Notre héroïne passa presque tout ce premier jour à voir le logis : sur le soir elle s'alla promener dans les cours et dans les jardins, d'où elle considéra quelque temps les diverses faces de l'édifice, sa majesté, ses enrichissements et ses grâces, la proportion, le bel ordre et la correspondance de ses parties. Je vous en ferais la description si j'étais plus savant dans l'architecture que je ne suis. A ce défaut, vous aurez recours au palais d'Apollidon, ou bien à celui d'Armide ; ce m'est tout un. Quant aux jardins, voyez ceux de Falerine ; ils vous pourront donner quelque idée des lieux que j'ai à décrire.

Assemblez, sans aller si loin,
Vaux, Liancourt, et leurs Naïades ;
Y joignant en cas de besoin
Ruel avecque ses cascades.
Cela fait, de tous les côtés
Placez en ces lieux enchantés
Force jets affrontant la nue.
Des canaux à perte de vue :
Bordez-les d'orangers, de myrtes, de jasmins,
Qui soient aussi géants que les nôtres sont nains
Entassez-en des pépinières ;
Plantez-en des forêts entières ;
Des forêts où chante en tout temps
Philomèle, honneur des bocages,
De qui le règne en nos ombrages
Naît et meurt avec le printemps.
Mêlez-y les sons éclatants
De tout ce que les bois ont d'agréables chantres.
Chassez de ces forêts les sinistres oiseaux :
Que les fleurs bordent leurs ruisseaux :
Que l'Amour habite leurs antres.
N'y laissez entrer toutefois
Aucune hôtesse de ces bois
Qu'avec un paisible Zéphyre,
Et jamais avec un Satyre.
Point de tels amants dans ces lieux ;
Psyché s'en tiendrait offensée ;
Ne les offrez point à ses yeux,
Et moins encore à sa pensée.
Qu'en ce canton délicieux
Flore et Pomone à qui mieux mieux
Fassent montre de leurs richesses ;
Et que ce couple de déesses
Y renouvelle ses présents
Quatre fois au moins tous les ans.
Que tout y naisse sans culture.
Toujours fraîcheur, toujours verdure,
Toujours l'haleine et les soupirs
D'une brigade de zéphyrs.

Psyché ne se promenoit au commencement que dans les jardins, n'osant se fier aux bois ; bien qu'on l'assurât qu'elle n'y rencontrerait que les Dryades, et pas un seul Faune. Avec le temps elle devint plus hardie.

Un jour que la beauté d'un ruisseau l'avait attirée, elle se laissa conduire insensiblement aux replis de l'onde. Après bien des tours elle parvint à sa source. C'était une grotte assez spacieuse, où, dans un bassin taillé par les seules mains de la nature, coulait le long d'un rocher une eau argentée, et qui par son bruit invitait à un doux sommeil.

Psyché ne se put tenir d'entrer dans la grotte. Comme elle en visitait les recoins, la clarté, qui allait toujours en diminuant, lui faillit enfin tout à coup. Il y avait certainement de quoi avoir peur ; mais elle n'en eut pas le loisir : une voix qui lui était familière l'assura d'abord ; c'était celle de son époux. Il s'approcha d'elle, la fit asseoir sur un siège couvert de mousse, se mit à ses pieds, et après lui avoir baisé la main, il lui dit en soupirant : Faut-il que je doive à la beauté d'un ruisseau une si agréable rencontre ? pourquoi n'est-ce pas à l'amour ? Ah ! Psyché ! Psyché ! je vois bien que cette passion et vos jeunes ans n'ont encore guère de commerce ensemble. Si vous aimiez, vous chercheriez le silence et la solitude avec plus de soin que vous ne les évitez maintenant ; vous chercheriez les antres sauvages, et auriez bientôt appris que de tous les lieux où on sacrifie au dieu des amants, ceux qui lui plaisent le plus ce sont ceux où on peut lui sacrifier en secret : mais vous n'aimez point.

