CIRCÉ Un soleil d'hiver rougeoyait à l'horizon ; une petite
bise stridente fouettait le visage des promeneurs ; le
bitume, blanc de sécheresse, avait sous le talon
d'étranges retentissements.
Quatre heures venaient de sonner.
Sur les contre-allées des Champs-Elysées, les beaux
désoeuvrés, dont l'unique profession consiste à salir
deux paires de gants par jour.
Puis pêle-mêle, marchant d'un pas assez rapide
pour combattre le froid, bourgeois et bourgeoises accouplés un peu à la façon des compagnons de chaîne, employés venant de sortir du bureau, bonnes d'enfants complétées à gauche par un mioche, à droite par
un soldat.
Sur le milieu de la chaussée, fiacres, remises, équipages...
Parmi ceux-ci, un élégant panier à salade flanquéà l'arrière-train d'un groom si strictement impassible
qu'on aurait dit qu'il était en zinc. A l'avant-train,
une immense peau d'ours noir jetée en travers.
Entre les deux, émergeant d'un océan de fourrures,
une femme tenant à la main le fouet et les guides.
Quel âge? — Peut-être trente, peut-être quarante ans, peut-être plus encore.
Jolie ? — Il aurait fallu commencer par gratter son visage pour le savoir.
Riche ? — Dame ! quand on a des revenus hypothéqués sur la bêtise de M. Tout-le-Monde...
Et comme elle passait au trot de son alezan, deux gandins la regardaient s'éloigner, sereine, souriant sous le badigeon, fière de l'attention dont elle était l'objet.— Tu sais qui c'est ! fit le premier gandin.
M. et madame Prudhomme, qui venaient derrière, prêtèrent une oreille attentive
— Tu sais qui c'est ?
— Non.
— C'est la fameuse Circé.
*
* *
M. et madame Prudhomme écoutaient de plus belle.
— Qui ça, Circé ! Circé qui ? Circé de quoi !
— Est-ce qu'on sait ? ces femmes-là sont aussi mystérieuses quant à leur origine que les truffes dont elles
raffolent.
— Chapitre des affinités.
— Elle doit s'appeler Circé Grenuchet, ce qui fait qu'on la nomme la baronne.
— Connu ! noblesse de vice.
— Prends garde, lu vas la confondre avec les drôlesses vulgaires qui sont les champignons du premier fumier venu. Circé est autre chose que cela : une magicienne de premier ordre. Tu te rappelles l'histoire de l'antique scélérate dont elle est l'homonyme ?
— Si mes souvenirs de baccalauréat ne sont pas des traîtres, ce fut celle qui changea les compagnons
d'Ulysse en pourceaux.
— Précisément, mais Circé II a perfectionné le procédé, et elle opère à elle seule autant de métamorphoses qu'en a chantées Ovide.
*
* *
M. et madame Prudhomme écoutaient toujours.
— Est-ce que tu connais sur elle des histoires amusantes ? questionna le second gandin.
— Superbes, mon cher.
— Vas-y.
— D'abord le vieux duc de M...
— L'ancien diplomate ?
— Qui passait pour avoir roulé tous les cabinets européens. Circé n'en a fait qu'une bouchée. Changé en dindon du premier coup de baguette.
— Elle m'intéresse, cette petite.
— Le mot est peut-être exagéré.
— Je n'y tiens pas.
— Bonne fille, très gaie, chantant toujours de l'Offenbach, et adorant les calembours par à peu près. Seulement, c'est elle qui a envoyé à l'hôpital des fous
R..., le poète.
— Bah ! un poète I
— Je ne te dis pas le contraire.
*
* *
M. et madame Prudhomme écoutaient toujours.
— Tu as lu dans les journaux le procès de ce financier qui avait un goût trop prononcé pour les imitations
en matière de signature ?
— Le fameux X...!
— Oui, vingt-cinq ans d'honnêteté irréprochable, un agneau sans tache. Il a rencontré Circé sur sa route ;
l'agneau est devenu loup. Bénéfice net pour la magicienne : un hôtel sur l'avenue de l'Impératrice, qu'elle
s'était fait donner en bonne et due forme avant l'arrestation de son banquier de coeur.
— Très forte, la gaillarde !
— Tu connais aussi C..., qui se vautre dans l'absinthe ? Encore son ouvrage ; encore un compagnon d'Ulysse de plus, et ce sera comme cela jusqu'à la fin de ses jours, y compris l'homme qu'elle finira par épouser (dénouement inévitable).
— Est-ce que tu as son adresse ?...
*
* *
M. et madame Prudhomme écoutaient toujours.
Mais comme à cette dernière question monsieur
tendait trop violemment le cou en avant :
— Allez-vous marcher, libidineux que vous êtes ! s'exclama madame; je vous conseille d'aller la trouver, cette Circé qui change les gens en bête ?. Elle vous flanquera à la porte, car elle ne doit pas aimer la besogne toute faite I...
*
* *
Un soleil d'hiver rougeoyait à l'horizon ; une petite bise stridente fouettait le visage des promeneurs ; le bitume, blanc de sécheresse, avait sous le talon d'étranges retentissements.
Cinq heures sonnèrent.
L'élégant panier à salade, le groom, la peau d'ours et Circé redescendaient l'avenue des Champs-Elysées.
Décidément quarante-cinq ans, laide et ridée sous le fard.
Et l'on dit qu'il n'y a plus de sorcières ! |