le développement littéraire de cette allégorie, de ce véritable roman, est une conception relativement tardive.

Elle fut empruntée aux Grecs par Apulée, auteur gréco-latin du IIe siècle de notre ère, et introduite par lui, comme un épisode, dans son roman de l'Ane d'or, imité de Lucien. L'art s'en empara aussitôt, et la représentation de Cupidon avec Psyché fut adoptée pour symbole du mariage ; elle constituait, sous forme de camées, le présent habituel de noces dans la société romaine.

Ce sujet païen, abandonné évidemment pendant toute la durée du moyen âge, ne reparut qu'à la Renaissance. De même qu'à l'époque antique, les petites oeuvres d'art qui s'en inspirèrent devinrent abondantes ; mais Raphaël est le premier qui ait composé, d'après cette fable, toute une série de scènes, que lui-même ou ses élèves exécutèrent à fresque au palais de Chigi à Rome (la Farnésine). Presque aussitôt, cette fable fut illustrée plus complètement, en trente-deux compositions, qu'on attribua aussi à Raphaël, sans aucune certitude, les dessins originaux n'existant plus depuis longtemps. Elles eurent un succès immense. Gravées au burin, à l'époque même, par les élèves de Marc-Antoine, elles furent, avec plus ou moins de changements, reproduites dans des vitraux en grisaille (en 1541-1542) au château d'Ecouen, pour le connétable Anne de Montmorency (aujourd'hui au château de Chantilly) ; puis, sous forme de livre, dans de ravissantes gravures sur bois (Paris, 1546), dont le dessin, comme celui des vitraux, passe pour être de Jean Cousin, le plus grand peintre français du temps ; enfin, en 1586, Léonard Gaultier les grava à nouveau sur cuivre, également en petit format. Ces intéressantes compositions furent même reproduites en tapisserie.

Si ces manifestations artistiques continuaient toujours à charmer les yeux, l'oeuvre littéraire d'Apulée finit par tomber dans l'oubli. La Fontaine redonna un nouveau succès à la fable de Psyché, qu'il développa à sa façon et dont il rajeunit la forme (1669). Chose incroyable, cette oeuvre ne tenta aucun illustrateur pendant plus d'un siècle, malgré, peut-être même à cause du précédent raphaélesque. Le règne du Roi Soleil était cependant celui de l'allégorie dans l'art. On n'y songea qu'au déclin du règne de Louis XVI, mais cette illustration ne vit pas le jour. On s'y reprit en pleine période révolutionnaire, mais cette tentative fut malheureuse, car les quatre planches en couleurs, d'après les tableaux du peintre strasbourgeois Schall, qui décorent l'édition de 1791 du texte de La Fontaine, ne relèvent que de l'imagerie. Sous le Directoire, époque peu idéaliste cependant, on recommença, et mieux cette fois. En 1795, le libraire Saugrain réédita cette oeuvre avec huit gravures en noir d'après Moreau le jeune ; deux ans plus tard, elle reparut chez Didot l'aîné avec cinq compositions de Gérard. On n'a pas à tenir compte de quelques autres éditions sans importance.

Pour une allégorie aussi merveilleusement conçue, d'une vérité et d'un intérêt éternels, se prêtant aussi plus que bien d'autres à l'interprétation graphique, c'était un peu maigre connue illustration, tantôt au point de vue de la qualité, tantôt à celui de l'abondance, surtout après les précédents du XVIe siècle.