Que voulez-vous que j'aime ? répondit Psyché. - Un mari, dit-il, que vous vous figurerez à votre mode, et à qui vous donnerez telle sorte de beauté qu'il vous plaira.

- Oui : mais, repartit la Belle, je ne me rencontrerai peut-être pas avec la nature ; car il y a bien de la fantaisie en cela. J'ai oui dire que non seulement chaque nation avait son goût, mais chaque personne aussi. Une Amazone se proposerait un mari dont les grâces feraient trembler, un mari ressemblant à Mars : moi, je m'en proposerai un semblable à l'Amour. Une personne mélancolique ne manquerait pas de donner à ce mari un air sérieux : moi qui suis gaie, je lui en donnerai un enjoué. Enfin je croirai vous faire plaisir en vous attribuant une beauté délicate, et peut-être vous ferai-je tort.

- Quoi que c'en soit, dit le mari, vous n'avez pas attendu jusqu'à présent à vous forger une image de votre époux : je vous prie de me dire quelle elle est.

- Vous avez dans mon esprit, poursuivit la Belle, une mine aussi douce que trompeuse ; tous les traits fins ; l'oeil riant et fort éveillé ; de l'embonpoint et de la jeunesse, on ne saurait se tromper à ces deux points-là : mais je ne sais si vous êtes Ethiopien ou Grec ; et quand je me suis fait une idée de vous la plus belle qu'il m'est possible, votre qualité de monstre vient tout gâter. C'est pourquoi le plus court et le meilleur, selon mon avis, c'est de permettre que je vous voie. Son mari lui serra la main, et lui dit avec beaucoup de douceur : C'est une chose qui ne se peut, pour des raisons que je ne saurais même vous dire.

- Je ne saurais donc vous aimer, reprit-elle assez brusquement. Elle en eut regret, d'autant plus qu'elle avait dit cela contre sa pensée. Mais quoi ! la faute était faite. En vain elle voulut la réparer par quelques caresses. Son mari avait le coeur si serré qu'il fut un temps assez long sans pouvoir parler. Il rompit à la fin son silence par un soupir, que Psyché n'eut pas plutôt entendu qu'elle y répondit, bien qu'avec quelque sorte de défiance. Les paroles de l'oracle lui revenaient en l'esprit. Le moyen de les accorder avec cette douceur passionnée que son époux lui faisait paraître ? Celui qui empoisonnait, qui brûlait, qui faisait ses jeux des tortures, soupirer pour un simple mot ! Cela semblait tout à fait étrange à notre héroïne : et à dire vrai tant de tendresse en un monstre était une chose assez nouvelle. Des soupirs il en vint aux pleurs, et des pleurs aux plaintes. Tout cela plut extrêmement à la Belle : mais comme il disait des choses trop pitoyables, elle ne put souffrir qu'il continuât, et lui mit premièrement la main sur la bouche, puis la bouche même ; et par un baiser, bien mieux qu'elle n'aurait fait avec toutes les paroles du monde, elle l'assura que, tout invisible et tout monstre qu'il voulait être, elle ne laissait pas de l'aimer. Ainsi se passa l'aventure de la grotte. Il leur en arriva beaucoup de pareilles.

Notre héroïne ne perdit pas la mémoire de ce que lui avait dit son époux. Ses rêveries la menaient souvent jusqu'aux lieux les plus écartés de ce beau séjour, et faisaient si bien que la nuit la surprenait devant qu'elle pût gagner le logis. Aussitôt son mari la venait trouver sur un char environné de ténèbres, et plaçant à côté de lui notre jeune épouse, ils se promenaient au bruit des fontaines. Je laisse à penser si les protestations, les serments, les entretiens pleins de passion, se renouvelaient, et de fois à autres aussi les baisers ; non point de mari à femme, il n'y a rien de plus insipide, mais de maîtresse à amant, et pour ainsi dire de gens qui n'en seraient encore qu'à l'espérance.

Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j'entends parler de la fantaisie de son mari, c'est-à-dire de cette opiniâtreté à demeurer invisible. Toute la postérité s'en est étonnée. Pourquoi une résolution si extravagante ? Il se peut trouver des personnes laides qui affectent de se montrer ; la rencontre n'en est pas rare : mais que ceux qui sont beaux se cachent, c'est un prodige dans la nature ; et peut-être n'y avait-il que cela de monstrueux en la personne de notre époux. Après en avoir cherche la raison, voici ce que j'ai trouvé dans un manuscrit qui est venu depuis peu à ma connaissance.

Nos amants s'entretenaient à leur ordinaire ; et la jeune épouse, qui ne songeait qu'aux moyens de voir son mari, ne perdait pas une seule occasion de lui en parler. De discours en autre ils vinrent aux merveilles de ce séjour. Après que la Belle eut fait une longue énumération des plaisirs qu'elle y rencontrait, disait-elle, de tous côtés, il se trouva qu'à son compte le principal point y manquait. Son mari ne voyait que trop où elle avait dessein d'en venir ; mais comme entre amants les contestations sont quelquefois bonnes à plus d'une chose, il voulut qu'elle s'expliquât, et lui demanda ce que ce pouvait être que ce point d'une si grande importance, vu qu'il avait donné ordre aux Fées que rien ne manquât.

- Je n'ai que faire des Fées pour cela, repartit la Belle. Voulez-vous me rendre tout à fait heureuse ? je vous en enseignerai un moyen bien court : il ne faut... Mais je vous l'ai dit tant de fois inutilement que je n'oserais plus vous le dire.

- Non, non, reprit le mari, n'appréhendez pas de m'être importune : je veux bien que vous me traitiez comme on fait les Dieux ; ils prennent plaisir à se faire demander cent fois une même chose : qui vous a dit que je ne suis pas de leur naturel ?

Notre héroïne, encouragée par ces paroles, lui repartit : Puisque vous me le permettez, je vous dirai franchement que tous vos palais, tous vos meubles, tous vos jardins, ne sauraient me récompenser d'un moment de votre présence ; et vous voulez que j'en sois tout à fait privée : car je ne puis appeler présence un bien où les yeux n'ont aucune part ?

- Quoi ! je ne suis pas maintenant de corps auprès de vous ? reprit le mari, et vous ne me touchez pas.

- Je vous touche, repartit-elle, et sens bien que vous avez une bouche, un nez, des yeux, un visage ; tout cela proportionné comme il faut, et, selon que je m'imagine, assorti de traits qui n'ont pas leurs pareils au monde : mais, jusqu'à ce que j'en sois assurée, cette présence de corps dont vous me parlez est présence d'esprit pour moi.

- Présence d'esprit ! repartit l'époux.

Psyché l'empêcha de continuer, et lui dit en l'interrompant : Apprenez-moi du moins les raisons qui vous rendent si opiniâtre.

- Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l'époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même, vous serez contrainte de m'avouer qu'il est à propos pour l'un et pour l'autre de demeurer en l'état où nous nous trouvons. Premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n'aurez plus rien à souhaiter vous vous ennuierez : et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? les Dieux s'ennuient bien ; ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et d'inquiétude : tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main ! Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d'autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres, j'entends d'images de ma personne, qui ne soient très agréables. Et pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu'il n'y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez : et si je suis dieu, vous cesserez de m'aimer, ou du moins vous ne m'aimerez plus avec tant d'ardeur ; car il s'en faut bien qu'on aime les dieux aussi violemment que les hommes. Quant au troisième ; il y a des enchanteurs agréables : je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensemble. Ainsi le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession vous aviez toujours de quoi désirer : c'est un secret dont on ne s'était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m'en croyez ; je sais ce que c'est d'amour, et le dois savoir.

Psyché se paya de ces raisons ; ou, si elle ne s'en paya, elle fit semblant de s'en payer.

