HECUBE, POLYXÈNE, ULYSSE, Gardes.

ULYSSE

Forcé de remplir un devoir trop sévère,
Je viens porter le deuil dans l'ame d'une mère ;
Mais Achille commande, Achille est écouté ;
A regret j'accomplis l'arrêt qu'il a dicté.

HÉCUBE

Achille, ce bourreau de toute ma famille,
Vivant, tua mon fils, mort, égorge ma fille ! ...
O trop heureux Hector, c'est moi qui te survis
Pour mourir chaque jour dans chacun de mes fils.
Pour rester seule au monde et périr la dernière,
Sans trouver un ami qui ferme ma paupière !
(A Ulysse qui fait un pas vers Polyxène)
J'ai droit à la pitié, l'obtiendrai-je de toi ?
Cruel, arrête, écoute !... Uysse, écoutez-moi.

ULYSSE

Je sais quel saint respect tant de malheur réclame ;
Parlez.

HECUBE

Vous souvient-il du jour où, dans Pergame,
Caché sous un faux nom, déguisant vos projets,
Vous veniez des Troyens surprendre les secrets ?
Hélène pénétra cet important mystère; ;
Seule de son secret je fus dépositaire.
Ulysse, quel Troyen ne vous eût condamné ?
A mes pieds, sans espoir, vous étiez prosterné.
Et , glacé par la mort à vos regards présente,
Vers moi vous étendiez une main suppliante ;
N'étais-je pas alors arbitre de vos jours ?

ULYSSE

D'un seul mot votre bouche en eut tranché le cours,
Vous pouviez me punir...

HECUBE

Je le devais peut-être,
Ingrat, et ma pitié ne le fit point connaître.
Je t'épargne un trépas honteux et mérité;
Tu me dois tout, l'honneur, le jour, la liberté,
Et tu veux m'accabler, et, pour reconnaissance,
Tu prends un soin cruel d'irriter ma souffrance ;
Sur l'esprit des soldats, que ton art a séduit,
L'ouvrage de mes pleurs par toi seul est détruit ;
Pour Achille et les Dieux c'est toi qui les décides.
Les Dieux commandent-ils à vos mains parricides
De traîner des captifs sous le couteau mortel,
Comme de vils troupeaux réservés à l'autel ?
Mais je veux que, flatté d'une pareille offrande,
En faveur d'un héros le ciel vous le commande.
Est-ce à moi d'honorer de ce tribut sanglant
Celui dont les exploits ont déchiré mon flanc ?
Faut-il sacrifier ma fille à sa mémoire ?
Doit-elle de ses jours payer votre victoire ?
Pour mourir sous vos coups quels sont ses attentats ?
Elle n'a point causé nos funestes débats,
Et, brûlant sur ces bords d'une flamme adultère
Appelé dans nos champs la famine et la guerre.
Une autre a divisé les Grecs et les Troyens ;
Elle seule a perdu vos guerriers et les miens.
De son crime au tombeau qu'elle emporte la peine :
Justifiez les Dieux en punissant Hélène.
Mais respectez ma fille, épargnez mes vieux ans ;
Laissez-moi cet appui de mes pas chancelants.
Près d'elle mes douleurs me semblent moins amères,
En elle je retrouve et son père et ses frères.
C'est me ravir encor tout ce que j'ai perdu
Que m'enlever ce bien par qui tout m'est rendu,
Ce doux et cher trésor qui me reste de Troie,
Mon guide, mon espoir, ma famille et ma joie.
Ecoutez ma prière et soyez généreux ;
Instruit par vos malheurs, plaignez les malheureux.
Ulysse, par ma voix l'équité vous supplie
De ne point opprimer qui vous sauva la vie.
Qu'un service passé vous parle ici pour nous.
Je vous vis à mes pieds, j'embrasse vos genoux ;
Je vis couler vos pleurs, tournez sur moi la vue,
Contemplez l'infortune où je suis descendue.
Moi, veuve de Priam, j'implore vos regards,
Et je baise la main qui livra nos remparts :
Oui, vous nous défendrez, vous serez notre asile ;
Sauvez-nous, retournez vers le tombeau d'Achille.
De remords combattu, Pyrrhus doit hésiter :
Atride à vos discours ne pourra résister ;
Vous saurez dans les cœurs réveiller la clémence ;
Vous fléchirez les Grecs ; et si votre éloquence
De Calchas et des Dieux désarme le courroux,
Vous ferez plus pour moi que je n'ai fait pour vous.

ULYSSE

Que ne m'est-il permis de remplir votre attente,
Et de soustraire aux Dieux votre fille innocente !
Si mon intérêt seul m'ordonnait d'obéir,
Je n'hésiterais pas, Hécube, à le trahir ;
Mais le salut des Grecs défend que je balance.

HECUBE

Je ne puis ébranler sa féroce constance.
Ta douce voix, tes pleurs sont mon unique espoir :
Parle-lui ; c'est à toi d'essayer ton pouvoir.

POLYXENE

Vous détournez les yeux, Seigneur, votre courage
D'un regard suppliant redoute le langage ;
Faible contre mes pleurs, il craint de s'attendrir.
Ne vous alarmez pas ; je suis prête à mourir.
Quand j'ai vu de si haut s'écrouler ma fortune,
Puis-je encor regretter une vie importune ?
L'hymen me promettait un illustre avenir ;
Au sang de mes aïeux les rois fiers de s'unir
Déposaient à mes pieds l'orgueil du diadème.
Priam, semblable aux Dieux dont la bonté suprême
Devait de son empire éterniser le cours,
Eût régné leur égal, s'il eût régné toujours.
Ce monarque n'est plus, et moi, je suis captive.
Vous m'ouvrez une route à l'infernale rive,
Et je balancerais ! et je vivrais encor,
Pour voir ma liberté marchandée à prix d'or !
Et j'irais dans les murs d'une ville ennemie
Traîner de mes destins l'horreur et l'infamie !
Un hymen flétrissant unirait, dans Argos,
La race d'un esclave à celle des héros !
Parlez ; quel est le sort le plus digne d'envie :
La gloire avec la mort, l'opprobre avec la vie ?
Qui choisit son destin est libre dans les fers ;
Je le suis, j'ai choisi, finissez mes revers.
Au trépas, qui m'attend, sans terreur je me livre ;
Console-toi, Priam , ta fille va te suivre,
Et toi, dont le courage a passé dans mon cœur,
Hector, ouvre les bras pour recevoir ta sœur !

HECUBE, aux soldats

Foulez donc sous vos pieds une mère éperdue.
Lâches, par son danger la force m'est rendue...
Qui pourra désunir nos bras entrelacés ?

ULYSSE

Aux ordres de vos rois, soldats, obéissez.

POLYXENE

Ah ! seigneur, épargnez sa tendresse imprudente.
Ma mère, voulez-vous qu'une foule insolente
Ose, dans ses fureurs, souiller vos cheveux blancs ?
Voulez-vous qu'elle insulte à mes restes sanglants,
Et que, pour vous punir, une dernière injure
Vous condamne à les voir privés de sépulture ?...
Obéissons aux Grecs, il les faut désarmer ;
A la clarté du ciel mes yeux vont se fermer.

HECUBE

Sans moi dans les enfers tu descendras, ma fille !

POLYXENE

Polyxène aux enfers trouvera sa famille.

HECUBE

Et moi, qui vieillirai sous le poids des douleurs,
Aux flots de l'Eurotas j'irai mêler mes pleurs.

POLYXÈNE

Pour vous aux sombres bords que dirai je à mon père ?

HÉCUBE

Dis-lui que ton trépas a comblé ma misère.

POLYXENE

Que dire à votre Hector ?

HÉCUBE

Que Pergame n'est plus ;
Qu'Andromaque gémit dans les fers de Pyrrhus.

POLYXÈNE

Adieu, ma mère ! adieu, rivages du Scamandre !
Lieux sacrés, où demain reposera ma cendre !
Chers débris d'Ilion, tombeaux de mes aïeux,
Champs où régnait Priam, recevez mes adieux.
Vous, malheureuse Hécube, ô vous dont la tendresse
Pour un plus beau destin éleva ma jeunesse,
Ma mère, embrassez-moi... pressez-moi dans vos bras...
Je vous quitte, il le faut, ne me retenez pas.
De nos derniers tourments épargnons-nous la vue.
Votre douleur m'accable, et ma douleur vous tue...