Psyché n'eut pas marché une demi-heure qu'elle crut apercevoir un peu de fumée qui sortait d'entre des arbres et des rochers. C'était l'habitation d'un pêcheur, située au penchant d'un mont où les chèvres mêmes avaient de la peine à monter. Ce mont, revêtu de chênes aussi vieux que lui, et tout plein de rocs, présentait aux yeux quelque chose d'effroyable, mais de charmant. Le caprice de la nature ayant creusé deux ou trois de ces rochers qui étaient voisins l'un de l'autre, et leur ayant fait des passages de communication et d'issue, l'industrie humaine avait achevé cet ouvrage, et en avait fait la demeure d'un bon vieillard et de deux jeunes bergères. Encore que Psyché, dans ces commencements, fut timide et appréhendât la moindre rencontre, si est-ce qu'elle avait besoin de s'enquérir en quelle contrée elle était, et si on ne savait point une composition, une racine, ou une herbe pour la brûlure de son mari.

Elle adressa donc ses pas vers le lieu où elle avait vu cette fumée, ne découvrant aucune habitation que celle-là de quelque côté que sa vue se pût étendre. Il n'y avait point d'autre chemin pour y aller qu'un petit sentier tout bordé de ronces. De moyen de les détourner elle n'en avait aucun ; de façon qu'à chaque pas les épines lui déchiraient son habit, quelquefois la peau, sans que d'abord elle le sentît : l'affliction suspendait en elle les autres douleurs. A la fin son linge qui était mouillé, le froid du matin, les épines et la rosée commencèrent à l'incommoder. Elle se tira d'entre ces halliers le mieux qu'elle put ; puis un petit pré, dont l'herbe était encore aussi vierge que le jour qu'elle naquit, la mena jusque sur le bord d'un torrent. C'était un torrent et un abyme. Un nombre infini de sources s'y précipitaient par cascades du haut du mont, puis, roulant leurs eaux entre des rochers, formaient un gazouillement à peu près semblable à celui des catadupes du Nil. Psyché, arrêtée tout court par cette barrière, et d'ailleurs extrêmement abattue tant de la douleur que du travail, et pour avoir passé sans dormir une nuit entière, se coucha sous des arbrisseaux que l'humidité du lieu rendait fort touffus. Ce fut ce qui la sauva.

Deux satellites de son ennemie arrivèrent un moment après en ce même endroit. La ravine les empêcha de passer outre : ils s'arrêtèrent quelque temps à la regarder, avec un si grand péril pour Psyché, que l'un d'eux marcha sur sa robe ; et croyant la Belle aussi loin de lui qu'elle en était près, il dit à son camarade : Nous cherchons ici inutilement ; ce ne sauraient être que des oiseaux qui se réfugient dans ces lieux : nos compagnons seront plus heureux que nous, et je plains cette personne s'ils la rencontrent ; car notre maîtresse n'est pas telle qu'on s'imagine : il semble à la voir que ce soit la douceur même ; mais je vous la donne pour une femme vindicative et aussi cruelle qu'il y en ait. On dit que Psyché lui dispute la prééminence des charmes : c'est justement le moyen de la rendre furieuse, et d'en faire une lionne à qui on a enlevé ses petits : sa concurrente fera fort bien de ne pas tomber entre ses mains.

Psyché entendit ces mots fort distinctement, et rendit grâces au hasard, qui, en lui donnant des frayeurs mortelles, lui donnait aussi un avis qui n'était nullement à négliger. De bonheur pour elle ces gens partirent presque aussitôt.

A peine était-elle revenue de sa frayeur, que, sur l'autre bord de la ravine, un nouveau spectacle lui causa de l'étonnement. La vieillesse en propre personne lui apparut chargée de filets, et en habit de pêcheur : les cheveux lui pendaient sur les épaules et la barbe sur la ceinture. Un très beau vieillard, et blanc comme un lis, mais non pas si frais, se disposait à passer. Son front était plein de rides, dont la plus jeune était presque aussi ancienne que le déluge. Aussi Psyché le prit pour Deucalion ; et se mettant à genoux : Père des humains, lui cria-1-elle, protégez-moi contre des ennemis qui me cherchent.

Le vieillard ne répondit rien : la force de l'enchantement le rendit muet. Il laissa tomber ses filets, s'oubliant soi-même aussi bien que s'il eût été dans son plus bel âge, oubliant aussi le danger où il se mettrait d'être rencontré par les ennemis de la Belle, s'il allait la prendre sur l'autre bord. Il me semble que je vois les vieillards de Troie qui se préparent à la guerre en voyant Hélène. Celui-ci ne se souciait pas de périr, pourvu qu'il contribuât à la sûreté d'une malheureuse comme la nôtre. Le besoin pressant qu'on avait de son assistance lui fit remettre au premier loisir les exclamations ordinaires dans ces rencontres. Il passa du côté où était Psyché ; et l'aborda de fort bonne grâce et avec respect, comme un homme qui savait faire autre chose que de tromper les poissons.

Belle princesse, dit-il, car à vos habits c'est le moins que vous puissiez être, réservez vos adorations pour les Dieux. Je suis un mortel qui ne possède que ces filets, et quelques petites commodités dont j'ai meublé deux ou trois rochers sur le penchant de ce mont. Cette retraite est à tous aussi bien qu'à moi : je ne l'ai point achetée ; c'est la nature qui l'a bâtie. Et ne craignez pas que vos ennemis vous y cherchent : s'il y a sur terre un lieu d'assurance contre les poursuites des hommes, c'est celui-là : je l'éprouve depuis longtemps.

Psyché accepta l'asyle. Le vieillard la fit descendre dans la ravine, marchant devant elle, et lui enseignant à poser le pied tantôt sur cet endroit-là, tantôt sur cet autre ; non sans péril : mais la crainte donne du courage. Si Psyché n'eût point fui Vénus, elle n'aurait jamais osé faire ce qu'elle fit.

La difficulté fut de traverser le torrent qui coulait au fond. Il était large, creux, et rapide. Où es-tu, Zéphyre ? s'écria Psyché. Mais plus de Zéphyre : l'Amour lui avait donné congé, sur l'assurance que notre héroïne n'oserait attenter contre elle, puisqu'il le lui avait défendu, ni faire chose qui lui déplût. En effet, elle n'avait garde. Un pont portatif que le vieillard tirait après soi sitôt qu'il était passé suppléa à ce défaut. C'était un tronc à demi pourri, avec deux bâtons de saule pour garde-fous. Ce tronc se posait sur deux gros cailloux qui servaient de bordages à l'eau en cet endroit-là. Psyché passa donc, et n'eut pas plus de peine à remonter qu'elle en avait eu à descendre. De nouveaux obstacles se présentèrent. Il fallait encore grimper, et grimper par dedans un bois si touffu que l'ombre éternelle n'est pas plus noire. Psyché suivait le vieillard et le tenait par l'habit. Après bien des peines, ils arrivèrent à une petite esplanade assez découverte et employée à divers offices ; c'étaient les jardins, la cour principale, les avant-cours et les avenues de cette demeure. Elle fournissait des fleurs à son maître, un peu de fruits, et d'autres richesses du jardinage.

De là ils montèrent à l'habitation du vieillard par des degrés et par des perrons qui n'avaient point eu d'autre architecte que la nature : aussi tenaient-ils un peu du toscan, pour en dire la vérité. Ce palais n'avait pour toit que cinq ou six arbres d'une prodigieuse hauteur dont les racines cherchaient passage entre les voûtes de ces rochers.

Là deux jeunes bergères assises voyaient paître à dix pas d'elles cinq ou six chèvres, et filaient de si bonne grâce, que Psyché ne se put tenir de les admirer. Elles avaient assez de beauté pour ne se pas voir méprisées par la concurrente de Vénus. La plus jeune approchait de quatorze ans, l'autre en avait seize. Elles saluèrent notre héroïne d'un air naïf, et pourtant fort spirituel, quoiqu'un peu de honte l'accompagnât. Mais ce qui fit principalement que Psyché crut trouver de l'esprit en elles, ce fut l'admiration qu'elles témoignèrent en la regardant. Psyché les baisa, et leur fit un petit compliment champêtre, dans lequel elle les louait de beauté et de gentillesse : à quoi elles répondirent par l'incarnat qui leur monta aussitôt aux joues.

Vous voyez mes petites filles, dit le vieillard à Psyché : leur mère est morte depuis six mois. Je les élevé avec un aussi grand soin que si ce n'étaient pas des bergères. Le regret que j'ai, c'est que n'ayant jamais bougé de cette montagne, elles sont incapables de vous servir. Souffrez toutefois qu'elles vous conduisent dans leur demeure : vous devez avoir besoin de repos.

Psyché ne se fit pas presser davantage : elle s'alla mettre au lit. Les deux pucelles la déshabillèrent, avec cent signes d'admiration à leur mode quand elle avait la tête tournée, se faisant l'une à l'autre remarquer de l'oeil fort innocemment les beautés qu'elles découvraient ; beautés capables de leur donner de l'amour, et d'en donner, s'il faut ainsi dire, à toutes les choses du monde. Psyché avait pris leur lit : couchée proprement sous du linge jonché de roses, l'odeur de ces fleurs, ou la lassitude, ou d'autres secrets dont Morphée se sert, l'assoupirent incontinent. J'ai toujours cru, et le crois encore, que le sommeil est une chose invincible. Il n'y a procès, ni affliction, ni amour qui tienne.

Pendant que Psyché dormait, les bergères coururent aux fruits. On lui en fit prendre à son réveil, et un peu de lait. Il n'entrait guère d'autre nourriture en ce lieu. On y vivait à peu près comme chez les premiers humains, plus proprement, à la vérité, mais de viandes que la seule nature assaisonnait.

Le vieillard couchait en une enfonçure du rocher, sans autre tapis de pied qu'un peu de mousse étendue, et sur cette mousse l'équipage du dieu Morphée. Un autre rocher plus spacieux et plus richement meublé était l'appartement des deux jeunes filles. Mille petits ouvrages de jonc et d'écorce tendre y tenaient lieu de tapisserie, des plumes d'oiseaux, des festons, des corbeilles remplies de fleurs. La porte du roc servait aussi de fenêtre, comme celles de nos balcons ; et par le moyen de l'esplanade elle découvrait un pays fort grand, diversifié, agréable : le vieillard avait abattu les arbres qui pouvaient nuire à la vue.

Une chose m'embarrasse, c'est de vous dépeindre cette porte servant aussi de fenêtre, et semblable à celle de nos balcons, en sorte que le champêtre soit conservé. Je n'ai jamais pu savoir comment cela s'était fait. Il suffit de dire qu'il n'y avait rien de sauvage en cette habitation, et que tout l'était à l'entour.

Psyché, ayant regardé ces choses, témoigna à notre vieillard qu'elle souhaitait de l'entretenir, et le pria de s'asseoir près d'elle. Il s'en excusa sur sa qualité de simple mortel, puis il obéit. Les deux filles se retirèrent.

C'est en vain, dit notre héroïne, que vous me cachez votre véritable condition. Vous n'avez pas employé toute votre vie à pêcher, et parlez trop bien pour n'avoir jamais conversé qu'avec des poissons. Il est impossible que vous n'ayez vu le beau monde, et hanté les grands ; si vous n'êtes vous-même d'une naissance au-dessus de ce qui paraît à mes yeux : votre procédé, vos discours, l'éducation de vos filles, même la propreté de cette demeure, me le font juger. Je vous prie, donnez-moi conseil. Il n'y a qu'un jour que j'étais la plus heureuse femme du monde. Mon mari était amoureux de moi ; il me trouvait belle. Et ce mari, c'est l'Amour. Il ne veut plus que je sois sa femme : je n'ai pu seulement obtenir de lui d'être son esclave. Vous me voyez vagabonde ; tout me fait peur ; je tremble à la moindre haleine du vent : hier je commandais au Zéphyre. J'eus à mon coucher une centaine de Nymphes des plus jolies et des plus qualifiées, qui se tinrent heureuses d'une parole que je leur dis, et qui baisèrent en me quittant le bas de ma robe. Les adorations, les délices, la comédie, rien ne me manquait. Si j'eusse voulu qu'un plaisir fût venu des extrémités de la terre pour me trouver, j'eusse été incontinent satisfaite. Ma félicité était telle que le changement des habits et celui des ameublements ne me touchait plus. J'ai perdu tous ces avantages ; et les ai perdus par ma faute et sans espérance de les recouvrer jamais : l'Amour me hait trop. Je ne vous demande pas si je cesserai de l'aimer, il m'est impossible : je vous demande aussi peu si je cesserai de vivre, ce remède m'est interdit : Garde-toi, m'a dit mon mari, d'attenter contre ta vie. Voilà les termes où je suis réduite : il m'est défendu de me soustraire à la peine. C'est bien le comble du désespoir que de n'oser se désespérer. Quand je le ferai néanmoins, quelle punition y a-t-il par-delà la mort ? Me conseillez-vous de traîner ma vie dans des alarmes continuelles, craignant Vénus, m'imaginant voir à tous les moments les ministres de sa fureur ? Si je tombe entre ses mains, et je ne puis m'empêcher d'y tomber, elle me fera mille maux. Ne vaut-il pas mieux que j'aille en un monde où elle n'a point de pouvoir ? Mon dessein n'est pas de m'enfoncer un fer dans le sein : les Dieux me gardent de désobéir à l'Amour jusqu'à ce point-là ! mais si je refuse la nourriture ; si je permets à un aspic de décharger sur moi sa colère ; si par hasard je rencontre de l'aconit, et que j'en mette un peu sur ma langue, est-ce un si grand crime ? Tout au moins me doit-il être permis de me laisser mourir de tristesse.

Au nom de l'Amour le vieillard s'était levé. Quand la Belle eut achevé de parler, il se prosterna, et la traitant de Déesse, il s'allait jeter en des excuses qui n'eussent fini de longtemps, si Psyché ne les eût d'abord prévenues, et ne lui eût commandé par tous les titres qu'il voudrait lui donner, soit de Belle, soit de Princesse, soit de Déesse, de se remettre en sa place, et de dire son sentiment avec liberté ; mais que pour le mieux il laissât ces qualités qui ne faisaient rien pour la consoler, et dont il était libéral jusqu'à l'excès.

Le vieillard savait trop bien vivre pour contester de cérémonies avec l'épouse de Cupidon. S'étant donc assis : Madame, dit-il, ou votre mari vous a communiqué l'immortalité, et cela étant que vous servira de vouloir mourir ? ou vous êtes encore sujette à la loi commune. Or cette loi veut deux choses ; l'une véritablement que nous mourions ; l'autre que nous tâchions de conserver notre vie le plus longtemps qu'il nous est possible. Nous naissons également pour l'un et pour l'autre ; et l'on peut dire que l'homme a en même temps deux mouvements opposés : il court incessamment vers la mort, il la fuit aussi incessamment. De violer cet instinct, c'est ce qui n'est pas permis. Les animaux ne le font pas. Y a-t-il rien de plus malheureux qu'un oiseau qui, ayant eu pour demeure une forêt agréable et toute la campagne des airs, se voit renfermé dans une cage d'un pied d'espace ? cependant il ne se donne pas la mort ; il chante, au contraire, et tâche à se divertir. Les hommes ne sont pas si sages : ils se désespèrent. Regardez combien de crimes un seul crime leur fait commettre. Premièrement vous détruisez l'ouvrage du Ciel ; et plus cet ouvrage est beau, plus le crime doit être grand : jugez donc quelle serait votre faute. En second lieu, vous vous défiez de la Providence, ce qui est un autre crime. Pouvez-vous répondre de ce qui arrivera ? Peut-être le ciel vous réserve-t-il un bonheur plus grand que celui que vous regrettez : peut-être vous réjouirez-vous bientôt du retour de votre mari, ou pour mieux dire de votre amant, car à son dépit je le juge tel. J'ai tant vu de ces amants échappés revenir incontinent, et faire satisfaction aux personnes qui leur avaient donné sujet de se plaindre ; j'ai tant vu de malheureux, d'un autre côté, changer de condition et de sentiment, que ce serait imprudence à vous de ne pas donner à la Fortune le loisir de tourner sa roue. Outre ces raisons générales, votre mari vous a défendu d'attenter contre votre vie. Ne me proposez point pour expédient de vous laisser mourir de tristesse : c'est un détour que votre propre conscience doit condamner. J'approuverois bien plutôt que vous vous perçassiez le sein d'un poignard. Celui-ci est un crime d'un moment, qui a le premier transport pour excuse ; l'autre est une continuation de crimes que rien ne peut excuser. Qu'il n'y ait point de punition par-delà la mort, je ne pense pas qu'on vous ait enseigné cette doctrine. Croyez, madame, qu'il y en a, et de particulièrement ordonnées contre ceux qui jettent leur âme au vent, et qui ne la laissent pas envoler.

- Mon père, reprit Psyché, cette dernière considération fait que je me rends : car d'espérer le retour de mon mari, il n'y a pas d'apparence : je serai réduite à ne foire de ma vie autre chose que le chercher.

- Je ne le crois pas, dit le vieillard. J'ose vous répondre, au contraire, qu'il vous cherchera. Quelle joie alors aurez-vous ! Attendez du moins quelques jours en cette demeure. Vous pourrez vous y appliquer à la connaissance de vous-même et à l'étude de la sagesse : vous y mènerez la vie que j'y mené depuis longtemps, et que j'y mène avec tant de tranquillité, que si Jupiter voulait changer de condition contre moi je le renverrais sans délibérer.

- Mais comment vous êtes-vous avisé de cette retraite ? repartit Psyché : ne vous serai-je point importune si je vous prie de m'apprendre votre aventure ?

- Je vous la dirai en peu de mots, reprit le vieillard. J'étais à la cour d'un roi qui se plaisait à m'entendre, et qui m'avait donné la charge de premier Philosophe de sa maison. Outre la faveur, je ne manquais pas de biens. Ma famille ne consistait qu'en une personne qui m'était fort chère ; j'avais perdu mon épouse depuis longtemps : il me restait une fille d'une beauté exquise, quoiqu'infiniment au-dessous des charmes que vous possédez. Je l'élevai dans des sentiments de vertu convenables à l'état de notre fortune et à la profession que je faisais. Point de coquetterie ni d'ambition ; point d'humeur austère non plus. Je voulais en faire une compagne commode pour un mari, plutôt qu'une maîtresse agréable pour des amants.

Ses qualités la firent bientôt rechercher par tout ce qu'il y avait d'illustre à la cour. Celui qui commandait les armées du roi l'emporta. Le lendemain qu'il l'eut épousée, il en fut jaloux ; il lui donna des espions et des gardes : pauvre esprit qui ne voyait pas que si la vertu ne garde une femme, en vain l'on pose des sentinelles à l'entour ! Ma fille aurait été longtemps malheureuse sans les hasards de la guerre : son mari fut tué dans un combat. Il la laissa mère d'une des filles que vous voyez, et grosse de l'autre. L'affliction fut plus forte que le souvenir des mauvais traitements du défunt, et le temps fut plus fort que l'affliction. Ma fille reprit à la fin sa gaieté, sa douce conversation, et ses charmes ; résolue pourtant de demeurer veuve, voire de mourir plutôt que de tenter un second hasard. Les amants reprirent aussi leur train ordinaire : mon logis ne désemplissait point d'importuns : le plus incommode de tous fut le fils du roi.

Ma fille, à qui ces choses ne plaisaient pas, me pria de demander pour récompense de mes services qu'il me fût permis de me retirer. Cela me fut accordé. Nous nous en allâmes à une maison des champs que j'avais. A peine étions-nous partis, que les amants nous suivirent : ils y arrivèrent aussitôt que nous. Le peu d'espérance de s'en sauver nous obligea d'abandonner des provinces où il n'y avait point d'asyle contre l'amour, et d'en chercher un chez des peuples du voisinage. Cela fit des guerres, et ne nous délivra point des amants : ceux de la contrée étaient plus persécutants que les autres. Enfin nous nous retirâmes au désert, avec peu de suite, sans équipage, n'emportant que quelques livres, afin que notre fuite fût plus secrète. La retraite que nous choisîmes était fort cachée ; mais ce n'était rien en comparaison de celle-ci. Nous y passâmes deux jours avec beaucoup de repos. Le troisième jour on sut où nous nous étions réfugiés : un amant vint nous demander le chemin ; un autre amant se mit à couvert de la pluie dans notre cabane. Nous voilà désespérés, et n'attendant de tranquillité qu'aux Champs-Elysées.

Je proposai à ma fille de se marier. Elle me pria d'attendre qu'on l'y eût condamnée sous peine du dernier supplice : encore préférerait-elle la mort à l'hymen. Elle avouait bien que l'importunité des amants était quelque chose de très fâcheux ; mais la tyrannie des méchants maris allait au-delà de tous les maux qu'on était capable de se figurer : que je ne me misse en peine que de moi seul ; elle saurait résister aux cajoleries que l'on lui ferait ; et si l'on venait à la violence, ou à la nécessité du mariage, elle saurait encore mieux mourir. Je ne la pressai pas davantage.

Une nuit que je m'étais endormi sur cette pensée, la Philosophie m'apparut en songe. Je veux, dit-elle, te tirer de peine : suis-moi. Je lui obéis. Nous traversâmes les lieux par où je vous ai conduite. Elle m'amena jusque sur le seuil de cette habitation. Voilà, dit-elle, le seul endroit où tu trouveras du repos. L'image du lieu, celle du chemin, demeurèrent dans ma mémoire. Je me réveillai fort content.

Le lendemain je contai ce songe à ma fille ; et comme nous nous promenions, je remarquai que le chemin où la Philosophie m'avait fait entrer aboutissait à notre cabane. Qu'est-il besoin d'un plus long récit ? nous fîmes résolution d'éprouver le reste du songe.

Nous congédiâmes nos domestiques, et nous nous sauvâmes avec ces deux filles, dont la plus âgée n'avait pas six ans ; il nous fallut porter l'autre. Après les mêmes peines que vous avez eues nous arrivâmes sous ces rochers. Ma famille s'y étant établie, je retournai prendre le peu de meubles que vous voyez, les apportant à diverses fois, et mes livres aussi. Pour ce qui nous était resté de bagues et d'argent, il était déjà en lieu d'assurance : nous n'en avons pas encore eu besoin. Le voisinage du fleuve nous fait subsister, sinon avec luxe et délicatesse, avec beaucoup de santé tout au moins. J'y prends du poisson que je vais vendre en une ville que ce mont vous cache, et où je ne suis connu de personne. Mon poisson n'est pas sitôt sur la place qu'il est vendu. Tous les habitants sont gens riches, de bonne chère, fort paresseux. Ils ont peine à sortir de leurs murailles ; comment viendraient-ils ici m'interrompre, si ce n'est que votre mari s'en mêle à la fin, et qu'il nous envoie des amants, soit de ce lieu-là, soit d'un autre ? les amants se font passage partout ; ce n'est pas pour rien que leur protecteur a des ailes. Ces filles, comme vous voyez, sont en âge de l'appréhender. Je ne suis pourtant pas certain qu'elles prennent la chose du même biais que l'a toujours prise leur mère. Voilà, madame, comme je suis arrivé ici. Le vieillard finit par l'exagération de son bonheur, et par les louanges de la solitude.

- Mais, mon père, reprit Psyché, est-ce un si grand bien que cette solitude dont vous parlez ? est-il possible que vous ne vous y soyez point ennuyé vous ni votre fille ? A quoi vous êtes-vous occupés pendant dix années ?

A nous préparer pour une autre vie, lui répondit le vieillard : nous avons fait des réflexions sur les fautes et sur les erreurs à quoi sont sujets les hommes ; nous avons employé le temps à l'étude. - Vous ne me persuaderez point, repartit Psyché, qu'une grandeur légitime et des plaisirs innocents ne soient préférables au train de vie que vous menez.

- La véritable grandeur, à l'égard des philosophes, lui répliqua le vieillard, est de régner sur soi-même ; et le véritable plaisir, de jouir de soi. Cela se trouve en la solitude, et ne se trouve guère autre part. Je ne vous dis pas que toutes personnes s'en accommodent ; c'est un bien pour moi, ce serait un mal pour vous. Une personne que le ciel a composée avec tant de soin et avec tant d'art, doit faire honneur à son ouvrier, et régner ailleurs que dans le désert.

- Hélas ! mon père, dit notre héroïne en soupirant, vous me parlez de régner, et je suis esclave de mon ennemie ! Sur qui voulez-vous que je règne ? Ce ne peut être ni sur mon coeur ni sur celui de l'Amour ; de régner sur d'autres, c'est une gloire que je refuse. Là-dessus elle lui conta son histoire succinctement. Après avoir achevé : Vous voyez, dit-elle, combien j'ai sujet de craindre Vénus. J'ai toutefois résolu de me mettre en quête de mon mari devant que le jour se passe. Sa brûlure m'inquiète trop : ne savez-vous point un secret pour le guérir sans douleur et en un moment ?

Le vieillard sourit : J'ai, dit-il, cherché toute ma vie dans les simples, dans les compositions, dans les minéraux, et n'ai pu encore trouver de remède pour aucun mal : mais croyez-vous que les Dieux en manquent ? Il faut bien qu'ils en aient de bons, et de bons médecins aussi, puisque la mort ne peut rien sur eux. Ne vous mettez donc en peine que de regagner votre époux : pour cela il vous fout attendre ; laissez-le dormir sur sa colère : si vous vous présentez à lui devant que le temps l'ait adoucie, vous vous mettrez au hasard d'être rebutée ; ce qui vous serait d'une très périlleuse conséquence pour l'avenir. Quand les maris se sont fâchés une fois, et qu'ils ont fait une fois les difficiles, la mutinerie ne leur coûte plus rien après.

Psyché se rendit à cet avis, et passa huit jours en ce lieu-là, sans y trouver le repos que son hôte lui promettait : Ce n'est pas que l'entretien du vieillard et celui même des jeunes filles ne charmassent quelquefois son mal ; mais incontinent elle retournait aux soupirs : et le vieillard lui disait que l'affliction diminuerait sa beauté, qui était le seul bien qui lui restait, et qui ferait infailliblement revenir les autres. On n'avait point encore allégué de raisons à notre héroïne qui lui plût tant.

Ce n'était pas seulement au vieillard que Psyché parlait de sa passion : elle demandait quelquefois conseil aux choses inanimées ; elle importunait les arbres et les rochers. Le vieillard avait fait une longue route dans le fond du bois. Un peu de jour y venait d'en-haut. Des deux côtés de la route étaient des réduits où une Belle pouvait s'endormir sans beaucoup de témérité : les Sylvains ne fréquentaient pas cette forêt ; ils la trouvaient trop sauvage. La commodité du lieu obligea Psyché d'y faire des vers, et d'en rendre les hêtres participants. Elle rappela les idées de la poésie que les Nymphes lui avaient données. Voici à peu près le sens de ses vers :

Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices !
Qu'il est dur d'éprouver après tant de délices
Les cruautés du Sort !
Fallait-il être heureuse avant qu'être coupable ?
Et si de me haïr, Amour, tu fus capable,
Pourquoi m'aimer d'abord ?

Que ne punissais-tu mon crime par avance ?
Il est bien temps d'ôter à mes yeux ta présence,
Quand tu luis dans mon coeur !
Encor si j'ignorais la moitié de tes charmes !
Mais je les ai tous vus : j'ai vu toutes les armes
Qui te rendent vainqueur.

J'ai vu la beauté même, et les grâces dormantes.
Un doux ressouvenir de cent choses charmantes
Me suit dans les déserts.
L'image de ces biens rend mes maux cent fois pires.
Ma mémoire me dit : Quoi ! Psyché, tu respires,
Après ce que tu perds ?

Cependant il faut vivre : Amour m'a fait défense
D'attenter sur des jours qu'il tient en sa puissance,
Tout malheureux qu'ils sont.
Le cruel veut, hélas ! que mes mains soient captives.
Je n'ose me soustraire aux peines excessives
Que mes remords me font.

C'est ainsi qu'en un bois Psyché contait aux arbres
Sa douleur, dont l'excès faisait fendre les marbres
Habitants de ces lieux.
Rochers, qui l'écoutiez avec quelque tendresse,
Souvenez-vous des pleurs qu'au fort de sa tristesse
Ont versés ses beaux yeux.>

Elle n'avait guère d'autre plaisir. Une fois pourtant la curiosité de son sexe, et la sienne propre, lui fit écouter une conversation secrète des deux bergères. Le vieillard avait permis à l'aînée de lire certaines fables amoureuses que l'on composait alors, à peu près comme nos romans, et l'avait défendu à la cadette, lui trouvant l'esprit trop ouvert et trop éveillé. C'est une conduite que nos mères de maintenant suivent aussi : elles défendent à leurs filles cette lecture pour les empêcher de savoir ce que c'est qu'amour : en quoi je tiens qu'elles ont tort, et cela est même inutile, la Nature servant d'Astrée. Ce qu'elles gagnent par là n'est qu'un peu de temps : encore n'en gagnent-elles point ; une fille qui n'a rien lu croit qu'on n'a garde de la tromper, et est plutôt prise. Il est de l'amour comme du jeu ; c'est prudemment fait que d'en apprendre toutes les ruses, non pas pour les pratiquer, mais afin de s'en garantir. Si jamais vous avez des filles, laissez-les lire.

Celles-ci s'entretenaient à l'écart. Psyché était assise à quatre pas d'elles sans qu'on la vît. La jeune bergère disait à l'aînée : Je vous prie, ma soeur, consolez-moi : je ne me trouve plus belle comme je faisais : vous semble-t-il pas que la présence de Psyché nous ait changées l'une et l'autre ? j'avais du plaisir à me regarder devant qu'elle vînt ; je n'y en ai plus. Et ne vous regardez pas, dit l'aînée. Il se faut bien regarder, reprit la cadette : comment ferait-on autrement pour s'ajuster comme il faut ? pensez-vous qu'une fille soit comme une fleur, qui sait arranger ses feuilles sans se servir de miroir ? Si j'étais rencontrée de quelqu'un qui ne me trouvât pas à son gré ?

- Rencontrée dans ce désert ! dit l'aînée : vous me faites rire. - Je sais bien, reprit la cadette, qu'il est difficile d'y aborder ; mais cela n'est pas absolument impossible. Psyché n'a point d'ailes, ni nous non plus ; nous nous y rencontrons cependant. Mais, à propos de Psyché, que signifient les paroles qu'elle a gravées sur nos hêtres ? pourquoi mon père l'a-t-il priée de ne me les point expliquer ? d'où vient qu'elle soupire incessamment ? qui est cet Amour qu'elle dit qu'elle aime ?

- Il faut que ce soit son frère, repartit l'aînée. Je gagerais bien que non, dit la jeune fille. Vous qui parlez, feriez-vous tant de façons pour un frère ?

- C'est donc son mari ? répliqua la soeur.

- Je vous entends bien, reprit la cadette : mais les maris viennent-ils au monde tout faits ? ne sont-ils point quelque autre chose auparavant ? qu'était l'Amour à sa femme devant que de l'épouser ? c'est ce que je vous demande.

- Et ce que je ne vous dirai pas, répondit la soeur ; car on me l'a défendu.

- Vous seriez bien étonnée, dit la cadette, si je le savais déjà. C'est un mot qui m'est venu dans l'esprit sans que personne me l'ait appris : Devant que l'Amour fût le mari de Psyché, c'était son amant. - Qu'est-ce à dire amant ? s'écria l'aînée ; y a-t-il des amants au monde ? - S'il y en a ! reprit la cadette : votre coeur ne vous l'a-t-il point encore dit ? il y a tantôt six mois que le mien ne me parle d'autre chose. - Petite fille, reprit sa soeur, si l'on vous entend, vous serez criée. - Quel mal y a-t-il à ce que je dis ? lui repartit la jeune bergère. Hé ! ma chère soeur, continua-t-elle en lui jetant les deux bras au cou, apprenez-moi, je vous prie, ce qu'il y a dans vos livres. - On ne le veut pas, dit l'aînée. - C'est à cause de cela, reprit la cadette, que j'ai une extrême envie de le savoir. Je me lasse d'être un enfant et une ignorante. J'ai résolu de prier mon père qu'il me mène un de ces jours à la ville : et la première fois que Psyché se parlera à elle-même, ce qui lui arrive souvent étant seule, je me cacherai pour l'entendre.

Cela n'est pas nécessaire, dit tout haut Psyché de l'endroit où elle était. Elle se leva aussitôt, et courut à nos deux bergères, qui se jetèrent à ses genoux, si confuses qu'à peine purent-elles ouvrir la bouche pour lui demander pardon. Psyché les baisa, les prit par la main, et les fit asseoir à côté d'elle, puis leur parla de cette manière :

Vous n'avez rien dit qui m'offense, les belles filles. Et vous, continua-t-elle en s'adressant à la jeune soeur et en la baisant encore une fois, je vous satisferai tout à l'heure sur vos soupçons. Votre père m'avait priée de ne le pas faire : mais puisque ses précautions sont inutiles, et que la nature vous en a déjà tant appris, je vous dirai qu'en effet il y a au monde un certain peuple agréable, insinuant, dont les manières sont tout à fait douces, qui ne songe qu'à nous plaire, et nous plaît aussi : il n'y a rien d'extraordinaire en son visage ni en sa mine, cependant nous le trouvons beau par-dessus tous les autres peuples de l'univers. Quand on en vient là, les soeurs et les frères ne sont plus rien. Ce peuple est répandu par toute la terre sous le nom d'amants. De vous dire précisément comme il est fait, c'est une chose impossible ; en certains pays il est blanc ; en d'autres pays il est noir. L'Amour ne dédaignait pas d'en faire partie. Ce Dieu était mon amant devant que de m'épouser ; et ce qui vous étonnerait si vous saviez comme se gouverne le monde, c'est qu'il l'était même étant mon mari : mais il ne l'est plus.

Ensuite de cette déclaration, Psyché leur conta son aventure bien plus au long qu'elle ne l'avait contée au vieillard. Son récit étant achevé : Je vous ai, dit-elle, conté ces choses afin que vous fassiez dessus des réflexions, et qu'elles vous servent pour la conduite de votre vie. Non que mes malheurs, provenant d'une cause extraordinaire, doivent être tirés à conséquence par des bergères, ni qu'ils doivent vous dégoûter d'une passion dont les peines mêmes sont des plaisirs : comment résisteriez-vous à la puissance de mon mari ? tout ce qui respire lui sacrifie. Il y a des coeurs qui s'en voudraient dispenser ; ces coeurs y viennent à leur tour. J'ai vu le temps que le mien était du nombre ; je dormais tranquillement, on ne m'entendait point soupirer, je ne pleurais point : je n'étais pas plus heureuse que je le suis. Cette félicité languissante n'est pas une chose si souhaitable que votre père se l'imagine : les philosophes la cherchent avec un grand soin, les morts la trouvent sans nulle peine. Et ne vous arrêtez pas à ce que les poètes disent de ceux qui aiment : ils leur font passer leur plus bel âge dans les ennuis : les ennuis d'amour ont cela de bon qu'ils n'ennuient jamais. Ce que vous avez à faire est de bien choisir, et de choisir une fois pour toutes : une fille qui n'aime qu'en un endroit ne saurait être blâmée ; pourvu que l'honnêteté, la discrétion, la prudence, soient conductrices de cette affaire, et pourvu qu'on garde des bornes, c'est-à-dire qu'on fasse semblant d'en garder. Quand vos amours iront mal, pleurez, soupirez, désespérez-vous : je n'ai que faire de vous le dire ; faites seulement que cela ne paraisse pas : quand elles iront bien, que cela paraisse encore moins, si vous ne voulez que l'envie s'en mêle, et qu'elle corrompe de son venin toute votre béatitude, comme vous voyez qu'il est arrivé à mon égard. J'ai cru vous rendre un fort bon office en vous donnant ces avis ; et ne comprends pas la pensée de votre père. Il sait bien que vous ne demeurerez pas toujours dans cette ignorance : qu'attend-il donc ? que votre propre expérience vous rende sages ? Il me semble qu'il vaudrait mieux que ce fût l'expérience d'autrui, et qu'il vous permît la lecture à l'une aussi bien qu'à l'autre : je vous promets de lui en parler.

Psyché plaidait la cause de son époux : et peut-être sans cela n'aurait-elle pas inspiré ces sentiments aux deux jeunes filles. Les soeurs l'écoutaient comme une personne venue du ciel. Il se tint ensuite entre les trois Belles un conseil secret touchant les affaires de notre héroïne. Elle demanda aux bergères ce qu'il leur semblait de son aventure, et quelle conduite elle avait à tenir de là en avant. Les soeurs la prièrent de trouver bon qu'elles demeurassent dans le respect, et s'abtinssent de dire leur sentiment : il ne leur appartenait pas, dirent-elles, de délibérer sur la fortune d'une déesse : quel conseil pouvait-on attendre de deux jeunes filles qui n'avaient encore vu que leur troupeau ?

Notre héroïne les pressa tant, que l'aînée lui dit qu'elle approuvait ses soumissions et son repentir : qu'elle lui conseillait de continuer : car cela ne pouvait lui nuire, et pouvait extrêmement lui profiter : qu'assurément son mari n'avait point discontinué de l'aimer ; ses reproches, et le soin qu'il avait eu d'empêcher qu'elle ne mourût, sa colère même, en étaient des témoignages infaillibles : il voulait, sans plus, lui faire acheter ses bonnes grâces, pour les lui rendre plus précieuses. C'étoit un second ragoût dont il s'avisait, et qui, tout considéré, n'était pas à beaucoup près si étrange que le premier.

La cadette fut d'un avis tout contraire, et s'emporta fort contre l'Amour. Ce Dieu était-il raisonnable ? avait-il des yeux de laisser languir à ses pieds la fille d'un roi, reine elle-même de la beauté, tout cela parce qu'on avait eu la curiosité de le voir ? La belle raison de quitter sa femme, et de faire un si grand bruit ! S'il eût été laid, il eût eu sujet de se fâcher ; mais étant si beau, on lui avait fait plaisir. Bien loin que cette curiosité fût blâmable, elle méritait d'être louée, comme ne pouvant provenir que d'excès d'amour. Si vous m'en croyez, madame, vous attendrez que votre mari revienne au logis. Je ne connais ni le naturel des Dieux ni celui des hommes ; mais je juge d'autrui par moi-même, et crois que chacun est fait à peu près de la même sorte : quand nous avons quelque différend ma soeur et moi, si je fais la froide et l'indifférente, elle me recherche ; si elle se tient sur son quant à moi, je vais au-devant.

Psyché admira l'esprit de nos deux bergères, et conjectura que la cadette avait attrapé les livres dont la bibliothèque de sa soeur était composée, et les avait lus en cachette : ajoutez aux livres l'excellence du naturel, lequel ayant été fort heureux dans la mère de ces deux filles, revivoit en l'une et en l'autre avec avantage, et n'avait point été abâtardi par la solitude.

Psyché préféra l'avis de l'aînée à celui de la cadette. Elle résolut de se mettre en quête de son mari dès le lendemain.

Cette entreprise avait quelque chose de hardi et de bien étrange. La fille d'un roi aller ainsi seule ! car pour être femme d'un Dieu, ce n'était pas une qualité qui dût faire trouver de la messéance en la chose : les Déesses vont et viennent comme il leur plaît, et personne n'y trouve à dire. La difficulté était plus grande à l'égard de notre héroïne : non seulement elle appréhendait de rencontrer les satellites de son ennemie, mais tous les hommes en général. Et le moyen d'empêcher qu'on ne la reconnût d'abord ? Quoique son habit fût de deuil, c'était aussi un habit de noces, chargé de diamants en beaucoup d'endroits, et qui avait consumé deux années du revenu de son père. Tant de beauté en une personne, et de richesses en son vêtement, tenteraient le premier venu. Elle espérait véritablement que son mari préserverait la personne, et empêcherait que l'on n'y touchât : les diamants deviendraient ce qu'il plairait au Destin. Quand elle n'aurait rien espéré, je crois qu'il n'en eût été autre chose. Io courut par toute la terre : on dit qu'elle était piquée d'une mouche ; je soupçonne fort cette mouche de ressembler à l'Amour autrement que par les ailes. Bien prit à Psyché que la mouche qui la piquait était son mari : cela excusait toutes choses.

L'aînée des deux filles lui proposa de se faire faire un autre habit dans cette ville voisine dont j'ai parlé : leur père aurait ce soin-là si elle le jugeait à propos. Psyché, qui voyait que cette fille était d'une taille à peu près comme la sienne, aima mieux changer d'habit avec elle, et voulut que la métamorphose s'en fît sur-le-champ. C'étoit une occasion de s'acquitter envers ses hôtesses. Quelle satisfaction pour elle si le prix de ces diamants augmentait celui de ces filles, et y faisait mettre l'enchère par plus d'amants !

Qui se trouva empêchée, ce fut la bergère. Le respect, la honte, la répugnance de recevoir ce présent, mille choses l'embarrassoient : elle appréhendait que son père ne la blâmât. Toutes bergères qu'étaient ces filles, elles avaient du coeur, et se souvenaient de leur naissance quand il en était besoin. Il fallut cette fois-là que l'aînée se laissât persuader ; à condition, dit-elle, que cet habit lui tiendrait lieu de dépôt.

Nos deux travesties se trouvèrent en leurs nouveaux accoutrements comme si Psyché n'eût fait toute sa vie autre chose qu'être bergère, et la bergère qu'être princesse. Quand elles se présentèrent au vieillard, il eut de la peine à les reconnaître. Psyché se fit un divertissement de cette métamorphose. Elle commençait à mieux espérer, goûtant les raisons qu'on lui apportait.

Le lendemain, ayant trouvé le vieillard seul, elle lui parla ainsi : Vous ne pouvez pas toujours vivre, et êtes en un âge qui vous doit faire songer à vos filles : que deviendront-elles si vous mourez ?

Je leur laisserai le Ciel pour tuteur, reprit le vieillard ; puis l'aînée a de la prudence, et toutes deux ont assez d'esprit. Si la Parque me surprend, elles n'auront qu'à se retirer dans cette ville voisine : le peuple y est bon, et aura soin d'elles. Je vous confesse que le plus sûr est de prévenir la Parque. Je les conduirai moi-même en ce lieu dès que vous serez partie. C'est un lieu de félicité pour les femmes ; elles y font tout ce qu'elles veulent, et cela leur fait vouloir tout ce qui est bien. Je ne crois pas que mes filles en usent autrement. S'il était bienséant à moi de les louer, je vous dirais que leurs inclinations sont bonnes, et que l'exemple et les leçons de leur mère ont trouvé en elles des sujets déjà disposés à la vertu. La cadette ne vous a-t-elle point semblé un peu libre ?

- Ce n'est que gaieté et jeunesse, reprit Psyché. Elle n'aime pas moins la gloire que son aînée. L'âge lui donnera de la retenue : la lecture lui en aurait déjà donné si vous y aviez consenti. Au reste, servez-vous des diamants qui sont sur l'habit que j'ai laissé à vos filles : cela vous aidera peut-être à les marier. Non que leur beauté ne soit une dot plus que suffisante ; mais vous savez aussi bien que moi que quand la beauté est riche, elle est de moitié plus belle.

Le vieillard eut trop de fierté pour un philosophe. Il ne se voulut charger de l'habit qu'à condition de n'y point toucher. Dès le même jour tous quatre partirent de ce désert.

Quand ils eurent passé la ravine et le petit sentier bordé de ronces, ils se séparèrent. Le vieillard, avec ses enfants, prit le chemin de la ville ; Psyché, celui que la fortune lui présenta. La peine de se quitter fut égale, et les larmes bien réciproques. Psyché embrassa cent fois les deux jeunes filles, et les assura que, si elle rentrait en grâce, elle ferait tant auprès de l'Amour qu'il les comblerait de ses biens, leur départirait à petite mesure ses maux, justement ce qu'il en faudrait pour leur faire trouver les biens meilleurs. Après le renouvellement des adieux et celui des larmes, chacun suivit son chemin : ce ne fut pas sans tourner la tête.

La famille du vieillard arriva heureusement dans le lieu où elle avait dessein de s'établir. Je vous conterais ses aventures si je ne m'étais point prescrit des bornes plus resserrées. Peut-être qu'un jour les mémoires que j'ai recueillis tomberont entre les mains de quelqu'un qui s'exercera sur cette matière, et qui s'en acquittera mieux que moi : maintenant je n'achèverai que l'histoire de notre héroïne.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon