Etres fabuleux dont le chant séduit et attire les hommes qui passent à leur portée. «Mais, dit Homère, il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant ; jamais sa femme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure et ne se réjouiront».

I. Les Sirènes nous apparaissent en effet pour la première fois dans l'Odyssée. C'est l'épisode bien connu où Ulysse, mis en garde par Circé, parvient à échapper à leur charme. Il a bouché avec de la cire les oreilles de ses compagnons et lui-même s'est fait attacher au mat de son navire, au moment de passer près de l'île où elles guettent les marins pour les faire échouer et les perdre. Les ossements qui couvrent le rivage témoignent du grand nombre de leurs victimes. Après Homère, la poésie enrichit largement la légende des Sirènes et, tout d'abord, leur donna une famille et une patrie : leur père fut le fleuve Achéloos, ou bien Phorcys, qui, on le sait, est devenu peu à peu le père de tous les monstres de la fable, Chimères, Erinyes, Gorgones, etc. Pour mère, on leur attribua Stéropé, ou une des Muses, Melpomène, Terpsichore, Calliope, ou bien encore, et c'est sans doute une idée plus ancienne, Gaea ou Chthon, la Terre. On racontait aussi qu'elles avaient prétendu disputer aux Muses le prix du chant et qu'elles avaient été vaincues dans la lutte. Pausanias dit même que le concours avait eu lieu sur l'ordre d'Héra. Homère, qui se sert à deux reprises de la forme du duel pour les désigner, n'en comptait donc que deux, mais dans la suite on portait leur nombre à trois et on leur donnait des noms : Peisinoé, Aglaophé et Thelxiépeia, ou bien Parthénopé, Ligeia et Leucosia. Ce sont, on le voit, des noms tirés soit de leurs qualités, soit des pays qu'elles étaient censées habiter. D'après la place que l'aventure d'Ulysse occupait dans l'Odyssée, on avait situé leur île à l'ouest de la Méditerranée, puis on précisa davantage et on leur assigna soit le cap Péloros, soit Capri, soit les îles Sirénuses. Un temple leur était consacré à Sorrente et l'on montrait à Naples le tombeau de celle qui s'appelait Parthénopé. En raison du rôle que les Sirènes jouaient dans l'Odyssée, on voulut leur en donner un dans les aventures de Jason et on ne manqua pas de les rattacher à la légende des Argonautes. Orphée, embarqué sur la nef Argo, les vainquit, dit-on, par son chant, et les compagnons de Jason purent échapper au péril comme ceux d'Ulysse. Seul Boutès, fils de Téléon, séduit par leurs voix harmonieuses, se jeta à la mer pour les rejoindre, et il allait périr quand il fut sauvé par Aphrodite. Apollonius de Rhodes, rappelant cet épisode, fait allusion aussi à une légende qui mettait les Sirènes en rapport avec Perséphone, dont elles auraient formé le cortège, qu'elles auraient cherchée lors de son enlèvement et qu'elles avaient suivie aux Enfers. Signalons enfin l'emploi que fait des Sirènes la philosophie de Platon, où elles apparaissent comme dirigeant l'harmonie des sphères célestes.

II. Les scoliastes et les lexicographes décrivent les Sirènes : elles ont, disent-ils, un corps d'oiseau et une tête de femme. Ce renseignement de date récente, car ni Homère, ni les écrivains classiques ne nous parlent de l'aspect des Sirènes, est confirmé d'une facon formelle et précise par les documents archéologiques dont quelques-uns remontent très haut. Un des plus anciens et le plus important est une hydrie de style attico-corinthien, trouvée à Caeré, actuellement au Louvre. L'épaule du vase est ornée entre autres de deux oiseaux à tête de femme, dont l'un est, expliqué par cette inscription : siren eimi, «je suis la Sirène». Comme ce vase n'est pas, sans doute, de beaucoup postérieur à l'Odyssée, nous pouvons croire que c'est bien ainsi qu'on se figurait les Sirènes à l'époque de la dernière rédaction du poème. C'est ainsi en tout cas qu'on a continué à se les figurer en Grèce.

 

M. Bulle a publié récemment un curieux aryballe corinthien, provenant d'Athènes dont la panse représente l'épisode fameux de l'Odyssée.

Ulysse, le casque en tête, est attaché au mât de son navire, dont les voiles sont amenées. Ses compagnons, casqués comme lui, rament avec ardeur vers l'île des Sirènes. L'eau est indiquée par une ligne ondulée. Deux oiseaux volent au-dessus du navire. Sur l'île, figurée comme un rocher élevé, se tiennent deux Sirènes, oiseaux à tête de femme, dont la bouche est ouverte comme pour chanter, tandis que derrière elles est assise une femme dans laquelle M. Bulle voit, avec beaucoup de vraisemblance, leur mère Chthon, la Terre. Derrière le navire est figurée une habitation dont la porte est ouverte : sans doute la demeure de Circé que les Grecs viennent de quitter.

Un très beau stamnos à figures rouges du style sévère, actuellement au British Museum représente le même épisode. La mère des Sirènes a disparu ; elles sont au nombre de trois et l'une d'elles semble se précipiter dans la mer. Ce vase nous donne aussi le plus ancien nom connu d'une sirène : Himéropa.

