Briséïs a quitté la chaleur de la tente
Et, tel un faon blessé qu'on distance à loisir,
Elle bondit aux bords de la mer éclatante,
Mur énorme et secret que passe son désir.

Tour à tour indignée, indécise ou contente,
Tour à tour révoltée ou docile au plaisir
Du glorieux amant qu'elle n'a pu choisir...
Qu'est-elle ? Prisonnière, ou maîtresse, ou servante ?

La vague vient mourir aux sables immobiles...
Seuls de libres oiseaux, blancs sur un ciel ardent,
Entrelacent leurs vols avec un cri strident.

Et Briséïs, en proie aux mirages fébriles,
Par delà l'horizon voit se dorer les îles
Où de blonds chevriers chantent en l'attendant.


Oh ! les baisers d'Achille écrasés sur sa bouche !
L'appel impérieux et le souffle farouche
Qui, lorsqu'il l'a broyée entre ses bras puissants,
Laissent par tout son corps comme une odeur de sang !

Oh ! les âpres combats sur la royale couche !
Et puis, quand le sommeil sur le héros descend,
Le sommeil qui jamais ensemble ne les touche !...
Les sanglots retenus en son coeur gémissant !

Achille cependant ! Fils de Thétis la blonde,
Invincible soutien de la Grèce et du monde,
Jeune, robuste et beau ! cher aux dieux !... Quel amant !...

Et sur un souvenir redoutable et charmant,
Tandis que le désir des nuits prochaines gronde,
Briséïs clôt ses yeux... voluptueusement.



Ineffable parfum des claires matinées !...
Les flûtes résonnaient dès le soleil levant
Et les blondes brebis par les chiens ramenées
Roulaient comme un troupeau de feuilles sous le vent.

Les collines, de nuit encor toutes baignées,
Exhalaient une odeur de miel. Or, en avant,
Le bélier consacré, les cornes couronnées
De feuillages était comme un buisson mouvant ;

Et les pâtres suivaient, d'une marche indolente,
Ce peuple bénévole et doux... Leurs yeux riaient
Aux yeux de Briséïs et leurs doigts se liaient

A ses doigts, puis, aux bords d'une source chantante,
Sur sa beauté d'enfant leurs bras se repliaient...
Et leurs lèvres avaient une saveur de menthe...


Or la mer est pareille à quelque immense plaine
Où les traits de Phoebos ont enflammé des blés.
Au rivage, non loin, retenus par leur chaîne
Gisent les lourds vaisseaux l'un à l'autre accolés ;

Parfois un flot plus vif vient frapper leur carène
Et Briséïs entend l'eau verte ruisseler
Avec un morne bruit sur leurs flancs ébranlés.
Ah ! qu'est-elle, chétive, auprès de cette Hélène

Pour qui ces grands esquifs de si loin sont venus ?
Quelle étrange beauté, quels charmes inconnus
Ont rempli de guerriers et de rois, ces galères?

Quel monstrueux amour déchaîna ces colères ?...
Pourquoi l'immensité de ces ondes amères
Dont la caresse lente agace ses pieds nus ?...



Mais, tandis que songeait Briséïs, il advint
Qu'Akilleus, fatigué du bruit de ses convives,
Et les voyant gorgés de viandes et de vin,
Frappa du pied la table et manda ses captives.

Les visages crispés en un sourire feint
La docile cohorte, à lui plaire attentive,
Approche, et le héros cherche des yeux en vain...
Celle qu'il appelait de l'ardeur la plus vive,

La seule qui pouvait distraire son ennui,
Briséïs, est absente ou se dérobe à lui...
Ah ! la foudre, roulant de colline en colline
Jette un effroi moins grand dans l'orageuse nuit
Que, dans ce calme jour, le cri de sa poitrine !...

Briséïs contemple la mer... la mer divine !...



Et voici que ses soeurs se groupent autour d'elle.
Elles avaient paré leurs corps pour le festin...
Leurs voiles vont flottants ; telles dans le matin
Abeilles font vibrer en l'herbage leur aile.