Il y eut cependant, à cette époque, un dessinateur connu et fécond, auquel on reconnaît aujourd'hui un talent réel et dont on apprécie la grâce, le charme et la finesse, qui comprit tout autrement l'illustration de cette fable délicieuse et s'y adonna avec amour. C'était Antoine Borel, un Parisien, né en 1743, fils d'un peintre de portraits. Il débuta vers 1768 par des illustrations de caractère historique. Si plus tard, pendant des années même, il n'a fait des dessins que pour des livres plus que galants, parfois même plus que gaillards, c'était assurément par nécessité, par métier (comme cela s'est vu et se voit souvent), et nullement par licence d'esprit, car il a fini sa carrière d'artiste par de ravissantes illustrations des Oeuvres de Berquin (1803). Ce dessinateur, qu'on a accusé, de nos jours, d'avoir été l'un des plus relâchés de son temps, avait composé, vers la fin du règne de Louis XVI, une suite de vingt-six dessins dont deux frontispices pour orner Les Amours de Psyché et de Cupidon. Il les fit en couleurs, comme cela seyait à un tel sujet. Sa longue spécialisation dans les livres érotiques le qualifiait peut-être mieux qu'aucun autre pour écrire au pinceau les aventures d'Eros. Il y avait acquis un singulier tour de main pour pouvoir rendre frémissant le nu même très habillé, sans qu'il cesse d'être chaste. D'autre part, il fut le premier qui ait eu l'intuition que cette fable, quoique d'origine grecque, est une allégorie commune au genre humain, et susceptible, comme telle, de se prêter à des interprétations variées. Il eut donc l'idée de l'illustrer à la française, et c'est là son originalité. Dans toutes ses compositions pour cette oeuvre, on saisit une préoccupation idéale à côté des impressions sensuelles, et la douce, l'harmonieuse tonalité de son pinceau, jointe à toutes les magnificences décoratives, donnent à cette suite d'aquarelles le cachet d'interprétation d'une séduisante féerie. Certes, tout n'y est pas irréprochable, mais il ne faut pas oublier à cet égard le précepte d'Horace, qui s'applique aussi bien à l'art qu'à la poésie.

Tout indique que ces dessins furent exécutés pour illustrer un volume et non pour être traduits en estampes ; on est même autorisé à penser qu'ils avaient été commandés par Didot, le grand éditeur de livres illustrés à cette époque. D'où vient qu'ils n'ont pas été utilisés malgré leur charme ? La raison dut en être double. D'une part, à cause de l'époque troublée, l'éditeur a pu reculer devant la grosse dépense pour des illustrations en couleurs ; de l'autre, l'école pseudo-classique de David exerçait déjà son influence, et les fades compositions de Gérard convenaient sans doute mieux au goût particulier de ce temps. Les dessins de Borel restèrent si complètement ignorés que les biographes récents de cet artiste n'en connaissaient même pas l'existence. Passés entre les mains du grand amateur Morel de Vindé, ils ne sortirent que tardivement de celles de ses héritiers pour reparaître à la vente de la collection Decloux en 1898. M. Théophile Belin n'hésita pas à les acquérir à un très gros prix, et cela avec l'idée bien arrêtée de les faire connaître à la France, au monde même, par voie de reproduction. Il a voulu faire ce que l'éditeur du siècle dernier avait manqué de réaliser : il s'est imposé la tâche lourde, mais digne de tous les éloges, de publier le texte des Amours de Psyché et de Cupidon avec les illustrations de Borel, sous l'aspect que ce livre aurait eu à l'époque même. Il y a convié deux artistes de marque, MM. Vigna et Vigneron, qui ont fait revivre les procédés de la gravure en couleurs du siècle dernier, avec suppression de toute retouche finale au pinceau. J'ai pu constater moi-même ce résultat à l'imprimerie, modeste d'aspect, mais excellente, de M. Geny-Gros, qui a apporté au tirage des planches son habileté éprouvée et ses soins les plus attentifs. Ces reproductions nous rendent les originaux d'une façon parfaite. La partie typographique a été confiée à la célèbre maison Chamerot et Renouard, et c'est tout dire. De cet ensemble d'efforts, est né un beau livre, réussi à souhait, et tout véritable bibliophile, tout iconophile et tout amoureux de l'art français s'en réjouira. Il s'agit là, en effet, de la plus belle illustration polychrome du siècle dernier, et aucune oeuvre d'art de cette époque, si bien française après celle du moyen âge, ne saurait nous rester indifférente. L'estime, l'admiration même que nous pouvons professer pour tel ou tel de nos illustrateurs contemporains ne doit pas nous détourner de l'hommage dû à leurs aînés, à leurs ancêtres. Et il eût été vraiment préjudiciable à notre art national dans le domaine du livre que cette suite de dessins de Borel fût demeurée inconnue du public. Rendons grâces à Dieu de les avoir préservés de la destruction et complimentons M. Belin de son heureuse idée. Il a fait là acte de patriotisme et il aura pour récompense cette gloire, qui n'est pas commune, que nul autre après lui ne pourra plus refaire une publication semblable, car il est à peu près certain qu'on ne retrouvera jamais, dans ce genre, et de ce temps, une autre oeuvre française inédite et digne comme celle-ci de passer à la postérité.

UN ICONOPHILE.