Préface de Jules Claretie

Monsieur et Cher Editeur,

Vous me demandez mon opinion sur la très artistique publication que vous avez entreprise pour la plus grande joie des bibliophiles, et vous voulez savoir ce que je pense des illustrations en couleurs faites par Borel pour les Amours de Psyché et de Cupidon, de ces dessins exquis qu'on peut considérer comme tout à fait inconnus du public.

Cette oeuvre charmante, composée pour un récit allégorique, en quelque sorte classique, par un artiste du siècle dernier, méritait-elle, comme vous l'avez cru, les honneurs d'une reproduction évidemment dispendieuse ?

Je réponds oui, et j'estime que vous aurez ajouté, à tant d'autres livres de choix, un maître livre en publiant celui-ci. Borel, sans avoir été un artiste de premier ordre, fut un illustrateur né et l'un des meilleurs, à coup sûr, du règne de Louis XVI. Il fut surtout éminemment français, français par l'élégance et par l'esprit, - français du XVIIIe siècle, - et il plaît, il plaira toujours par son art de la composition, par sa science parfaite de la «mise en scène», par la grâce de ses figures féminines, par son coloris si délicat et si fin, par un mélange heureux de réalisme et d'idéalisme.

L'apparition inattendue, dans une vente publique, de cette délicieuse suite de vingt-six aquarelles, qui semblent résumer et comme couronner l'oeuvre même de Borel, provoqua une vive émotion parmi les iconophiles, et le haut prix que ces compositions ont atteint témoigne de l'intérêt qui s'y attache.

Il est incontestable que cette oeuvre charmante, si française, pour répéter le mot, dans l'interprétation d'une fable antique, et qui reflète si bien l'esprit de l'époque où elle fut exécutée, mérite d'être connue, surtout par une reproduction fidèle et artistique comme celle que vous avez eu l'amabilité de nie montrer, et on ne saurait trop vous en remercier, comme on ne saurait assez féliciter les artistes choisis par vous pour collaborateurs.

Au surplus, - et je tiens à le constater, - c'est là, dans l'art français, la première interprétation originale de cette séduisante allégorie des Amours de Psyché et de Cupidon, et il serait intéressant d'étudier comment Borel a conçu le difficile sujet qu'un grand artiste, Raphaël, avait seul, avant lui, abordé sur un plan aussi vaste. L'étude que je conseillerais de faire à ce propos serait assez piquante. On pourrait se demander si cette fable, parce qu'elle est d'origine gréco-romaine, doit être nécessairement interprétée comme un sujet antique, comme une sorte de roman allégorique local, - et c'est la façon dont elle avait été traitée par le grand maître italien et par ses imitateurs à la suite ; - ou bien, si, comprise comme un symbole permanent et intéressant l'humanité tout entière, elle ne peut pas, elle ne doit pas être traduite artistiquement d'une manière différente selon les époques et les pays.

On pourrait trouver, pas bien loin de nous, et sur le même sujet, une interprétation fort instructive et concluante. Le maître éminent que l'Angleterre vient de perdre, un de ces chefs du préraphaélisme qui déclarèrent que la Renaissance fut, en art, une façon de recul, Burne Jones a exécuté pour lord Carlisle au Palace Green, à Londres, une série de fresques composant l'histoire même et comme l'illustration au pinceau des Amours de Psyché et de Cupidon. Or, ces compositions, d'un charme singulier et pénétrant, - tout à fait suggestif, dirais-je, si je n'avais l'horreur des mots adoptés par le snobisme courant, - ces scènes où le maître symboliste s'est surpassé, sont conçues dans le style du moyen Age, et les personnages de la fable sont costumés et entourés de meubles et d'accessoires tels qu'on prendrait cette suite attirante pour l'oeuvre même de quelque ymagier du XVe siècle.

N'est-il donc pas naturel qu'un petit maître exquis tel que Borel ait adapté à sa guise, selon son humeur, ses qualités personnelles et celles de sa race, le mythe délicieux de l'antiquité ?

Et que vous avez eu raison, Monsieur et cher Editeur, de ressusciter - de révéler cette suite tout à fait supérieure, qui, en ajoutant quelque chose d'inédit à l'histoire de l'art au siècle passé, ajoute en même temps, à l'histoire du livre du temps actuel, un ouvrage qui sera désormais recherché et classé parmi les meilleurs !

Voilà ma consultation achevée, cher Monsieur Belin. Elle se termine sur un compliment sincère et sur l'expression de mes plus distingués et dévoués sentiments.

JULES CLARETIE.

29 Janvier 1899.