«Briséïs ! Briséïs ! Akilleus nous appelle.
Sa voix a retenti, telle au désert lointain
S'exhale du lion l'impatience cruelle...
Quel charme en cet endroit, Briséïs, te retint ?...»

Puis souples, embrassant ses épaules de neige,
Mêlant leurs noirs cheveux aux brises balancés
Les soeurs de Briséïs, harmonieux cortège,

Aux tentes d'Akilleus courent à pas pressés...
Et le sombre héros, soulevé sur son siège,
Sourit à celle qui paraît, ...les yeux baissés.



Depuis qu'il l'atteignit, terrible ravisseur,
Et la tint dans ses bras, frémissante, éperdue,
Depuis qu'il la jeta sur son char, étendue,
Biche fragile aux mains du vigoureux chasseur ;

Plus encore, depuis qu'à ses désirs rendue
Briséïs lui donna sa bouche, et la fraîcheur
De son haleine en son haleine confondue,
Akilleus a souvent rêvé de sa douceur.

Souvent, dans les combats où sa valeur l'entraîne,
Au souvenir de sa captive il a frémi ;
Et souvent quand la lutte hésitait, incertaine,

Ses yeux, se détournant des yeux de l'ennemi,
Loin du stade ont cherché, sous la tente endormi,
Un corps très blanc, couché dans des cheveux d'ébène.


C'est pourquoi, renversant d'un seul geste la table
Et jetant sur le sol les armes qu'il tenait,
Le héros brusquement se dressa, formidable,
Et tendit ses deux bras vers celle qui venait.

«O Briséïs, dit-il, mon désir t'appelait !
Loin de toi, maintenant, mon coeur est misérable.
Viens et dissipe enfin cet ennui qui m'accable.
Apaise !... » Or le soleil sur la mer déclinait...

Sous son disque sanglant le ciel édifiait
Des colonnes de pourpre et la mer flamboyait
Comme un lac où se mire une ville qui brûle...

Cependant, sous la tente une coupe circule ;
Puis un esclave écarte un voile... et l'on voyait
Les remparts d'Ilion, roses, au crépuscule.


La nuit ! Le camp se tait... Un chien lugubre aboie.
Dans les sillons du ciel qui pâlit au couchant,
Par un dieu, cheminant sur la laiteuse voie,
Des astres sont jetés tels des grains dans un champ.

Akilleus cependant s'épuise dans la joie
Que verse Briséïs, urne rare, épanchant
Les nectars de Cypris. Puis, le sommeil touchant
Sa paupière, il s'endort, serrant sa belle proie.

Mais toujours Briséïs, colombe palpitante,
Poursuit à son côté des rêves étrangers.
Les souffles de la mer pénètrent dans la tente.

Elle en sent les parfums dans ses cheveux légers...
Oh ! les nuits d'autrefois !... et la rêveuse attente
De l'aube où chanterait la flûte des bergers !



Les rois voyaient alors d'un oeil épouvanté
Les guerriers fatigués des luttes incertaines.
Les bûchers s'allumaient, hors le camp, par centaines,
Et de l'odeur des morts l'air était empesté.

«Phoebos, murmuraient-ils, nous poursuit de sa haine.
C'est lui, l'Archer divin, justement irrité,
Qui fera de nos os un mont dans cette plaine.
Atride ! Ah ! Qu'avons-nous tes discours écouté !

Pourquoi, prêtant l'oreille à tes menteurs propos
Avons-nous, sur ta foi, tenté cette aventure !
Atride !... Nous avions des terres, des troupeaux,

Nos maisons souriaient dans la grasse verdure,
Nos épouses le soir dénouaient leur ceinture
Et leur étreinte était douce à notre repos...»


Or ils parlaient ainsi car ils savaient peut-être
Que le plus vieil Atride avait, le jour d'avant,
Repoussé durement les prières d'un prêtre
Qui venait en pleurant racheter son enfant.

«Chryséis ! - avait dit l'époux de Clytemnestre,
- Chryséis est mon bien, vieillard, je le défends.
Ah ! j'en jure les dieux, le sort m'en fit le maître,
Nul ne l'arrachera de mes bras, moi vivant.»

Et comme le vieillard levait ses mains débiles
Atride, furieux, avait d'un geste prompt
Porté son sceptre d'or à deux doigts de son front.
Et le prêtre, courbant ses épaules fragiles :
«Phoebos - avait-il dit, - vengera cet affront.»

Les guerriers regardaient ces choses, immobiles.


Mais la peur, sur l'armée, était comme un vautour
Qui tient sur un troupeau l'ombre de sa grande aile.
Atride, en vain, du camp fait une citadelle,
On sent, la nuit, la Némésis rôder autour.

Thersite, insidieux, de l'un à l'autre court
Semant partout l'effroi, protestant de son zèle :
«Ah ! Maudit soit celui qui pour son lâche amour
Obtint de déchaîner cette guerre éternelle !

Aux volontés des rois faut-il donc nous ployer ?
Atride, ô Grecs, a-t-il souci de notre peine ?
Regagnons nos vaisseaux ! Qu'importe cette Hélène !
Trop de présages noirs doivent nous effrayer !»

Et les guerriers prêtaient l'oreille à cette haine
Car ils songeaient à la douceur de leur foyer.


Parfois, dans les forêts, un immonde bétail
Au creux d'un lumineux étang se précipite
Et, brisant le cristal sous son visqueux poitrail,
En un boueux marais le transforme très vite.

Ainsi l'ardeur des Grecs en écoutant Thersite
Se corrompt sous l'effort de son lâche travail.
La peur dresse partout son hideux attirail...
Akilleus est encore au pouvoir d'Aphrodite...

Au sein de Briséïs, calme, son front pesait.
La rumeur, cependant, à l'ouragan pareille,
A force de grandir parvient à son oreille.

Sa main cherche le fer à son côté posé...
Il ne voit même plus que la bouche vermeille
S'ouvre comme une fleur pour un nouveau baiser.



A peine il a franchi de sa tente le seuil,
Les guerriers, effrayés des regards qu'il leur jette,
Sur deux lignes rangés, muets, courbant la tête,
S'efforcent d'échapper aux flammes de son oeil.

Mais lui, resplendissant de mépris et d'orgueil,
Retenant son courroux ainsi, dans la tempête,
Le flot qui va donner l'assaut contre un écueil
Avant que de rugir se replie et s'apprête,

Il les tient, consternés sous un silence affreux.
Apercevant enfin les rois, â pas rapides,
Déchaînant sa colère il bondit, furieux,
Et sa voix retentit : «C'est votre faute, Atrides,
Pasteurs inattentifs de ces moutons stupides... »
Les injures volaient comme des traits vers eux.


«Ces guerriers, disait-il, à vos chars enchaînés,
Pourquoi les avons-nous sur ce sol entraînés ?
De qui donc fallait-il poursuivre la vengeance ?
Ah ! Ce n'est point d'Ajax ou d'Akilleus, je pense,

Que Pâris a ravi l'épouse, O couronnés !
A tant de maux pourtant, par vous seuls condamnés
Devrons-nous supporter toujours votre exigence ?»
Et martelant plus fort ses mots dans le silence :

«L'amour de Chryséis te rend-il insensé
Roi d'Argos ?... Et faut-il que, par ton avarice,
Sous les coups de Phoebos un peuple entier périsse ?

Du prêtre suppliant par ton bras menacé
Sache, à l'armée offrir l'enfant, en sacrifice,
Ou prends garde à mon bras qui saura t'y forcer.»


Mais l'Atride éclatant d'un effroyable rire :
«A tes lois, Akilleus, faudra-t-il me ranger ?
Ah ! blanchissent mes os sur un sol étranger
Avant que je me rende aux raisons de ton dire !

Héros insidieux ! La fureur qui t'inspire
Seule a pu te dicter un discours mensonger.
Prétendrais-tu m'humilier sous ton empire ?
Les chiens auront plus tôt ton cadavre rongé

Que tu n'auras chassé Chryséis de ma couche !
Dût le divin Phoebos multiplier ses coups !
Dussé-je succomber sous ta haine farouche !

Clytemnestre est bien chère à mes regards d'époux ;
Mais ses embrassements sont moins doux à ma bouche
Et ses bras parfumés moins tendres à mon cou !»


