La pensée chatoyante (trad.2004) - Les Sirènes

Voici le commentaire de Piero Citati sur l'épisode des Sirènes :

Que de traditions les Anciens ont rassemblées autour des Sirènes ! C'étaient des femmes avec des corps et des serres d'oiseaux ; des âmes de défunts ; des vampires ; des démons d'outre-tombe, qui réjouissaient les âmes de l'Hadès ; elles trônaient au-dessus des huit cercles tournoyants du ciel; elles étaient filles de Mélpomène ou de Terpsichore, ou de Stérope, ou de Portaon ou de la Terre, ou d'Achéloos ou de Phorcys ; au nombre de deux, quatre, huit ; elles s'appelaient Aglaophèmè, Thelxépia, Pisinoé, Ligia, Parthénopé, Leucosia, Thelsiope, Thelsinoé, Molpé, Aglaophèmè ; c'étaient les compagnes de Perséphone ou d'Aphrodite ; des rivales d'Orphée ; elles ressemblaient à un oiseau indien; elles jouaient de la lyre, ou de la flûte, ou de la musette, ou de la syrinx, ou de la double flûte... Ces traditions, dont certaines sont très anciennes, n'ont pas laissé le moindre souvenir dans l'Odyssée. Peu importe au "second Homère" que les Sirènes soient des oiseaux ou des démons de la mort. Seul l'intéresse ce qu'elles chantent : cela même qui fascinait l'empereur Tibère et Maurice Blanchot.

Les Sirènes chantent en « iliadique » : le langage dans lequel elles s'adressent à Ulysse est une mosaïque de figures que le « second Homère » emprunte au « premier Homère » : « illustre Ulysse, ô gloire des Achéens », « plus riche en savoir » « sur la terre nourricière ». Elles possèdent la voix claire et limpide des Muses et des lyres, les mêmes « accents de miel ». Et surtout, elles partagent la connaissance absolue qu'ont les Muses de tout ce qui s'est produit et se produit, leur omniprésence aux événements. Leur répertoire est identique : non seulement les souffrances, à Troie, des Grecs et des Troyens — mais l'immense matière du passé et du présent, en tous temps et tous lieux, hier et aujourd'hui, le proche et le lointain; « ce qui se produit sur la terre nourricière ». Les Sirènes connaissent aussi les aventures d'Ulysse : peut-être les chantent-elles quand il passe sur son navire ; elles sont omniscientes — car elles seules, à la différence de Polyphème et de Circé, reconnaissent aussitôt Ulysse. Aussi comprenons-nous la tendance, apparue après l'époque de l'Odyssée, à identifier les Sirènes aux Muses, ou à supposer que les Sirènes étaient filles des Muses, Melpomène et Terpsichore.

Si le savoir absolu des Muses vient de Zeus et de Mnémosyne, le « second Homère » ne nous dit pas d'où les Sirènes tirent leur savoir, non moins absolu. Il n'est guère probable qu'elles l'aient puisé à la même source, et que Zeus, Mnémosyne et les Muses parlent de leur limpide voix « de miel ». Le « second Homère » représente, à travers elles, le péril caché de la poésie. Si les Muses confèrent l'oubli, si dans la lyre se cache la mort, les Sirènes portent à l'extrême cet oubli et cette mort. Elles possèdent, bien plus encore que les Muses, un don, celui du thélgein — la fascination, la ruse, la magie, la séduction érotique, le sommeil, qui se mêlent en un seul fleuve vocal auquel on ne peut résister. C'est, nous le savons, le même don que celui d'Hermès qui apporte le sommeil, d'Ulysse qui raconte, de Calypso qui séduit, de Circé qui compose des breuvages magiques, des dieux qui paralysent l'esprit des Grecs, d'Aphrodite qui rassemble sur une étole brodée les sortilèges de l'amour. Circé répète deux fois que les Sirènes apportent la « fascination ».

Toute la puissance d'oubli qui traverse l'Odyssée, des Lotophages à Circé et à Calypso, est concentrée dans la voix des Sirènes. Les hommes qui les entendent oublient leurs femmes et leurs enfants, et ne reviennent jamais plus chez eux, perdus, obsédés par l'oubli. Ils font penser aux cigales du Phèdre : celles-ci jadis étaient des hommes, mais quand les Muses leur révélèrent leur chant, elles éprouvèrent un plaisir si intense qu'elles « délaissaient nourritures et boissons et, sans s'en apercevoir, périssaient ».

Les Sirènes ne tuent pas leurs auditeurs par la violence — à moins qu'elles ne les rongent et ne les consument jusqu'à ce qu'ils se putréfient, comme l'insinuait Apollonius de Rhodes. Parvenus près de l'île « aux prairies fleuries », les navigateurs écoutent, écoutent : ils ne sont plus qu'une oreille, qui ne se lasse pas d'écouter ; ils oublient tout d'eux-mêmes et du monde, à part cette écoute « incessante », « sans répit » ; ils subissent une paralysie complète de l'esprit et du corps ; ils ne mangent pas, ne boivent pas, leur vie s'écoule dans l'extase de ce chant. Puis ils meurent : ils ne sont plus qu'un « monceau d'ossements putréfiés et de chairs racornies », éprouvant ainsi dans toute sa force la puissance d'envoûtement de la poésie.

Ainsi les Sirènes, doubles des Muses, produisent un effet opposé à celui des Muses. Elles ôtent la mémoire, au lieu de l'accroître et de la multiplier; elles donnent la mort, au lieu de conférer aux héros une « renommée immortelle ». Mais cela, dit Circé, n'arrive qu'à ceux qui sont « ignorants », « dénués de connaissance », comme Ulysse se rendant chez Circé avant de rencontrer Hermès. Celui qui possède la connaissance, comme Ulysse instruit par Circé, peut non seulement éviter tout péril, mais tirer joie et savoir du chant des Sirènes : cette même joie (térpein) et ce savoir que nous accordent les Muses et les poètes ; ce plaisir total, de l'âme et du corps, ce sommet extatique de la vie, qu'Ulysse exalte au début de ses récits. C'est ainsi que la fascination perd de ses dangers : que l'oubli devient quiétude et accroît la mémoire au lieu de la diminuer; la mort cachée au sein de la poésie lui donne tension, précision et richesse.

Quand Ulysse quitte l'île de Circé, c'est le matin. Ses compagnons frappent l'eau de leurs rames : un vent favorable gonfle les voiles et, au bout de quelques heures, le navire arrive aux abords de la prairie fleurie » de l'île des Sirènes. Cette prairie, comme celle couverte d'asphodèles de l'Hadès ou la prairie humide de l'île de Calypso, est aussi un signe de mort. Midi est proche. Le vent tombe soudain : lui succède un calme plat, sans le moindre souffle, dans lequel se révèle le démon de midi. Les éléments sombrent dans une torpeur funèbre : le soleil révèle sa puissance dévastatrice ; le temps s'arrête. Les Sirènes ont enchanté les vents. Ce calme marin anticipe sur le repos définitif qui suivra les chants : la torpeur prélude à la mort des marins dépourvus de connaissance. Comme tous les dieux, et particulièrement les dieux de la mort, les Sirènes se révèlent surtout à midi, l'heure la plus haute, quand tout mouvement se fige. Dans le silence surnaturel, leur voix limpide s'imprime avec plus de netteté.

Un autre navire s'était arrêté devant l'île des Sirènes : celui des Argonautes, dans la génération mythique qui précédait celle d'Ulysse. Alors que les navigateurs allaient s'arrêter, Orphée prit sa lyre, entonna un chant vif, au rythme rapide, si bien que les oreilles des Argonautes « retentissaient de ses sonorités » : la lyre l'emporta sur la voix des Sirènes, la poésie d'Orphée triompha de leur chant.

Mais il n'y a aucun Orphée sur le navire qui vient maintenant du septentrion, et Ulysse, qui ne possède pas le don de la poésie, ne peut jouer le rôle d'Orphée. Aussi ses compagnons écoutent-ils les instructions de Circé. Ils déploient les voiles et les étendent sur le navire ; Ulysse découpe un rayon de cire qui fond sous les rayons du soleil et en fait plusieurs morceaux ; et il enfonce la cire dans les oreilles de ses compagnons, l'un après l'autre, afin qu'ils ne puissent entendre la voix. Le chant des deux Sirènes est une connaissance ésotérique : il mêle le don des Muses et l'enchantement ; et les compagnons d'Ulysse ne peuvent pas (ou peut-être ne doivent pas) l'entendre.

Sans Circé, Ulysse serait perdu, comme il se serait perdu dans les ténèbres de l'Hadès. Circé le sauve des embûches des deux divinités-sorcières qui ont des pouvoirs pareils aux siens : elle veut qu'il satisfasse son désir de connaissance ; et elle lui apprend à transformer le péril de l'oubli et de la mort en sagesse de la poésie. Elle lui suggère une ruse, pareille à celle qu'Ulysse avait imaginée dans la caverne de Polyphème. Dans les mers de l'Au-delà, Ulysse renonce à sa métis, pour se fier aux suggestions divines : l'unique ruse qui lui réussit est justement celle-là, inspirée par Circé. Aussi ordonne-t-il à ses compagnons de le lier par les mains et les pieds au mât de son navire — attaché par un « noeud compliqué », de façon à ne pouvoir se libérer. Si, ensuite, il supplie ses compagnons en leur demandant de le détacher, ceux-ci devront le lier avec des cordes encore plus serrées. Les cordes qui le retiennent sont l'épreuve qu'il doit affronter : c'est ce que suggère le texte, jouant sur une étymologie populaire. Attaché à l'arbre, il garde les yeux et les oreilles libres, exposés aux séductions et aux révélations des Sirènes.

Ce geste d'Ulysse n'a pas bonne réputation. Maurice Blanchot l'accuse d'être un Grec de la décadence, vil et médiocre, et de jouir du spectacle des Sirènes « sans risques et sans en accepter les conséquences ». Il est difficile d'être d'accord avec lui. Ulysse n'est pas un héros romantique. Il ne cherche pas la tragédie à tout prix : car il sait que le visage ultime de la tragédie est le regard qui pétrifie de la Gorgone. Affronter de face, les yeux ouverts, la condition tragique c'est, pour lui du moins, un acte d'hybris. Il est dévoué aux dieux : il obéit au destin et aux conseils de Circé — surtout quand ils lui imposent d'accomplir un acte qui jaillit de sa nature profonde.

Dans sa vie, Ulysse répète toujours le même geste. Lorsqu'il invente le cheval de Troie, il n'essaie pas de lutter à visage découvert contre son ennemi, comme le voudrait Achille : il recourt à la ruse ; enfermé dans le cheval, exposé à la trahison d'Hélène et aux pièges des Troyens, il frôle la mort, l'évite grâce à la ruse, au hasard, à l'aide des dieux ; et il prend Troie. Quand il entend le chant des Sirènes, il ne prétend pas s'exposer sans défense au charme mortel de la poésie : il frôle la mort, l'évite grâce au conseil de Circé ; et il découvre la plénitude absolue de l'expérience, jouit de la poésie, obtient la connaissance. Quand il arrive à Ithaque, il prend les Prétendants par surprise : il survient quand on ne l'attend plus, déguisé, sans révéler son nom; il manque être tué; et à la fin, il tue les Prétendants grâce à sa ruse et à l'aide d'Athéna.

Tel est son art de vivre : évitant d'aborder le pire de front, il frôle le péril et en triomphe au dernier moment. Il ne peut agir autrement : il doit rester caché dans le cheval de bois, attaché à un mât, déguisé en mendiant. S'il était Achille, il n'écouterait pas le chant des Sirènes, ou les tuerait de son épée, ou mourrait lui aussi, enivré, au pied de leur île. Mais Achille est un héros tragique tandis qu'Ulysse évite de toutes ses forces d'en être un.

Ulysse court maintenant un péril grave, comme il n'en a jamais connu, pas même dans l'antre de Polyphème ou dans l'Hadès. Lui qui est l'incarnation de la mémoire, il s'apprête à oublier; lui qui veut connaître, il découvre combien est terrible la faculté de savoir « tout ce qui se passe sur la terre féconde » ; lui qui charme, il apprend combien l'enchantement des Sirènes dépasse les facultés humaines ; lui qui veut être un héros épique, il comprend combien est ambiguë la joie d'en être un; lui qui aime la vie, il comprend combien le désir de mort se cache aussi dans son coeur. Cette fois, il est sur le point de se perdre. Exposé à la voix des Sirènes, « incessante, sans répit » comme il le dira à Pénélope avec une sorte de terreur — il désire les entendre ; et il ordonne à ses compagnons de défaire ses liens, en leur faisant un signe des yeux. Mais ses compagnons — qui pour une fois incarnent sa dureté, son coeur « de fer » — l'attachent encore plus étroitement.

Le navire s'enfuit aussitôt, sous la poussée des rames. L'espace d'un instant, Ulysse a entendu les Sirènes, vivant plongé dans le royaume de l'enchantement et de la magie, de l'éros et de l'oubli, de la tromperie et de la mort. Le « second Homère » ne nous dit pas exactement à quoi ressemble la voix des Sirènes, bien qu'il suggère qu'elle unit la poésie épique à la fascination. Leur chant reste ineffable : l'un des mystères de l'Odyssée ; nous en avons simplement un écho dans quelques vers iliadiques, qui cependant ne rendent pas le timbre (c'est-à-dire l'essence) de la voix des Sirènes. Et nous ne savons pas précisément quelle ivresse et quelle extase Ulysse a éprouvées. Attaché au mât du navire et à lui-même, il est sauvé par les instructions de Circé. Aussi conserve-t-il la liberté du regard et de l'ouïe : la distance de la pensée, la mémoire et le désir du retour. Il rentre chez lui, gardien d'une goutte au moins de la « joie » cachée dans le chant des Sirènes.


© Gallimard, 2004 - Folio 4453
Texte numérisé par Itinera Electronica