Hélène, la femme du roi
Ménélas, ravie à son époux par
Paris, fils de Priam, est surtout connue par cet
enlèvement qui fut la cause de la guerre de Troie.
Nous n'avons pas à raconter ici son histoire, ni
à étudier le rôle que lui font jouer
d'abord les aèdes du cycle troyen, puis les
poètes dramatiques. Mais Hélène
était de naissance divine, et les Grecs ont cru
qu'elle avait pris rang parmi les dieux. Elle a sa part dans
le culte de quelques villes, et c'est à ce titre que
nous nous occuperons d'elle.
Sur l'origine d'Hélène il y a trois versions.
Pour les uns (et c'est l'opinion ordinaire) elle est
née des amours de Zeus transformé en cygne et
de Léda. Elle est sortie avec Pollux, fils de Zeus
comme elle, et Castor, fils de Tyndare, mari de Léda,
de l'oeuf dont Léda est accouchée après
cette union. Pour d'autres, elle n'est pas fille de
Léda, mais de Némésis, d'où son
nom de Ramnousis. La déesse, poursuivie par
Zeus, se change en cygne ou en oie ; mais le dieu se
métamorphose aussitôt de même, et parvient
à vaincre celle qu'il aime. On racontait aussi que
Zeus avait fait appel à l'aide d'Aphrodite ;
mué en cygne, il feignait de fuir devant la
déesse qui avait pris la forme d'un aigle et se
réfugiait ainsi dans le sein de Némésis.
Bref Némésis met au monde un oeuf, qu'un berger
trouve dans un bois et porte à Léda ; celle-ci
le met dans un coffre et le garde jusqu'à
l'éclosion, puis s'intéresse à l'enfant
qui en sort, Hélène, et l'élève.
Il y a quelques variantes à ce récit : ou
Némésis donne son oeuf à Tyndare, qui le
confie à Léda ; ou bien Hermès le jette
dans le sein de Léda, qui le fait éclore, ou
bien tout simplement, l'oeuf tombe du ciel, ou plutôt
de la lune (on voit là le souci d'expliquer le nom
d'Hélène). Enfin, suivant le scholiaste de
Pindare, Hésiode faisait d'Hélène, non
plus la fille de Léda ou de Némésis,
mais d'Océanos et de Téthys.
Dans les deux premières versions, les plus
importantes, un fait reste immuable. Hélène est
issue de Zeus. Aussi, au moment de sa mort, son père
ne voulut pas lui laisser subir la destinée commune.
Il la mit au rang des héros divinisés ; il en
fit la parèdre d'Héra et d'Hébé,
et comme ses frères, Castor et Pollux, devinrent deux
astres brillants, elle aussi devint une étoile.
Euripide prétend que, comme les Dioscures,
Hélène-étoile était secourable
aux marins, mais une croyance plus répandue voulait au
contraire que son astre fût un astre malfaisant,
hostile aux navigateurs perdus dans la tempête.
Isocrate raconte que si les Dioscures furent divinisés
et changés en astres, ils devaient cet honneur
à Hélène qui, divinisée avant ses
frères, voulut leur faire partager son
immortalité.
Les détails de cette histoire sont peut-être
assez récents, mais le fait même de la
divinisation d'Hélène doit remonter assez haut,
ou pour mieux dire Hélène n'est pas une
héroïne divinisée, c'est plutôt une
déesse transformée en héroïne. La
meilleure étymologie que l'on ait encore donnée
de son nom est celle qui le rattache aux mots wela,
éclat, rayonnement, et welein, briller, et
rapproche de selas, éclat, et de
selènè, la brillante, la lune.
Hélène est donc probablement, à
l'origine, une personnification locale, sans doute
laconienne, de la lune. Elle fait partie de cette
pléiade de jeunes héroïnes mythiques dont
les noms indiquent l'essence lumineuse Aeglé, Aethra,
Augé, Electra, d'autres encore, et les Leucippides,
Phoebé et Hilaera, dont les rapports avec les
Dioscures sont bien connus.
On peut dire que le culte d'Hélène, sans
être jamais de très grande importance, se
répandit un peu dans tout le monde grec. La puissance
qu'on lui attribuait n'était pas réduite
à son influence d'étoile favorable ou funeste ;
si l'on en croit son panégyriste Isocrate,
Stésichore l'ayant insultée au début
d'un poème, elle le rendit aveugle et ne lui rendit la
vue qu'après qu'il se fût rétracté
dans une palinodie célèbre. Elle se montra la
nuit à Homère et lui ordonna d'écrire la
guerre de Troie, et c'est même pour cela qu'elle a dans
l'Iliade un rôle si favorable, et que le
poète montre pour elle toute sa prédilection.
Comme elle est capable de châtier et de
récompenser, de faire le bien et le mal, il faut que
les gens qui le peuvent ne négligent pas de se la
rendre propice par des sacrifices et des offrandes.
Mais tout cela n'a rien que de très
général : à Sparte, au contraire, nous
voyons le culte nettement constitué. Il y avait dans
la ville même un hiéron consacré à
Hélène près du tombeau d'Alcman. A
Thérapnae on l'adorait dans un temple où son
tombeau se trouvait, disait-on, à côté du
tombeau de Ménélas. C'était elle, du
reste, qui avait déifié son époux, comme
ses frères. Les jeunes filles spartiates, parce
qu'elle conduisait les choeurs et danses des vierges de son
temps, se rendaient à son temple dans des voitures
couvertes qu'on appelait kannathra. Les fêtes
d'Hélène s'appelaient Eleneia.
Hélène, la plus belle des femmes, devait
naturellemen protéger les jeunes filles. Celles de
Sparte, dans leurs chants de noces, célébraient
Hélène et Ménélas ; elles
ornaient de couronnes et parfumaient d'huile un platane qui
lui était voué. Hérodote raconte
qu'autrefois une nourrice portait au temple de
Thérapnae une petite fille très laide et
demandait à Hélène de délivrer
l'enfant de cette laideur ; un jour, elle rencontra une
grande et belle femme qui lui demanda de lui montrer ce
qu'elle portait. La nourrice lui fit voir l'enfant, et la
femme, qu n'était autre qu'Hélène, lui
caressa la tête de ses mains et corrigea si bien sa
laideur qu'elle devint la plus jolie créature de son
temps.
Des fouilles ont été faites au
Ménélaion, sur la colline de Thérapnae,
en 1833-1834. Parmi les objets découverts quelques
figures de femmes en bronze ou en terre cuite peuvent se
rapporter au culte d'Hélène. Elles sont par
malheur très mutilées ; la robe ample et
très décorée quoique d'ornements
primitifs, a comme un caractère oriental, sinon
mycénien. Ces figurines sont peut-être des
images de la déesse.
On trouve des traces du culte d'Hélène, jointe
non plus à Ménélas, mais aux Dioscures,
à Athènes. A Rhodes elle était
honorée sous le nom de Dendritis. Pausanias
explique ainsi cette appellation. Les fils de
Ménélas, Nicostratos et
Mégapenthès, chassèrent
Hélène qui se réfugia â Rhodes,
auprès de Polyxo, son amie. Mais Polyxo, pour se
venger de ce que son époux était mort à
la guerre de Troie, lui envoya, tandis qu'elle se baignait,
une de ses servantes déguisée en Erinye.
Hélène, de frayeur, se pendit à un
arbre.
En Egypte, à Memphis, on est plus étonné
de rencontrer un culte d'Hélène. Mais il ne
faut pas oublier que, suivant une version de la
légende d'Hélène,
accréditée peut-être par
Stésichore et acceptée par Euripide, la femme
de Ménélas serait restée en Egypte,
où Paris l'avait conduite au cours de ses
pérégrinations, et d'où il n'aurait
emporté à Troie qu'un vain simulacre à
la place de son amante. Hélène, du reste,
n'avait pas été heureuse à la cour du
roi Thomis, qui s'éprit d'amour pour elle et voulut
lui faire violence. Epouvantée, Hélène
se confia à Polydamna, femme de Thomis. Celle-ci, la
redoutant à la fois et ayant pitié d'elle,
l'exposa dans l'île de Pharos, infestée de
serpents ; mais elle lui donna une plante dont l'odeur
écartait les reptiles. Hélène la planta
pour se préserver ; c'est l'hélénion,
qui depuis lors pousse à Pharos. Quoi qu'il en soit,
il y avait à Memphis, dans le quartier des Tyriens, un
temple d'Aphrodite Xeinè,
étrangère, que les prêtres
égyptiens, au dire d'Hérodote, confondaient
avec Hélène. Pline l'Ancien confirme le fait et
ajoute que les honneurs y sont rendus en même temps
à Ménélas.
Il est probable enfin que dans plus d'une ville où fleurissait le culte des Dioscures, Hélène était jointe à ses deux frères. Cela est à peu près certain pour Termessos, car sur une monnaie de cette ville on voit Hélène debout, à demi nue, tenant d'une main une lance ou une torche, de l'autre une sorte de bandelette, entre les Dioscures. Sur sa tête est posé un croissant renversé qui ne laisse aucun doute ni sur son identité ni sur son essence, lunaire. |
De même, en différents lieux du monde antique, on a trouvé des monuments, des bas-reliefs, où, entre les Dioscures, apparaît une femme que les archéologues hésitent à nommer Déméter ou Hélène, mais en qui, pour notre part, la rapprochant de la monnaie de Termessos, nous reconnaissons volontiers cette dernière, puisque nous savons d'ailleurs que les artistes aimaient à représenter ce trio, ainsi que le prouvent la représentation du coffre de Cypsèlos et des peintures de vases. Un de ces bas-reliefs a été reproduit.
Sur un autre, trouvé aussi à Sparte,
Hélène apparaît dans la même
attitude de caryatide, avec une longue robe à manches
courtes ; mais au lieu que ses mains pendantes tiennent des
guirlandes, elles soutiennent seulement les plis
archaïques de la robe. A Sipoto, M. Heuzey a
trouvé un bas-relief venant de Stobi, où, entre
les Dioscures à cheval et galopant vers elle, est une
grande figure de femme vue de face, vêtue d'une robe
longue et d'un manteau, et tenant contre son épaule
gauche un fragment de torche ou de lance. Enfin, dans les
fouilles de Carnuntum, on a recueilli deux curieux monuments
qui ont quelque rapport avec les précédents.
Sur l'un, bas-relief de travail très grossier, on voit
deux cavaliers marchant vers une petite figure de femme
placée entre eux, et qui semble tenir dans chaque main
une auge dans laquelle chaque cheval mange ou boit.
Derrière le cavalier de droite se trouve un personnage
indistinct, levant le bras droit ; dans le champ, des bustes
informes et un long serpent ; la femme peut être
Hélène. Nous le croirions d'autant plus
volontiers que dans l'autre bas-relief, où se
retrouvent les cavaliers, la femme et le serpent, quatre
étoiles sont semées dans le champ, entre les
personnages.
Il ne nous reste plus qu'à mentionner deux
légendes, d'invention récente, ou tout au moins
post-homérique.
La première donnait une vie éternelle à
Hélène, réunie à
Ménélas, dans l'île des Bienheureux.
D'après la seconde, Hélène, rendue
immortelle, habitait l'île de Leucé, dont
Achille, devenu son époux, était le roi. C'est
peut-être ce mythe qu'illustre un beau miroir
étrusque du Cabinet des médailles à
Paris.
On y voit, sur un premier registre, une assemblée
de dieux, parmi lesquels Zeus (Tinia) et Hercule (Berck).
Au-dessous Hélène (Elenai) en riche
costume oriental,coiffée d'un bonnet phrygien, est
assise sur un trône ; elle tend la main à
Agamemnon (Achmemrun) ; près d'eux est
Ménélas (Mente) et de l'autre
côté se groupent Paris (Elchondre,
Alexandre), un dieu ailé, Méan, et
enfin Ajax (Aevas). Ce curieux document, a
donné lieu à bien des interprétations.
Malgré l'absence d'Achille, on a voulu placer la
scène dans l'île de Leucé, sous
prétexte que dans les monuments étrusques Ajax
supplante souvent Achille ; mais il nous semble plus naturel
de reconnaître ici la réunion
d'Hélène et de Ménélas dans
l'île des Bienheureux, sous l'oeil bienveillant des
dieux qui ont accordé cette faveur aux deux
époux si longtemps éprouvés et
séparés sur la terre.
Article de P. Paris