A MADAME (1)
MADAME,
Ce n'est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrais je éblouir les yeux de mes lecteurs que de celui dont mes
spectateurs ont été si heureusement éblouis ? On savait que Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie ; on savait que vous
m'aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements ; on savait enfin que voue l'aviez honorée de quelques larmes dès la
première lecture que je vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j'ose me vanter de cet heureux commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de la dureté de
ceux qui ne voudraient pas s'en laisser toucher. Je leur permets de condamner l'Andromaque tant qu'ils voudront, pourvu qu'il me soit permis d'appeler de toutes les subtilités de
leur esprit au coeur de Votre Altesse Royale.
Mais, Madame, ce n'est pas seulement du coeur que vous jugez de la bonté d'un ouvrage, c'est avec une intelligence qu'aucune fausse lueur ne saurait tromper. Pouvons-nous mettre sur la
scène une histoire que vous ne possédiez aussi bien que nous ? Pouvons-nous faire jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts ? Et pouvons-nous
concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous de la noblesse et de la délicatesse de vos pensées ?
On sait, Madame, et Votre Altesse Royale a beau s'en cacher, que, dans ce haut degré de gloire où la nature et la fortune ont pris plaisir de vous élever, vous ne
dédaignez pas cette gloire obscure que les gens de lettres s'étaient réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir autant d'avantage sur notre sexe, par les
connaissances et par la solidité de votre esprit, que vous excellez dans le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous regarde comme l'arbitre de tout ce
qui se fait d'agréable. Et nous, qui travaillons pour plaire au public, noue n'avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles. La règle
souveraine est de plaire à Votre Altesse Royale.
Voilà, sans doute, la moindre de vos excellentes qualités. Mais, Madame, c'est la seule dont j'ai pu parler avec quelque connaissance : les autres sont trop élevées
au-dessus de moi. Je n'en puis parler sans les rabaisser par la faiblesse de mes pensées, et sans sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis,
MADAME,
de Votre Altesse Royale,
Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
RACINE.
(1) Henriette d'Angleterre, épouse de Monsieur, frère du Roi, qui aurait donné à Racine quelques conseils pour sa pièce.