Lorsque les villes de la Grèce étaient encore soumises à des rois, il y en eut un qui, régnant avec beaucoup de bonheur, se vit non seulement aimé de son peuple, mais aussi recherché de tous ses voisins. C'était à qui gagnerait son amitié ; c'était à qui vivrait avec lui dans une parfaite correspondance ; et cela, parce qu'il avait trois filles à marier.

Toutes trois étaient plus considérables par leurs attraits que par les états de leur père. Les deux aînées eussent pu passer pour les plus belles filles du monde si elles n'eussent point eu de cadette : mais véritablement cette cadette leur nuisait fort. Elles n'avaient que ce défaut-là : défaut qui était grand, à n'en point mentir ; car Psyché, c'est ainsi que leur jeune soeur s'appelait, Psyché, dis-je, possédait tous les appas que l'imagination peut se figurer, et ceux où l'imagination même ne peut atteindre. Je ne m'amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement : e'étoit quelque chose au-dessus de tout cela, et qui ne se saurait exprimer par les lis, les roses, l'ivoire ni le corail. Elle était telle enfin que le meilleur poète aurait de la peine à en faire une pareille.

En cet état il ne se faut pas étonner si la reine de Cythère en devint jalouse. Cette déesse appréhendait, et non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la beauté, et que Psyché ne la détrônât : car, comme on est toujours amoureux de choses nouvelles, chacun courait à cette nouvelle Vénus. Cythérée se voyait réduite aux seules îles de son domaine : encore une bonne partie des Amours, anciens habitants de ces îles bienheureuses, la quittaient-ils pour se mettre au service de sa rivale. L'herbe croissait dans ses temples, qu'elle avait vus naguère si fréquentés : plus d'offrandes, plus de dévots, plus de pèlerinages pour l'honorer. Enfin la chose passa si avant qu'elle en fit ses plaintes à son fils, et lui représenta que le désordre irait jusqu'à lui.

Mon fils, dit-elle en lui baisant les yeux,
La fille d'un mortel en veut à ma puissance ;
Elle a juré de me chasser des lieux
Où l'on me rend obéissance :
Et qui sait si son insolence
N'ira pas jusqu'au point de me vouloir ôter
Le rang que dans les cieux je pense mériter ?

Paphos n'est plus qu'un séjour importun :
Des Grâces et des Ris la troupe m'abandonne :
Tous les Amours, sans en excepter un,
S'en vont servir cette personne.
Si Psyché veut notre couronne,
Il faut la lui donner ; elle seule aussi bien
Fait en Grèce à présent votre office et le mien.

L'un de ces jours je lui vois pour époux
Le plus beau, le mieux fait de tout l'humain lignage.
Sans le tenir de vos traits ni de vous,
Sans vous en rendre aucun hommage.
Il naîtra de leur mariage
Un autre Cupidon, qui d'un de ses regards
Fera plus mille fois que vous avec vos dards.

Prenez-y garde ; il vous y faut songer :
Rendez-la malheureuse ; et que cette cadette
Malgré les siens épouse un étranger
Qui ne sache où trouver retraite,
Qui soit laid et qui la maltraite,
La fasse consumer en regrets superflus,
Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus.

Ces extrémités où s'emporta la déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l'esprit des femmes ; rarement se pardonnent-elles l'avantage de la beauté : et je dirai en passant que l'offense la plus irrémissible parmi ce sexe, c'est quand l'une d'elles en défait une autre en pleine assemblée ; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons.

Pour revenir à Vénus, son fils lui promit qu'il la vengerait. Sur cette assurance elle s'en alla à Cythère en équipage de triomphante. Au lieu de passer par les airs, et de se servir de son char et de ses pigeons, elle entra dans une conque de nacre attelée de deux dauphins. La cour de Neptune l'accompagna. Ceci est proprement matière de poésie : il ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcade de dieux marins : d'ailleurs je ne pense pas qu'on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors.

C'est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l'empire flottant en demeura charmé.
Cent Tritons la suivant jusqu'au port de Cythère
Par leurs divers emplois s'efforcent de lui plaire.
L'un nage à l'entour d'elle ; et l'autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux :
L'un lui tient un miroir fait de crystal de roche ;
Aux rayons du soleil l'autre en défend l'approche.
Palémon qui la guide évite les rochers :
Glauque de son cornet fait retentir les mers :
Thétis lui fait ouïr un concert de Sirènes :
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines :
Le seul Zéphyre est libre, et d'un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements par fois il se courrouce.
L'onde pour la toucher à longs flots s'entrepousse ;
Et d'une égale, ardeur chaque flot à son tour
S'en vient baiser les pieds de la mère d'Amour.

Cela devait être beau, dit Gélaste ; mais j'aimerais mieux avoir vu votre déesse au milieu d'un bois, habillée comme elle était quand elle plaida sa cause devant un berger. Chacun sourit de ce qu'avait dit Gélaste ; puis Polyphile continua en ces termes :


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon