LES PAROLES QUE DIT CALYPSO,
OU QU'ELLE DEVAIT DIRE,
VOYANT PARTIR ULYSSE DE SON ILE
A Jean-Antoine de Baïf, poète excellent
«Donques, coureur fuitif et vagabond, Qui n'as honneur ni honte sur le front, Que tous les dieux, auxquels tu fais injure, Vont punissant pour ton âme parjure, Par mer, par terre, et t'ôtant chaque jour De ta maison le désiré retour, Te vont tramant d'une filasse brune Coup dessus coup, fortune sur fortune, Mal dessus mal, méchef dessus méchef, Qui sans te perdre est pendu sur ton chef, Pour allonger ta misérable vie, Qui par ton fils te doit être ravie, Quand de son dard en un poison trempé (Sauvant tes boeufs) seras à mort frappé. Quoi? vagabond, que des Dieux la vengeance Poursuit partout ! est-ce la récompense Que tu me dois de t'avoir reçu nu, Cassé, froissé à ce bord inconnu ? Battu du foudre ; hélas ! trop pitoyable ! Je te fis part ensemble et de ma table, Et de mon lit, homme mortel, et moi Sur qui la mort n'a puissance ni loi, Fille à ce Dieu qui partout te tourmente. Que je vivais bien heureuse et contente, Dedans mon antre, ah ! avant que le sort T'eût fait flotter à mes bords demi-mort, A calfourchon sur les ais de ta proue (Naufragé vif dont la vague se joue) Sans compagnons, que les feux envoyés Du ciel avaient en ton lieu foudroyés : Pauvres chétifs, qui furent, sans leur faute, Punis pour toi, âme méchante et caute ! Je devais croire au dieu marin Proté, Qui dès longtemps, prophète, avait chanté Que finement trompée je seroie Par un guerrier qui reviendrait de Troie, Qui aurait vu de la mer les périls, Aurait connu Antiphate et Éris, Lestrygons, et le borgne Cyclope, Qui te mangea les meilleurs de ta trope. Et te voyant, aux marques qu'il disait Je te connus : mais amour me nuisait Qui me gagna dès la première vue : Si que l'esprit et l'âme toute émue Et la raison, me laissèrent d'un coup ;
Et si voyais, dedans tes yeux, beaucoup De signes vrais que tu étais Ulysse, Homme méchant, artisan de malice. Aux jours d'été, quand le soleil ardent De ses rayons la terre allait fendant,
La crevassant jusqu'au fond de son centre,
Tous deux assis dessous le frais d'un antre Où le ruisseau jasait à l'environ, Ayant la tête au creux de mon giron, Moi t'accolant ou baisant ton visage,
Je connus mieux ton malheureux courage. Car me contant qu'environ la mi-nuit, Étant par toi Diomède conduit, Tu détournas les beaux coursiers de Thrace, Tuas Dolon, que la Troyenne audace Avait induit pour savoir si les Grecs Voudraient combattre, ou s'ils fuiraient après Que la jeune Aube, à la main safranée Aurait au ciel la clarté ramenée ; Puis me contant qu'en vêtement d'un gueux. Rebobiné, rapetassé, bourbeux,
Cherchant ton pain d'huis en huis, à grand'peine Entras en Troie, et parlas à Hélène, Qui te montra tous les forts d'Ilion,
Te fit embler le saint Palladion, Et sain et sauf sortir hors de la ville ; Puis discourant que l'enfançon Achille Reçut par toi les armes en la main ; Puis me contant que les Grégeois en vain Aux murs Troyens eussent fait mille brèches Sans Philoctète et ses fatales flèches, Que tu trompas d'une parjure foi, Voulant apprendre à Pyrrhe comme toi D'être méchant, ce qu'il ne voulut faire, Te haïssant d'un ardente colère,
Prince bien né. Certes je prévis bien Que ta finesse et toi ne valaient rien,
Et qu'à la fin je serais abusée Du beau parler d'une âme si rusée. Que gémis-tu d'un soupir si amer, Les yeux tournés sur le dos de la mer, Enflant pensif de sanglots ta poitrine ? Fais ton bateau et sur la mer chemine, Voilà du bois et des outils assez
Pour tes carreaux rudement compassés, Dont tu bâtis ta barque naufragère, Sans aucun art, d'une main trop légère. Va, marche, fuis où la mer et le vent Te porteront : j'espère que souvent, Comme un plongeon, humant l'onde salée, Je me verrai par mon nom appelée Pour ton secours ; mais dusses-tu mourir, Je ne saurais sur l'eau te secourir : Car je n'ai point dessus la mer puissance, Bien que la mer me donne ma naissance. Mais, las ! devant que choir en péril tel, Il vaudrait mieux être fait immortel Près Calypso, dont un Dieu te sépare, Que retenter cet élément barbare Qui n'a point d'yeux, de cœur ni de pitié : Mais orageux et plein d'inimitié Semble aux putains, qui contrefont les belles,
Pour être après meurtrières et cruelles : La mer qui sait ainsi que toi piper, Se fait bonasse afin de te tromper. Où est la foi que tu m'avais donnée,
Sous le serment du nocier Hyménée ?
Quand dextre en dextre en jurant me promis Un lit certain qu'en oubli tu as mis, Et par le vent autant que toi volage Jettes en vain le sacré mariage, Dont tu te ris en te jouant de moi ; Sans faire cas de Dieu ni de ta foi,
Ni d'abuser de l'honneur des déesses ? Aussi tu dois de cent vagues épaisses,
(Poussé par force au rivage étranger)
Froisser ton chef parjure et mensonger ? Ah ! tu devrais non pas froisser ta tête, Mais l'abîmer au fort de la tempête, Et cette langue apprise à bien mentir, Dont mainte dame a pu se repentir De l'avoir crue : et ne suis la première Pleurant ta bouche à tromper coutumière C'est quelque honneur tromper son ennemi, Ou soit qu'il veille ou qu'il soit endormi, Quand la guerre est par armes échauffée ; Mais ce n'est mie à l'homme grand trophée, Et grand honneur il n'a jamais reçu De décevoir un cœur déjà déçu. O méchant Grec ! bien petite est la gloire Quand deux trompeurs ensemble ont la victoire
Sur une femme au cœur simple et benin : Un Dieu volage, inconstant et malin,
Un homme caut qui trompe par finesse Non les Troyens, mais les plus fins de Grèce Puisque Mercure est descendu pour toi, Je ne veux plus te retenir chez moi : Suis ton chemin, cherche par le naufrage De ton pays le sablonneux rivage. Que portes-tu, méchant, en ta maison Sinon finesse, et fraude et trahison,
Trompant par feinte et par fausse pratique Déesse, dieux, et grande république, Que tu as pu par un cheval dompter,
Que dix bons ans n'avaient su surmonter ? Que vas-tu voir en ton île pierreuse, Où ne bondit la jument généreuse
Ni le poulain ? que vas-tu voir sinon Une putain riche d'un beau renom, Ta filandière et vieille Pénélope ? Qui vit gaillarde au milieu de la trope
Des jouvenceaux, qui départent entre-eux,
A table assis, des moutons et des bœufs, Boivent ton vin ; cependant que la lyre Les fait danser, le bouffon les fait rire ; Qui pour avoir plus de commodité A fait aller en Sparte la cité
Son Télémaque, enfant qui se lamente
Que jour à jour s'appetisse sa rente, Et cependant qu'elle veut à plaisir
Quelque ribaud pour son mari choisir ? Il me souvient qu'assis dessous l'ombrage, Baisant tes yeux, ton front et ton visage, Toi me trompant d'un parler éloquent, Tu me contais, Pénélope moquant, Qu'elle était sotte, et n'avait d'autre étude Qu'à ne souffrir qu'une laine fût rude, Pour en ourdir quelque ouvrage nouveau, Toujours filant et virant le fuseau Tourbillonneux, mordant de la gencive Les nœuds du fil tout baveux de salive. Ici auras soit de jour soit de nuit Gaillarde épouse et auras chaste lit ; Quand je voudrais devenir variable, Je ne saurais : mon île est voyageable Tant seulement aux vents et aux oiseaux, Et non aux pas des hommes et chevaux :
Car de bien loin ma terre séparée Du continent, des flots est emmurée,
Et rien n'aborde au feu de Calypson, Pour te donner ou martel ou soupçon. Bien, prends le cas que la rame Phéaque Te reconduise au rivage d'Ithaque, Terre pierreuse et pays sablonneux :
Il te faudra d'un habit haillonneux Vêtir ton corps, il faudra prendre guerre, A coups de poing te battre comme un hère, Et t'accoster seulement d'un porcher : Voilà, finet, ce que tu vas chercher, Et cependant ta finesse ici laisse
Un reaume acquis, chaste lit et déesse».
Disant ainsi, tout le cœur lui faillit : Un tremblement sa poitrine assaillit ; Le cœur lui bat, elle se pâma toute ; Du haut du front lui tomba goutte à goutte Jusqu'aux talons une lente sueur, Et les cheveux lui dressèrent d'horreur. Puis, retournant les yeux devers son île, Disait pleurant : «Terre grasse et fertile, Lieu que les dieux en propre avaient élu, Pour tes forêts autrefois tu m'as plu,
Pour tes jardins, pour tes belles fontaines, Et pour tes bords bien émaillés d'arènes : Mais maintenant ta beauté me déplaît, Pour le départ de cet homme qui est Ton seul honneur, or puisqu'il s'en absente, Tu n'es plus rien qu'une île mal plaisante. Las ! si au moins, homme méchant et fin, J'avais au ventre un petit Ulyssin Qui te semblât, je serais confortée,
M'éjouissant d'une telle portée : Mais tu t'en vas, larron de mon bonheur, N'ayant de quoi défendre mon honneur. Arrête un peu, souffre que je te baise,
Pour rafraîchir cette amoureuse braise,
Qui m'arde le cœur, et qu'en cent mille lacs Ton col aimé j'enlace de mes bras.
Mais où fuis-tu ! tu n'as ni mât, ni voile, Robes, habits, ni chemises, ni toile Pour te vêtir, ni vivres pour manger : Attends au moins, vagabond étranger,
Que je t'en donne, afin que la famine
Ne te consomme errant sur la marine. Ainsi tu vois que bénin est mon cœur, Le tien de fer, acéré de rigueur, Inexorable, impitoyable et rude, Qui pour le bien m'uses d'ingratitude, Cœur de lion, de tigre et de rocher, A qui l'on peut justement reprocher Qu'étant issu du genre Sisyphide, Bien ne te plaît que fraude et qu'homicide». A tant se tut : mais Ulysse toujours,
Sans s'émouvoir, dola par quatre jours Tillac, carène, et les fentes étoupe
De lente poix : il cheville la poupe, Ferre la proue, et poussant plus avant Sa barque en mer, courbe la voile au vent, Le jour cinquième, et laissa loin derrière Ile, déesse, et larmes et prière.
Ces vers, Baïf, ami des bons esprits, Je chante au lit quand la fièvre m'a pris, Pour mieux charmer le chagrin qui me ronge,
Me consolant (soit que je veille ou songe) Par poésie, et ne veux autre bien : Car ayant tout,sans elle je n'ai rien.
|