Mais Akilleus : «Vous l'entendez, rois assemblés !
Et toi, Nestor, que l'âge a rendu vénérable !
Vous, fils de Télamon, à son aide appelés !
Ulysse ! Et vous encore, O la troupe innombrable

De ceux qu'il moissonna, tels les épis des blés,
Pour en nourrir une querelle misérable !
Vous tous qu'il a serrés entre les flancs gonflés
De ses nefs ! Il nous livre à Phoebos implacable.

Vaincus par sa faiblesse et par sa trahison
Vous serez la rançon de son désir infâme !
Va te suspendre, Atride, aux lèvres d'une femme !

Nous, les héros, t'abandonnant avec raison,
Nous irons aux vaisseaux, et, réveillant la rame,
Demain nous voguerons, joyeux, vers nos maisons.»



L'ingénieux Ulysse : «Akilleus, tu t'emportes,
Tel un jeune étalon foulant l'herbe d'un pré
Ton élan te conduit trop loin. Mais il est vrai
Que la faute d'Atride a fait, dans nos cohortes,

Courir l'inquiétude et sa hideuse escorte.
Le camp d'une invincible peur est pénétré ;
Et c'est à Chryséis, roi d'Argos, qu'il rapporte
Les maux qu'il a soufferts par un courroux sacré.

Tu chéris Chryséis, Atride, mais faut-il
Que ce honteux amour te perde sur ces rives ?
Qu'il mette ta fortune et ta gloire en perd ?

Au prêtre de Phoebos conduis la fugitive.
D'autres villes encor t'offriront des captives...»
Ainsi parlait Ulysse, au langage subtil.


Et l'Atride : «Ainsi donc, moi seul parmi les rois,
Je devrai renoncer à mon bien légitime !
Tous vous êtes gorgés ! L'Atride magnanime
Immolera sa juste part à votre effroi !

Et cet ordre, Akilleus, c'est toi qui me l'intime !
Ah ! ne crois pas du moins que, d'un discours adroit,
Le roi d'Argos sera la plaintive victime.
En livrant ma captive, Akilleus, j'ai le droit

De rétablir égale entre nous la balance
De l'armée en péril ranimer la vaillance
C'est le devoir des rois, si j'en crois tes aveux !

Eh bien ! à ce devoir sacrifions tous deux !
Contre ma Chryséis, Héros plein d'insolence,
Tu donneras ta Briséïs aux noirs cheveux !...»


Mais il n'achève point... Chaude, sur son visage
L'haleine d'Akilleus passe comme un orage,
Et soudain on peut voir les deux rois s'abordant,
Tels des tigres dressés, un flot d'écume aux dents.

«Briséïs, as-tu dit - Ah ! propos imprudents !
Les as-tu mesurés du moins à ton courage ?
Malheureux roi d'Argos, je te croyais plus sage...»
Et les mots emportés dans son souffle, stridents,

Allaient, comme des fouets, du roi cingler la face.
Le peuple entier des Grecs, pour leur céder la place,
Avait fait un grand cercle et, morne, se taisait...

Deux aigles, cependant, tournoyaient dans l'espace
Encadrant les héros du sillage creusé
Par leur immense vol dans le ciel embrasé.


La lance d'Akilleus déjà dans l'air limpide
Sifflait comme un serpent sur la tête d'Atride,
Quand le sage Nestor en suspens la retint...
Eclatante, dans la lumière du matin,

Déroulant de ses murs la ceinture splendide,
Belle dans son repos impassible et lointain,
Ilion se levait là-bas... - «O Fratricides !

Dit le roi vénérable -, est-ce donc le destin
Qui nous était promis ?... A vos ordres, docile,
La Grèce, tout entière accourue à ces bords,

Sera-t-elle l'enjeu d'une querelle vile ?
Ah ! moins noble ennemie et plus rude qu'Hector,
Votre discorde, ô rois, bien mieux que son effort
Causera votre ruine et sauvera sa ville !...»


Et, comme il achevait ces mots, il leur montrait
D'une main qui tremblait par la peine et par l'âge
Les murs de la Cité que le soleil dorait.
Ilion souriait comme un jeune visage

Dédaigneux, immobile, implacable et secret.
Sa beauté souffletait les rois plus qu'un outrage.
Et Nestor poursuivait : «N'aurez-vous de courage,
O Grecs infortunés, que pour vous déchirer ?

Ne saurez-vous jamais à l'infrangible loi
Héros impétueux, plier votre insolence ?
Que nous sert ton orgueil, roi d'Argos, ou ta lance,

Akilleus ?... Pour porter le carnage et l'effroi
Jusqu'au coeur d'Ilion, pour venger notre offense,
Pour triompher enfin ! Il faut un chef !... un roi !»


Et le cri du vieillard, comme un roc bondissant
Qu'une main précipite au flanc de la colline,
Dans les rangs des soldats s'en va rejaillissant.
«Il faut un chef !... un roi !... Qu'un seul se détermine !

Qu'il commande ! Et qu'un peuple entier, obéissant,
Marche sous son regard !» Ilion, pour ta ruine,
Ainsi clament les Grecs d'une seule poitrine.
Désormais ils auront un chef et non pas cent.

Et Nestor dit encore : «Atride, sois ce roi.
Nul n'a chargé la mer de plus amples galères,
Nul n'amène avec lui plus de guerriers que toi.

Ecoute cependant ces conseils nécessaires :
Cesse de te livrer à l'injuste colère.
Apaise d'Akilleus le légitime émoi.»


«Le puis-je ? - dit l'Atride... et l'arène foulée
Résonna sous son pied. Vois celui-ci, vieillard !»
Il montrait Akilleus dont le sombre regard
Comme un éclair funeste errait sur l'assemblée.

La fureur du héros, dans sa veine gonflée,
Martelait à grands coups son silence. Hagard,
Ses ongles lacéraient les peaux de léopard,
Riche butin pendant sur sa cuisse musclée,

Et sa lance gisait sous son talon, brisée...
Puis soudain, épanchant par un horrible effort
La haine formidable en son coeur amassée :

«Soyez abandonnés, ô Grecs, à votre sort.
Cet Akilleus, dont le bras prompt porte la mort,
Ne sera point pour vous un objet de risée...



Non, vous ne rirez point d'Akilleus, je vous jure.
Tes portes, Ilion, vont s'ouvrir !... Les sabots
De tes coursiers, déjà, frappent la terre dure ;
Tes chars des corps broyés dispersent les lambeaux...

Dans la plaine j'entends un horrible murmure ;
Et je vois, tournoyant sur vous, Grecs sans tombeaux,
Le nuage lugubre et puant des corbeaux.
O Troyens, accourez ! Vengeurs de mon injure !

Akilleus, cependant, qui savait vous défendre
O Grecs, inattentif à vos gémissements,
Aura fermé son seuil pour ne plus les entendre...

Briséïs est à toi, roi d'Argos, viens la prendre.
Mais, reçoivent les dieux mon solennel serment !
Tu connaîtras le prix de son embrassement !...»


Il dit, et d'un grand geste encerclant l'étendue,
Il semble dévouer à la fureur des dieux
Un peuple consterné. L'assemblée éperdue
Fait monter sa clameur immense jusqu'aux cieux.

Un grand fauve, parfois, sur la proie abattue
Pose un ongle sanglant puis s'en va, dédaigneux,
Rêvant d'autres festins, et la mort dans les yeux.
Tant qu'il rôde alentour la victime s'est tue ;

Mais sentant que les pas s'éloignent sur le sable,
Elle jette dans l'air un râle déchirant
Et soulève son front que la douleur accable
Pour suivre son bourreau d'un long regard mourant...

Ainsi les Grecs, quand Akilleus, indifférent,
A détourné son front et s'éloigne, implacable.



Les rayons du soleil pénétrant dans la tente
Traversent l'air obscur comme des traits dorés.
Or, Briséïs jouait, pour charmer son attente,
Avec les beaux reflets de ses genoux nacrés.

Du bouclier d'airain la courbe miroitante,
Et le casque, et le glaive abandonnés tout près,
Jettent moins de lumière et bien moins éclatante
Que ses flancs arrondis de voiles délivrés.

Mais une ombre a passé, haute devant la porte,
Et, comme un flot tari qui cesse de chanter,
Autour d'elle, soudain, toute lumière est morte.

Akilleus est debout, contemplant la beauté
De Briséïs. Son oeil est plein d'obscurité ;
Et l'effroi s'est glissé dans l'ombre qu'il apporte.


Oh ! les jeux d'autrefois ! La clarté continue
Sous les pampres légers qui formaient des arceaux !
Et l'enveloppement souple de sa chair nue
Dans l'onde monotone et fraîche des ruisseaux.

Et l'huile parfumée aux vases contenue,
Et les froments dorés rassemblés en monceaux,
Et l'olive, et le miel, et le chant des oiseaux,
Par qui, du jour naissant, elle était prévenue !

Et puis le soir affreux, dans les lueurs de flamme !
Cette odeur de charnier ! Partout, partout du sang...
Une fuite éperdue... un bras la saisissant...

Un poing rude abattu sur sa bouche qui clame...
Un sol qui la meurtrit... et dans la nuit, passant
L'horreur de tous les cris, son premier cri de femme !...


Puis le maître au front dur dont le désir la ploie
Comme un tendre roseau sous un vent déchaîné ;
Attentif tour à tour et bourreau forcené,
Dont elle ne sait plus s'il est terreur ou joie.

Que va-t-il déchirer en elle ? Quelle proie ?
Quels lambeaux de son coeur sous ses dents vont saigner ?
Ou bien, sous les baisers, son corps abandonné
Connaîtra-t-il l'ivresse où la douleur se noie ?

Elle va, la captive au sourire hésitant.
Brillants de peur, sous le couvert des sombres tresses,
Ses yeux, servilement, implorent des caresses,

Et maintenant, aux pieds d'Akilleus, elle attend...
Mais une large main l'étreint et la redresse ;
Un souffle furieux sur sa face... «Va-t'en !»


Les colombes ont vu, sur les sables brûlants
Où les pas des héros ont creusé leur empreinte,
Le geste d'une enfant qui tordait ses bras blancs.
Les ramiers tournoyants ont entendu sa plainte,

Les vents ont recueilli les échos de sa crainte,
Et la mer a porté sur ses flots indolents
Jusqu'aux bords éloignés, où cesse son atteinte,
La douloureuse voix à ses voix se mêlant.

Car longtemps, Briséïs, captive infortunée,
Ivre de désespoir et de larmes baignée,
Aux portes de la tente a crié son appel.

Akilleus reste sourd, insensible et cruel...
Et qui donc l'entendrait, d'horreur environnée,
Sinon la mer, les vents et les oiseaux du ciel.


Mais quand le vaste soir sur la rive odorante
Déploya ses velours au-devant de la nuit,
Briséïs vit son maître, assis devant la tente,
Et, des yeux du héros, les pleurs coulaient sans bruit.

Alors l'enfant osa s'approcher, suppliante :
«O mon époux, dit-elle, Mon coeur par toi conduit
Des vergers parfumés d'une terre clémente
A ce camp trop funeste où je meurs aujourd'hui,

Veut savoir de quel mal ton âme est accablée.
Rappelle-toi, mes bras savaient, d'un doux lien,
Pour d'amoureuses nuits unir ton corps au mien ;

Et souvent, par ta voix impatiente appelée,
Briséïs accourut, prompte et d'orgueil comblée
D'être, lui disais-tu, le plus cher de tes biens.»


«Le plus cher ! Ah tu l'es encor, toi qu'on me vole !»
Répondait Akilleus - Et d'un bras l'enlaçant
Il attirait son front sur sa robuste épaule.
«Rappelle-toi, ma Briséïs !...» et, frémissant,

Il épanchait un flot d'amoureuses paroles
En couvrant de baisers son beau sein gémissant.
Telle une jeune vigne étreint un tronc puissant
Et de tous ses rameaux à sa vigueur s'accole,

Telle, au fougueux amant, Briséïs s'accrochait...
Or la nuit vint... Du ciel un astre détaché
Fleurit soudain la mer invisible et chantante ;

Les ténébreux oiseaux de leur aile hésitante
Battaient l'ombre où le couple amoureux se cachait...
Et Cypris leur versait l'extase, triomphante.


Minute de bonheur par les dieux ordonnée !
Briséïs a fermé ses yeux sur le trésor
De souvenirs heureux, d'espoirs plus beaux encor
Qui vont, se confondant, en son âme étonnée.

N'est-elle pas l'épouse, à pas lents amenée ?
De maternelles mains ont parfumé son corps.
Et ses lèvres déjà s'entr'ouvrent pour l'essor
Des chants jadis appris... les chants de l'hyménée !

Le nuptial cortège accourt au-devant d'elle !
Il sème sur ses pas le myrte et l'asphodèle !
Les vierges sur son front balancent des rameaux !...

Puis la danse au lointain déroule ses anneaux ;
Et seule avec l'époux, dans la maison nouvelle,
Elle ouvre ses deux bras pour des baisers nouveaux.



Or, les deux messagers par l'Atride envoyés
Approchaient... Mais leur pas était lent et d'avance
On entendait leurs voix trembler dans le silence,
Tant du royal courroux ils étaient effrayés.

«Akilleus...» - Et leurs cris volent, multipliés...
«Akilleus...» Mais déjà la captive s'élance.
Elle a fui, retenant ses voiles déployés...
Et les doigts du héros se crispent sur la lance...

«Ah ! qui donc oserait !...» Mais voici qu'il revoit
Le geste douloureux de Nestor, et l'armée
Aux plaines d'Ilion vaincue et décimée.

Les serments qu'il a faits pour engager sa foi
Il les entend sonner dans la nuit étoilée...
Et c'est lui, désormais, dont va trembler la voix.


O bras de Briséïs, molle écharpe de soie,
Voici donc vos liens à jamais desserrés !
Beau sein ! flancs arrondis de jeunesse parés,
Bouche fraîche au baiser, soupirs de douce joie,

Et vous, regards d'amour, dont la clarté se noie
Dans l'obscur océan des délires sacrés,
A jamais, d'Akilleus vous êtes séparés ;
Et, de votre regret, son coeur faiblit et ploie !

Son oeil découragé montre la tente ouverte.
Ta fuite, Briséïs, mit sa blancheur alerte
Au cadre ténébreux de l'héroïque seuil.

Mais, dédaigneux de tout, même de son orgueil,
L'Invincible répand des larmes sur ta perte,
Et sa main ne décrit que les gestes du deuil.


Cependant, plus affreux d'être plus solitaire,
Le cri de Briséïs emplit l'obscurité :
«Akilleus !» Et ce nom jusqu'aux astres jeté,
Lamentable reproche, inutile prière,

Retombe dans la nuit sans même être écouté.
Et puis des pas pressés vont, piétinant la terre,
Une torche soudain jette un rais de lumière...
Au choc d'un javelot quelque casque a tinté...

Et maintenant, hagard devant la tente vide,
Grinçant des dents, frappant du pied le sol aride
Comme si d'un serment il le faisait témoin,

Le terrible héros, debout, la lance au poing,
Fouille l'ombre et poursuit, d'un oeil morne et stupide,
Une vague lueur qui disparaît au loin...


En ce temps vous passiez, O Victoires ailées !
Sur les sombres chemins des plaines constellées,
Vierges aux seins dressés sous les voiles flottants,
La Grèce entend déjà vos rires éclatants.

Vos tuniques de lin sur vos flancs durs collées
Au vent de votre course ondulent, envolées.
O Vierges des combats. Vierges aux pieds ardents
Qui portez en vos mains les promesses des temps,

Vous passiez !... Mais l'enfant qu'effleure votre vol
Triste, les yeux baissés, le coeur las, et le col
Incliné sous l'effroi de son pâle destin,

Ignore l'horizon que son regard n'atteint
Et ne sait pas qu'il faut ses larmes à ce sol
Pour en faire jaillir un Parthénon lointain.



Edition Etienne Chiron, Paris (1923) - Illustrations de Kuhn-Régnier