Enfin un lécythe attique à figures noires qui se placerait comme date entre les deux vases précédents, nous présente une sorte d'image abrégée de cette scène. Faute d'espace, le navire n'est pas figuré : Ulysse est attaché à une sorte de poteau qui doit représenter le mât et qui émerge de l'eau indiquée par des lignes ondulées et des dauphins. Les deux Sirènes ont ici, outre la tête, des bras de femme dont elles se servent pour jouer de la lyre et de la flûte. La conception des Sirènes chanteuses a conduit par une transition toute naturelle à l'idée d'en faire des musiciennes ; on ne séparait guère dans l'antiquité le chant de l'accompagnement des instruments.

Grâce à ces documents dont l'interprétation ne fait aucun doute, nous pouvons avec une grande vraisemblance reconnaître des Sirènes dans les oiseaux à tête de femme qui apparaissent si souvent dans la décoration des vases peints dès la céramique ionienne, ainsi que dans la plastique. En même temps nous les distinguons nettement d'autres monstres avec lesquels on les a parfois confondues. L'opinion de Furtwangler, sur l'origine assyrienne de l'oiseau à tête de femme, n'est guère soutenable, mais M. Heuzey a montré comment ce type dérivait de l'épervier à tête humaine qui figurait l'âme dans le rituel égyptien. M. Weicker a pu énumérer un grand nombre de statuettes de pierre et de terre cuite reproduisant ce même type, qui ont été trouvées dans les tombeaux ou ont servi à la décoration des monuments. Nous ne pouvons que signaler en passant ces statuettes, mais nous devons rappeler les figures du même type qu'on trouve représentées sur les tombeaux. Elles y apparaissent au Ve siècle av. J.-C. jouant de la flûte ou de la lyre, ou se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, et forment un des motifs favoris des sculpteurs pour la décoration des stèles funéraires. Debout, les ailes étendues, elles s'adaptent admirablement au fronton du monument. Nous allons voir par quelle association d'idées elles sont venues occuper cette place.

 

III. Il est inutile de passer en revue les anciennes interprétations du mythe des Sirènes. M. Weicker les a énumérées d'une façon très complète dans sa dissertation doctorale ; elles paraissent, d'ailleurs, abandonnées définitivement. Depuis les études d'E. Rohde et de M. O. Crusius, on semble, en effet, s'accorder pour rattacher les Sirènes au groupe nombreux des Harpyes, des Erinyes, des Lamies, etc., et pour voir en elles des esprits des morts, simples variations du type fondamental de l'âme ailée, de la Ker, avide de sang et d'amour. Homère et les poètes grecs n'ont fait, ici encore, qu'emprunter aux croyances populaires une de leurs créations les plus répandues. C'est littéralement dans le monde entier que l'on retrouve cette représentation de l'âme des morts sous la forme d'un oiseau, en Amérique comme chez les Arabes, en Bretagne, dans le Languedoc et en Alsace comme chez les Finnois. Et de même que des vases grecs nous montrent l'âme s'échappant comme un oiseau à tête de lemme du corps d'un mourant, la vieille cantilène française nous parle d'une sainte qui, à sa mort «in figure de colomb volai a ciel». Ces âmes résident aux Enfers, comme les Kères, les Harpyes, les Furies, les Stryges et les Moires, qui, avec les Sirènes ne sont que d'autres noms venus sans doute de diverses parties de la Grèce, pour désigner des démons de même nature.

Mais souvent elles quittent leur résidence habituelle pour parcourir les campagnes, aveugler et affoler les hommes et jouer le rôle de vengeresses ; ce sont elles qui causent les rêves effrayants et les cauchemars, et c'est sous cet aspect que M. Crusius a reconnu une Sirène dans un beau bas-relief attique, représentant une jeune femme ailée aux pieds palmés s'approchant d'un berger endormi. Mais elles peuvent être apaisées par des sacrifices : quand elles ont obtenu la satisfaction qu'elles réclamaient, elles deviennent bienveillantes et favorables, et comme les Furies, dans les mêmes conditions, se transforment en Euménides, les Sirènes mettent leur chant et leurs instruments au service des mortels affligés qui sauront les adoucir. C'est ainsi que, dans Euripide, Hélène les invoque : «Vierges ailées, filles de la Terre, Sirènes mélodieuses, venez accompagner mes gémissements avec le son plaintif de la syrinx et de la flûte libyenne, afin que vos chants en accord avec mes larmes et mes maux déplorables envoient à Proserpine des choeurs lugubres répondant à mes lamentations». C'est là sans doute la raison de leur présence sur les tombeaux ; elles sont proprement «l'oiseau de l'âme» et comme un symbole de l'eidôlon ; et elles représentent, pour les Romains comme pour les Grecs, l'âme apaisée qui prend part à la peine des vivants après avoir été pour eux un danger. En même temps, elles constituent pour la tombe une protection contre les entreprises des mauvais esprits, un puissant apotropaion, comme les têtes de Gorgone que l'on y plaçait aussi. Suivant un principe bien connu de la superstition, le baskanos protège contre la baskania. C'est aussi comme symbole et substitution de l'âme qu'on a placé souvent leurs images à l'intérieur même des tombes, ainsi que nous l'avons vu plus haut.

Ch. Michel