Et si Enée n'était pas le « pieux Enée » de Virgile, mais un traître à sa patrie ? De nombreux témoignages gréco-romains mais aussi médiévaux en ont convaincu le professeur Chiappinelli de Naples.

Une seconde édition de sa thèse initiale de 2007, présentant des témoignages importants, a été publiée en 2017.

 

 

Traduction de la présentation ci-dessus :

Certains lecteurs se frotteront probablement les yeux : comment cela ? Enée, impius ? Mais ne nous a-t-on pas toujours dit qu'Énée était au contraire pius ? Nous avons tous dans nos mémoires scolaires l'image du héros que nous donne Virgile, qui le décrit en très beaux vers, célèbres à juste titre, portant le vieil Anchise sur ses épaules, tandis qu'il entraîne d'une main le petit Ascagne, son fils, et tient de l'autre les statuettes des Pénates. Troie est en flammes, le héros doit affronter un avenir incertain, et l'écroulement de Troie ne peut être compensé par le vague oracle qui lui promet une nouvelle patrie qui dominera le monde.

Pourtant le protagoniste de l'Énéide, selon une tradition très différente mais documentée, aurait été coupable d'une horrible trahison : et beaucoup seront stupéfaits d'entendre parler d'un autre Enée, traître avec Anténor de sa patrie, et qui a ainsi échappé aux massacres et à la ruine de sa cité. C'est justement pour récompenser sa trahison que les Grecs lui auraient accordé, ainsi qu'à sa famille et à ses amis, une sorte de laissez-passer, et qu'il serait parti fonder une nouvelle Troie.

Les témoignages relatifs à l'histoire de l'impius Aeneas sont nombreux, tant grecs que latins, et pour la plupart aucunement secondaires. Entre autres, des auteurs tels que Tite-Live (1), Horace (2), Sénèque (3), Tertullien (4) et, selon Donat (5) et Servius (6), Virgile lui-même le mentionnent ; et chez les Grecs, en référence à des sources beaucoup plus anciennes, Denys d'Halicarnasse (7) et Dion de Pruse (8).

Entre l'époque de Néron et la latinité ultérieure, l'histoire d'Énée le traître reprend de la force et, bien que restant naturellement dans l'ombre de la version virgilienne, elle trouve une large place dans le récit de la guerre de Troie rapporté par deux auteurs singuliers, Dictys de Crète (9) et Darès le Phrygien (10). Les auteurs qui se masquent derrière ces pseudonymes affirment avoir participé, l'un dans l'armée grecque, l'autre parmi les défenseurs de la ville, à ce conflit mémorable. Indirectement, ils se déclarent plus dignes de confiance que celui qui arriva quatre siècles plus tard, Homère. Dans leurs écrits très intéressants, traduits par Settembrini au début du XIXe siècle et jamais dignement publiés en Italie dans leur langue originale, la trahison d'Énée et d'Anténor occupe une large place et se colore d'aspects et de tonalités romanesques.

Pendant les âges sombres, l’admiration pour Virgile et son héros ne s’est certainement pas éteinte, comme nous le montre Dante, qui fait du poète son guide dans l’au-delà. Pourtant, on continuait à parler d'un Énée traître : on trouve de nombreuses allusions à son sujet dans un important roman en vers de la littérature française naissante, à mi-chemin entre le poème épique et le poème chevaleresque, le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (11), un moine normand. L'ouvrage peut être daté de la seconde moitié du XIIe siècle, et connut une très large diffusion dans toute l'Europe, il fut remanié à plusieurs reprises et réduit en prose pour permettre un plus grand succès.

La preuve en est fournie par un auteur qui n'est en rien secondaire pour nos origines, Guido delle Colonne de Messine, plus connu comme poète de l'école sicilienne lié à la grande figure de Frédéric II, qui traduisit en latin, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l'une des versions en prose du Roman de Troie, intitulant son ouvrage Historia destructionis Troiae (12). Le succès fut énorme, comme en témoigne une longue série de rédactions ultérieures en langue vulgaire : il y en eut même une en napolitain ! Dans ce cas aussi, évidemment, est apparue une version alternative du mythe d’Énée. Le thème de la trahison apparaît également dans un passage de Boncompagno da Signa (13), une figure importante de la Toscane du XIIIe siècle, dans une vulgarisation romaine d'un texte latin médiéval original (14) et surtout dans un passage du Trésor de Brunetto Latini (15), le célèbre professeur de Dante. Est-il possible que le divin poète n’ait pas eu connaissance de cette histoire ? L'auteur de cette recherche est convaincu du contraire, et émet même l'hypothèse que cette prise de conscience a influencé la composition des derniers chants de l'Enfer, qui concernent les traîtres à la patrie.


1. T. Livii - Ab Urbe condita liber I, 1.
2. Carmen saeculare, vv. 37-44 et commentaire de Porphyrion sur ce point.
3. Ad Helviam matrem 7 et De beneficiis VI 36.
4. Ad Nationes II 9.
5. Ad Aen. II 200.
6. Ad Aen. I 241 et 649.
7. Antiquités romaines, I 48.
8. Orationes X 137, 3-144.
9. Ephemerides belli Troiani, lettre introductive et prologue, et ll. IV et V, passim.
10. De excidio urbis Troiae, prologue et 37-44.
11. Laisse 157 et suiv.
12. Prologue, ll. XXVIII-XXXI passim et épilogue.
13. Epistula mandativa ad comites palatinos, VI.
14. Histoires de Troie et de Rome : La destruction de Troie.
15. II 33


Merci au professeur Francesco Chiappinelli, auteur de l'Impius Aeneas, de nous avoir communiqué ce texte.