Cependant elle inventait mille jeux pour se divertir. Les parterres étaient dépouillés, l'herbe des prairies foulée : ce n'étaient que danses et combats de Nymphes, qui se séparaient souvent en deux troupes, et, distinguées par des écharpes de fleurs, comme par des ordres de chevalerie, se jetaient ensuite tout ce que Flore leur présentait ; puis le parti victorieux dressait un trophée, et dansait autour couronné d'oeillets et de roses.

D'autres fois Psyché se divertissait à entendre un défi de rossignols, ou à voir un combat naval de cygnes, des tournois et des joutes de poissons. Son plus grand plaisir était de présenter un appât à ces animaux, et après les avoir pris de les rendre à leur élément. Les Nymphes suivaient en cela son exemple. Il y avait tous les soirs gageure à qui en prendrait davantage. La plus heureuse en sa pêche obtenait quelque faveur de notre héroïne : la plus malheureuse était condamnée à quelque peine, comme de faire un bouquet ou une guirlande à chacune de ses compagnes. Ces spectacles se terminaient par le coucher du Soleil.

Il était témoin de la fête,
Paré d'un magnifique atour ;
Et, caché le reste du jour,
Sur le soir il montrait sa tête.

Mais comment la montrait-il ? environnée d'un diadème d'or et de pourpre, et avec toute la magnificence et la pompe qu'un roi des astres peut étaler.

Le logis fournissait pareillement ses plaisirs, qui n'étaient tantôt que de simples jeux, et tantôt des divertissements plus solides. Psyché commençait à ne plus agir en enfant.

On lui racontait les amours des Dieux, et les changements de forme qu'a causés cette passion, source de bien et de mal. Le savoir des Fées avait mis en tapisseries les malheurs de Troie, bien qu'ils ne fussent pas encore arrivés. Psyché se les faisait expliquer. Mais voici un merveilleux effet de l'enchantement.

Les hommes, comme vous savez, ignoraient alors ce bel art que nous appelons comédie ; il n'était pas même encore dans son enfance : cependant on le fit voir à la Belle dans sa plus grande perfection, et tel que Ménandre et Sophocle nous l'ont laissé. Jugez si on y épargnait les machines, les musiques, les beaux habits, les ballets des anciens et les nôtres.

Psyché ne se contenta pas de la fable ; il fallut y joindre l'histoire, et l'entretenir des diverses façons d'aimer qui sont en usage chez chaque peuple ; quelles sont les beautés des Scythes, quelles celles des Indiens, et tout ce qui est contenu sur ce point dans les archives de l'univers, soit pour le passé, soit pour l'avenir, à l'exception de son aventure, qu'on lui cacha, quelque prière qu'elle fît aux Nymphes de la lui apprendre. Enfin sans qu'elle bougeât de son palais toutes les affaires qu'Amour a dans les quatre parties du monde lui passèrent devant les yeux.

Que vous dirai-je davantage ? on lui enseigna jusqu'aux secrets de la poésie. Cette corruptrice des coeurs acheva de gâter celui de notre héroïne, et la fit tomber dans un mal que les médecins appellent glycomorie, qui lui pervertit tous les sens, et la ravit comme à elle-même. Elle parlait étant seule,

Ainsi qu'en usent les amants
Dans les vers et dans les romans.

Aller rêver au bord des fontaines, se plaindre aux rochers, consulter les antres sauvages, c'était où son mari l'attendait. Il n'y eut chose dans la nature qu'elle n'entretînt de sa passion. Hélas ! disait-elle aux arbres, je ne saurais graver sur votre écorce que mon nom seul, car je ne sais pas celui de la personne que j'aime. Après les arbres elle s'adressait aux ruisseaux : ceux-ci étaient ses principaux confidents, à cause de l'aventure que je vous ai dite. S'imaginant que leur rencontre lui était heureuse, il n'y en eut pas un auquel elle ne s'arrêtât, jusqu'à espérer qu'elle attraperait sur leurs bords son mari dormant, et qu'après il serait inutile au monstre de se cacher. Dans cette pensée elle leur disait à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disait en vers aussi bien que moi.

Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour ;
Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure.
Ne dormirait-il point en ce sombre séjour,
Payant un doux tribut à votre doux murmure ?
En vain pour le savoir Psyché vous fait la cour ;
En vain elle vous vient conter son aventure :
Vous n'osez déceler cet ennemi du jour,
Qui rit en quelque coin du tourment que j'endure.

Il s'envole avec l'ombre, et me laisse appeler.
Hélas ! j'use au hasard de ce mot d'envoler ;
Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes.
J'ai beau suivre vos bords, et chercher en tous lieux :
Les antres seulement m'en disent des nouvelles ;
Et ce que je chéris n'est pas fait pour mes yeux.

Ne doutez point que ces peines dont parlait Psyché n'eussent leurs plaisirs : elle les passait souvent sans s'apercevoir de la durée, je ne dirai pas des heures, mais des soleils : de sorte que l'on peut dire que ce qui manquait à sa joie faisait une partie des douceurs qu'elle goûtait en aimant : mille fois heureuse si elle eût suivi les conseils de son époux, et qu'elle eût compris l'avantage et le bien que c'est de ne pas atteindre à la suprême félicité ! car sitôt que l'on en est là, il est force que l'on descende, la Fortune n'étant pas d'humeur à laisser reposer sa roue. Elle est femme, et Psyché l'était aussi, c'est-à-dire incapable de demeurer en un même état. Notre héroïne le fit bien voir par la suite.

Son mari, qui sentait approcher ce moment fatal, ne la venait plus visiter avec sa gaieté ordinaire. Cela fit craindre à la jeune épouse quelque refroidissement. Pour s'en éclaircir, comme nous voulons tout savoir, jusqu'aux choses qui nous déplaisent, elle dit à son époux :

D'où vient la tristesse que je remarque depuis quelque temps dans tous vos discours ? Rien ne vous manque, et vous soupirez. Que feriez-vous donc si vous étiez en ma place ? N'est-ce point que vous commencez à vous dégoûter ? En vérité je le crains : non pas que je sois devenue moins belle ; mais, comme vous dites vous-même, je suis plus vôtre que je n'étais. Serait-il possible, après tant de cajoleries et de serments, que j'eusse perdu votre amour ? Si ce malheur-là m'est arrivé, je ne veux plus vivre.

A peine eut-elle achevé ces paroles, que le monstre fit un soupir, soit qu'il fût touché des choses qu'elle avait dites, soit qu'il eût un pressentiment de ce qui devait arriver. Il se mit ensuite à pleurer, mais fort tendrement ; puis, cédant à la douleur, il se laissa mollement aller sur le sein de la jeune épouse, qui, de son côté, pour mêler ses larmes avec celles de son mari, pencha doucement la tête ; de sorte que leurs bouches se rencontrèrent : et nos amants, n'ayant pas le courage de les séparer, demeurèrent longtemps sans rien dire.

Toutes ces circonstances sont déduites au long dans le manuscrit dont je vous ai parlé tantôt. Il faut que je vous l'avoue, je ne lis jamais cet endroit que je ne me sente ému.

En effet, dit alors Gélaste, qui n'aurait pitié de ces pauvres gens ? Perdre la parole ! il faut croire que leurs bouches s'étaient bien malheureusement rencontrées : cela me semble tout à fait digne de compassion. Vous en rirez tant qu'il vous plaira, reprit Polyphile, mais pour moi je plains deux amants de qui les caresses sont mêlées de crainte et d'inquiétude. Si, dans une ville assiégée ou dans un vaisseau menacé de la tempête, deux personnes s'embrassaient ainsi, les tiendriez-vous heureuses ? Oui vraiment, repartit Gélaste ; car en tout ce que vous dites là le péril est encore bien éloigné. Mais, vu l'intérêt que vous prenez à la satisfaction de ces deux époux, et la pitié que vous avez d'eux, vous ne vous hâtez guère de les tirer de ce misérable état où vous les avez laissés : ils mourront si vous ne leur rendez la parole. Rendons-la leur donc, continua Polyphile.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon