Le moine Hiérocas était un Grec avisé, d'esprit fin et rusé, qui avait embrassé l'état monastique pour les avantages qu'il confère plutôt que pour les devoirs qu'il impose. Comme il était d'humeur active et vagabonde, curieux de voir et d'apprendre, sensible aux charmes du passé, sans dédaigner les beautés du présent, il avait reculé à l'idée de se retirer dans un monastère, et, envieux de la gloire de Hannon, de Scyllax, de Pythéas et de Strabon, il avait résolu d'explorer la terre. A vingt ans, il était parti de Byzance, sa patrie, et, durant un demi-siècle, il avait couru le monde, des colonnes d'Hercule aux confins de la Scythie, des îles Cassitéries, où l'on recueille l'étain, jusqu'au pays des Sères. Lorsqu'il eut atteint soixante-dix ans, Hiérocas cessa de voyager et il se confina, pour n'en plus sortir, dans son couvent de Byzance qui était spécialement placé sous la protection de Jean le Baptiste. Il était encore, malgré les fatigues de son existence, robuste et vaillant, et il comptait sur dix ans de vie pour écrire ses voyages, qu'il voulait rendre pittoresques, vivants et aimables, à la façon du Periegesis du Lydien Pausanias.

Il était très vénéré dans le cloître ; souvent, au crépuscule, les moines se réunissaient autour de lui, et il leur lisait complaisamment quelques épisodes de ses Mémoires, leur peignant l'insupportable éclat du soleil dans les contrées éthiopiennes, les étranges brumes des mers septentrionales, la douceur chaude du vent d'Hippalus, qui mène à Taprobane, et les mystérieux parfums qui flottent sur les fleuves de l'Inde quand vient la nuit. Puis, il leur narrait de terribles ou touchantes aventures, et surtout leur disait les légendes sacrées qu'il avait recueillies en errant en Palestine, s'attachant malicieusement à leur en signaler les contradictions, car son scepticisme s'était accru avec l'âge. Ce jour-là, jour de la décollation du Précurseur, après le repas du soir, et comme on était assis dans le jardin, un novice demanda à Hiérocas s'il ne connaissait rien touchant la vie ou la mort du Baptiste. Hiérocas réfléchit un instant, regardant dans le lointain le soleil qui tombait dans la mer, puis il fit venir le novice à ses côtés, et les moines s'étant rapprochés, tendant le cou comme des enfants avides d'entendre, il dit :

«Que pourrais-je vous apprendre sur celui qui est notre protecteur ? Vous connaissez sa vie de prophète, vie de macérations, d'abstinences, dont il n'interrompait la rigueur que pour invectiver ses ennemis qui furent assurément les ennemis de la vraie foi. Quant à sa mort, elle est inoubliable, et l'artiste qui a composé la mosaïque de notre chapelle a su l'embellir encore par le charme de son art. Ce n'est donc pas de Jean que je voudrais vous entretenir, mais de celle qui fut sa bourrelle. Il ne faut pas mal penser d'Hérodiade, et il importe d'oublier, en parlant d'elle, les légitimes injures dont l'accablèrent des saints et des docteurs, car ces saints et ces docteurs étaient des hommes passionnés, et le caractère même de leur passion les empêchait de comprendre les passions des autres et de saisir la nécessité de certaines actions. Avez-vous jamais songé qu'il eût été effroyable que le Baptiste ne fût pas supplicié ? Il fallait évidemment qu'il fût décollé, et Hérodiade a été l'instrument divin. Ne croyez cependant pas à un miracle spécial : c'est par des voies naturelles qu'Hérodiade fut conduite à agir de la façon que vous savez ; elle obéit à ses vertus, à ses défaillances et à son énergie ; elle fut guidée par sa nature et par son esprit. Voici ce que j'ai appris d'elle : vous me pardonnerez si ce récit contredit votre croyance à son égard et si la peinture que je vais faire d'Hérodiade ne s'accorde pas avec l'image d'elle que vous vous êtes formée.

Hérodiade était une princesse mélancolique, et cette mélancolie même ajoutait à sa beauté, beauté précieuse et rare. L'artiste dont je vous parlais tout à l'heure a su rendre tout l'éclat de cette vierge, et elle s'est montrée à ses yeux telle qu'elle fut, charmante et triste à la fois, avec, au coin des lèvres, un sourire morose d'enfant déçue sans avoir rien connu. Imaginez-la donc ainsi, avec sa tunique blanche brodée de fleurs écarlates, son manteau de tissu violet et sa tiare d'or. C'est vêtue de la sorte qu'elle avait coutume d'errer parmi les jardins où elle se plaisait, surtout le soir, quand les ardeurs brutales du soleil cessaient de violer la tristesse des oliviers, arbres pénitents que semble couvrir une éternelle cendre. Hérodiade était méditative, mais elle ne s'adonnait au rêve qu'après en avoir tiré l'essentiel de la réalité. Son esprit était subtil, éveillé et curieux, et comme elle chérissait la solitude, elle employait de longues heures à méditer sur ce qu'elle avait vu.

Elle n'eût pas été femme si les choses de l'amour ne l'avaient frappée les premières. Dès qu'elle sortit de l'adolescence, ce fut le spectacle que donnent les amants qui surprit ses yeux. Elle vivait dans un petit pays où, bien que princesse, elle ne pouvait ignorer l'existence de ceux qui l'entouraient. Comme sa mère la négligeait, elle sortait parfois avec des suivantes, et se laissait conduire par elles, trouvant plaisir à voir ce qu'elle n'eût osé chercher. Elle rencontra souvent, sur le versant des petites collines sèches et puissamment embaumées, des couples qui passaient enlacés. Elle sut vite ainsi quelles devaient être les joies des amours premières. Elle les imagina très hautes et très belles, simples et raffinées, pénétrantes et bonnes, douces et poignantes à la fois ; elle créa pour elle un merveilleux royaume sur lequel son esprit régna et qu'elle ambitionna d'habiter réellement. Mais, après avoir vu les tendresses unies, elle vit, dans les mêmes sentiers, les amantes abandonnées et les amoureux dépris. Elle comprit par là les désillusions des tendresses qui pâlissent et meurent ; elle imagina quels devaient être les déchirements qui suivent la ruine des rêves. C'est à la lassitude des possessions charnelles que son jeune esprit attribua ces désenchantements et ces détresses, et pour garder intact ce fantôme de l'amour qu'elle avait créé, elle se jura de rester chaste pour celui qu'elle aimerait, et de ne donner son corps qu'à ceux dont elle saurait ne devoir tirer que des jubilations vives et passagères.

Sans doute aurait-elle été une princesse triste, fine et voluptueuse, si elle n'eût rencontré le Précurseur. Elle était un jour dans la litière de sa mère, lorsque le mangeur de sauterelles surgit sur la route et apostropha la reine. Elle n'entendit pas les insultes abominables, elle vit seulement la face du prophète, ses yeux illuminés, son nez d'aigle, sa barbe rousse et crêpelée, ses gestes imprécateurs. Elle put, dès cette heure, comprendre qu'elle n'avait jamais imaginé qu'imparfaitement les sentiments et les sensations que l'amour engendre. Elle oublia ses désirs de volupté et se jura de ne jamais aimer que celui qui s'était trouvé sur sa route.

Lorsque les soldats d'Hérode eurent enfermé le Baptiste dans les geôles de Machaerous, Hérodiade fut joyeuse de vivre près de celui qu'elle chérissait ; mais alors des désirs l'assaillirent, elle pensa à ces joies des possessions premières qui embellissent le visage des amants, elle sentit faiblir sa volonté, elle craignit d'être un jour semblable à celles qui, de leurs propres mains, se plaisent à détruire le bonheur que donnent les illusions des passions violentes et vierges. Elle ne pensa pas que le prophète pût refuser le don de cette chair, qu'elle redoutait de lui offrir ; la pensée qu'un jour il la repousserait loin de lui, renversant ainsi ce palais de rêveries et de visions que sa jeunesse et son adolescence avaient construit, cette pensée lui fut odieuse, et elle vit que la mort seule pourrait la délivrer de ce danger. Comme elle était femme, inconsciemment égoïste, désireuse de bonheur et cruelle, elle ne songea pas à mourir, et quand elle eut obtenu le serment d'Hérode, après avoir dansé devant lui, c'est la tête de Jean qu'elle demanda au roi, la tête qui, pâlie et froide, ne refusa pas son baiser lorsqu'elle la prit des mains du bourreau qui venait d'être le protecteur de son rêve et de son amour.

Peut-être est-ce là la véritable histoire d'Hérodiade, acheva Hiérocas, et il ne me déplairait pas de le croire».