I
Quand le divin Ulysse eut retrouvé sa maison, sa femme et son sceptre, quand il eut compté les boeufs que les prétendants de Pénélope n'avaient point mis à la broche, les poiriers, les pommiers et les figuiers plantés par son père Laërte et les porcs engraissés par le fidèle Eumée, il se sentit peu à peu tomber en un profond ennui.
Cet homme qui, tant de fois, au cours de ses aventures, avait souhaité de revoir la fumée bleuâtre monter lentement, à l'heure du crépuscule, des toits de la rocheuse Ithaque, languissait dans l'ombre de son foyer domestique.
Laërte, vieux de cent années, revenait doucement à la simplicité de l'enfance, et n'avait plus de pensées que pour ses arbres fruitiers. Télémaque, trop candide et trop pur, lassait et irritait Ulysse. L'adolescent triste qu'Athéna avait formé à la sagesse semblait vraiment trop vertueux. Le fils accablait son père de maximes austères et de bons conseils. Ulysse, un jour, voulut le marier à Nausicaa. Il espérait que la jeune femme éclairerait de son sourire le petit royaume. Mais le chaste jeune homme, tout rougissant, les yeux baissés, répondit :
«Non, Athéna ne me permettra point d'épouser une fille que mon père a rencontrée, un matin d'été, nue et la chevelure dénouée, jouant à la balle dans les prairies de Corcyra». A l'égard de Pénélope, Ulysse passa bientôt d'une hostilité impatiente à la plus sincère aversion. Vingt années de veuvage, d'anxiétés et d'orgueil, avaient flétri la beauté altière de l'héroïque épouse. Pénélope avait vieilli. Les imprudentes confidences du voyageur allumèrent en son coeur une jalousie farouche. Tous les jours elle l'obligeait à lui parler d'Andromaque, de Déidamie, d'Hélène, de Cassandre, de Briséis, de Nausicaa. Elle l'écoutait alors avec une froideur inquiétante ; puis, subitement, d'une voix aigre, elle l'interrogeait sur Circé et Calypso, et, de ses grands yeux noirs, fixés à la trame de son éternelle tapisserie, sortaient des éclairs. Ulysse courbait le front et se mordait les lèvres.
Pénélope, silencieuse et les sourcils sévères, précipitait sa broderie. Elle avait entrepris de retracer sur la toile les événements de la guerre troyenne et les merveilles entrevues par Ulysse au retour d'Ilion. Elle voulait tout connaître, les pays et les personnages, les cités et la mer, les monstres et les Dieux. Sa curiosité n'était point bienveillante. Elle jugeait ridicule l'invention du cheval de Troie et haussait les épaules quand son mari rappelait ses exploits dans l'antre du Cyclope. Elle calculait fiévreusement l'emploi de ces dix années de vagabondage après la chute de Priam. Il avait beau mentir, imaginer des accidents sans nombre et de mauvais tours de Poséidon pour expliquer l'inexplicable retard, Pénélope l'interrompait brusquement :
«Dix ans, c'est neuf années de trop pour une route que, la première fois, les Grecs avaient parcourue en trois mois». Et, d'un coup sec de la main droite, elle enfonçait son aiguille chargée de laine dans le canevas sonore de la tapisserie.
Un soir d'hiver, dans la haute salle du palais, Ulysse se tenait à demi couché sur des peaux de bélier, au coin de l'âtre, où flambaient les branches noueuses d'un cyprès. La rumeur rythmée de la mer flottait, telle qu'un chuchotement vague, à travers les poutres enfumées du plafond. Pénélope assise, toute raide, sur un escabeau, en face de son seigneur, faisait bourdonner le rouet. Tous deux se taisaient. Ulysse venait de conter son entrevue avec les âmes des morts, dans le brouillard funèbre de la terre Cimmérienne, entre la grève sauvage, retentissante, de l'Océan, et le bois sacré de peupliers stériles et de saules, près des noirs fleuves infernaux. Il avait évoqué la mémoire de ces larves lamentables qui, pareilles à des chauves-souris, tourbillonnaient et criaient autour de la fosse ruisselante de libations, avides de boire le sang des victimes. Il avait revu quelques instants encore le visage pâle de sa mère Antyclée, il avait entendu ia plainte douloureuse des grands héros frappés par la verge des dieux méchants, Agamemnon, Achille, Ajax, et la mère incestueuse d'Oedipe. Maintenant il méditait les paroles décourageantes d'Achille sur la vanité de la gloire et l'excellence de la misère humaine. Tout à coup il regarda vers le fond de la salle et fut saisi d'une terreur religieuse. Une étrange figure noire, l'ombre même de Pénélope, agrandie par l'éloignement, se mouvait sur la muraille blanche. Le profil aigu se penchait vers le rouet au monotone murmure ; l'un des bras, rehaussé et rigide, brandissait le fuseau. Ulysse vit les ciseaux, s'ouvrir sur le fil fragile, et, quand celui-ci fut tranché, l'ombre tragique parut tressaillir d'une allégresse lugubre. Le roi d'Ithaque cacha son front entre ses mains, comme pour se dérober à la vision de sa propre destinée.
Il sortit alors de son logis, afin de respirer le souffle froid de la mer. Il erra toute la nuit, au hasard, dans les ténèbres, le long des rivages ou sur les cimes rocailleuses de son île, évitant la demeure des hommes, battu par le vent, transi par l'embrun glacé que les vagues lui jetaient à la joue, de plus en plus harcelé par l'angoisse de l'avenir, de plus en plus torturé par l'image du passé, par le remords d'une heure affreuse qu'il eût voulu arracher de son souvenir. Il avait cru longtemps qu'un mortel, armé de sa seule énergie et de son inflexible volonté, pouvait lutter contre les Dieux et triompher de Némésis. Dix années d'infortunes et de voluptés, l'Océan vaincu, la douceur de Calypso, l'âcre passion de Circé et la chanson des Sirènes avaient endormi son coeur, et voici que son crime, réveillé par le fantôme de la Parque, s'était dressé contre le mur de sa maison et que la main des Dieux vengeurs s'abaissait sur son épaule. Il revivait l'effroyable scène du dernier jour d'Ilion : le petit Astyanax, éperdu, se débattait entre ses bras, et lui, le Grec sans pitié, prenant le pauvre enfant par les pieds, le faisait tournoyer, à la manière d'une fronde, et lui brisait la tête sur la pierre des remparts. Andromaque et la vieille Hécube avaient vu cette horreur. Il essuya son front aux plis de sa chlamyde, comme pour effacer le sang de la victime, qui jaillit alors jusqu'à sa face. Et, dans le tumulte des flots et des vents, sous les grands pins que la tempête balançait d'une façon terrible, il crut reconnaître la clameur qui, des rangs des deux armées, de l'âme des deux peuples, éclata pour maudire l'oeuvre impie. Le malheureux eut peur de la solitude, de la nuit, du grondement de la mer, de la plainte du vent. Il se hâta vers la porcherie d'Eumée. Le vieux serviteur dormait en paix, au seuil des étables, sous son manteau de poil de chèvre, près de son foyer presque éteint.
«Il est heureux, celui-ci, soupira Ulysse, car il échappe au regard des Dieux !» Et le roi s'étendit sur la terre nue, à côté de l'unique ami qu'il eût dans Ithaque.
II
Dès lors, Ulysse changea le cours quotidien de sa vie. Au lever du jour, il quittait sa maison et n'y rentrait qu'après le coucher du soleil. Toute la matinée, il allait à travers champs et cheminait familièrement en compagnie des chevriers et des bouviers. Vers midi, il visitait le bon Eumée et partageait le dîner rustique de son esclave. Puis, après avoir passé en revue l'élite des pourceaux, il narrait au vieil homme les coups de lance d'Achille et d'Hector, les fureurs d'Ajax, la mésaventure de Laocoon et de fantastiques batailles qui jamais n'avaient été livrées autour de Troie. Il se dirigeait enfin vers une falaise isolée, escarpée, qui dominait la haute mer du côté de l'Hellade. Là, il se retrouvait seul, libre, et, jusqu'au soir, oubliait Pénélope. Couché sur un tapis de bruyères et de thym, il prêtait longtemps l'oreille au clapotis de l'onde qui frappait les écueils de la côte, au cri rauque des grands oiseaux de proie planant dans l'azur, à la complainte d'un pêcheur dont la voile blanche filait au large, lentement bercée par la houle profonde. Bientôt le printemps reparut, et ce fut au ciel, sur la mer et dans le désert où chaque jour se réfugiait Ulysse, une fête de lumière qui le consola de bien des heures mauvaises. Ithaque revêtit un manteau de fleurs pour réjouir son prince : les violettes et les rouges anémones, les hyacinthes à la fine senteur et les blancs asphodèles, s'épanouirent follement dans le creux vert des petits vallons ; les lauriers-roses fleurirent en gros bouquets dans les ravins où bruissaient les sources ; l'or des genêts couronna la crête des rochers et des abeilles chantèrent dans la neige embaumée des amandiers. Ulysse, ranimé par les tièdes caresses de la nature, revenait à la sérénité de ses plus beaux jours. Du haut de son promontoire, accoudé sur la jeune mousse odorante, il contemplait la mer avec la tendresse d'un amant. Jamais il ne l'avait vue plus belle ni plus douce, et, charmé par la grâce mobile de ses couleurs et de ses reflets, il lui pardonnait les tempêtes complices de Poséidon, les brusques caprices de ses courants, la perfidie de ses brumes et de ses gouffres, la séduction mortelle de ses Déesses aux yeux glauques, à la chevelure verte entremêlée d'algues et de coraux. Il l'aimait pour le frémissement de ses rides pétillantes d'étincelles, à l'heure pesante de midi, quand la brise était tombée, que les oiseaux se taisaient dans l'ombre des buissons, qu'il n'entendait plus que le faible soupir des flots, et, parmi les olir viers de la vallée voisine, la maigre crécelle des cigales. Il l'aimait plus passionnément encore, à l'heure où la pourpre et l'or du soleil couchant ruisselaient du ciel sur les eaux, où, dans les sillons creusés par le vent du soir, roulaient des nappes d'émeraudes et d'améthystes, tandis que là-bas, du côté de l'Orient, très loin, les grandes montagnes d'une terre mystérieuse détachaient sur le ciel limpide leurs arêtes et leurs tours aux tons fauves et que de longues ombres violettes rampaient vers les cimes solennelles. Si quelque navire passait à ses pieds, voguant à pleines voiles, Ulysse se penchait sur le vide et son coeur battait avec violence ; il écoutait le bruit cadencé, de plus en plus faible, des rames, il suivait du regard le sillage d'écume, jusqu'au moment où le vaisseau doublait la pointe d'Ithaque ou bien s'évanouissait dans la nuit.
Il entrait alors en une rêverie exquise et chagrine à la fois. Il savourait par le souvenir les émotions de sa vie d'aventures, l'orgueil du pilote qui déjoue la malice de l'ouragan et se rit des Dieux hostiles, la marche assoupie du navire sur le miroir bleu de l'Océan, en vue de rives ombreuses et de blanches cités, le retour nocturne, inespéré, du navigateur en un port ami. Il enviait la fortune de ces voyageurs dont il ignorait le nom, des barbares sans doute, sortis d'une patrie obscure, adorateurs de Dieux informes. Demain ces hommes aborderaient à des îles de félicité, à la tombe des héros, au berceau des immortels. Ils connaîtraient des prodiges, des voluptés ou des épouvantes inouïes. Ils fouleraient les sentiers parcourus jadis par lui-même ou par ses frères d'armes ; ils découvriraient peut-être, dans leur inviolable asile, loin des terres habitées par les humains, les deux femmes divines, qu'il avait aimées éperdument, Calypso et Circé...
Alors le vieux roi solitaire sentait la nostalgie de l'Océan qu'il nourrissait dans son coeur avec trop de complaisance, se changer tout à coup en regrets désespérés, en désirs brûlants. Le souffle frais de la nymphe effleurait son visage, la bouche ardente de la magicienne se posait sur ses lèvres. Toutes les deux il les appelait, toutes les deux il les pleurait. Et quand, las de les invoquer en vain, il reprenait le chemin de la maison, quand, dès le vestibule, il entendait la voix impérieuse de Pénélope gourmandant les servantes, il était prêt à fuir sa royauté et son île, à courir au port, à se jeter sur une barque, à tendre la voile, à s'enfoncer dans la grande nuit ténébreuse.
Déjà l'automne touchait à sa fin. Parfois une bise piquante, venue des montagnes neigeuses de l'Epire, forçait Ulysse à chercher à mi-côte de sa citadelle de rochers un asile plus clément. Parfois aussi la mer blanchissait, et, comme secouée par une colère enfantine, battait la grève de coups précipités ; puis les petites vagues vertes se gonflaient, se heurtaient rageusement entre elles et, livides, sifflantes, essayaient de grimper vers le fils de Laërte. Or, un après-midi, tandis qu'Ulysse songeait tristement à l'approche de l'hiver, aux longues veillées près du rouet conjugal, aux édifiants discours du pudique Télémaque, un vaisseau apparut du côté de l'Elide, un vaisseau étrange, dont la proue, haute et svelte, figurait le col et la tête d'une cigogne gigantesque, toute dorée. A l'arrière, se dressait une sorte de tour que le roulis balançait d'une façon désordonnée. Le mât portait, au-dessus de la maîtresse voile, un énorme bouclier de cuivre, qui, frappé par le soleil, luisait tel qu'une escar-boucle. Le navire, que la mer fatiguait beaucoup, semblait hésiter dans sa marche. Le vent heureux qu'il avait en poupe l'inquiétait visiblement. Il allait tantôt vers Céphalonie, tantôt vers Ithaque, ou même faisait mine de se diriger vers le continent et les bouches de l'Achéloüs. Dès que le bon vent le pressait plus vivement, il repliait ses voiles, relevait ses rames, et flottait nonchalamment au gré des flots.
«Voilà, dit Ulysse, de maladroits navigateurs. Si la nuit les surprend parmi les îlots et les écueils de l'Hellade, ils sont perdus. Ces gens-là ne sont ni des Phéniciens, ni des Cretois, ni des Athéniens, ni des Argiens. Des Egyptiens peut-être ? Ils voguent pour la première fois en ces parages. Essayons de les voir de plus près, afin de les interroger sur leur patrie, leurs malheurs et leurs Dieux».
Le vaisseau tournait sa proue vers Ithaque. Le soleil descendit alors derrière les plateaux arides de Céphalonie. Ulysse, du haut de son rocher, agita son manteau de laine teinte en pourpre. Les voyageurs se rapprochèrent doucement et jetèrent l'ancre dans un repli de la côte.
«Par le bienheureux Zeus ! s'écria le fils de Laërte, j'ai vu quelque part un bouclier semblable à celui-ci».
Il se glissa, léger comme un chevreau, sur la pente raboteuse des rochers. Le pilote, qui se tenait au sommet de la tour de poupe, lui fit un signe amical et dit :
«Etranger, que les Dieux protègent ta femme, tes génisses et tes brebis ! Dis-nous, sans mentir, quelle contrée nous abordons à cette heure. Cette terre est-elle peuplée de mortels hospitaliers ? Nous craignons de toucher à l'île flottante d'Eole, dieu des vents et des tempêtes. Car nous n'aimons pas les vents et nous redoutons les tempêtes».
Ulysse eut un rire de dédain. Cet homme parlait le langage rude des montagnes de Laconie. Il craignait l'Océan, père des fleuves. Le roi d'Ithaque le prenait en grande pitié, lui et son vaisseau.
«Envoie la nacelle à terre», répondit-il.
Et, quand il eut mis le pied sur le pont :
«Conduis-moi vers ton maître».
Le pilote souleva la tenture qui fermait l'entrée de la tour. Au fond de la chambre de poupe richement ornée un personnage bizarre gisait sur un amas de coussins. Le crépuscule déjà sombre ne laissait entrevoir qu'un visage glabre et mélancolique, une ample robe de lin couleur de safran, semée de fleurs et de feuillages d'or, une coiffure asiatique en forme de mitre, brodée d'oiseaux et de dragons d'or, telle qu'en portait souvent Paris, fils de Priam. Le noble voyageur avait beaucoup pâti des secousses de son navire. Il demeurait inerte, déconfit, sans regard et sans voix. De longs cheveux jaunâtres décoraient cette tête désolée.
«Qui est celui-ci, dit Ulysse. Un prêtre ou un prince, une idole ou un fou ?
- C'est le divin Ménélas, petit-fils d'Atrée, frère d'Agamemnon et roi de Lacédémone, répondit le pilote.
- Hélas ! fit Ulysse, le pauvre homme !»
III
Le glorieux Atride, que la mer ne tourmentait plus, se leva péniblement sur le lit de parade, arrangea les longs replis de sa robe, déposa sur un coussin la mitre d'or, et, redressant son front chauve, regarda l'étranger.
«Ah ! dit-il, d'une voix flûtée et pleureuse, je te reconnais à ta coiffure, divin fils de Laërte. La figure d'un oeuf coupé par le milieu. Embrasse-moi. Je t'aime et suis heureux de te retrouver. C'est toi que je cherchais. Pour toi, j'ai quitté les rives aimables de l'Eurotas fertile en lauriers. Assieds-toi à ma droite. J'ai tant de choses à te conter !»
Ce fut un long récit, entrecoupé de soupirs et de larmes. Ménélas se croyait le plus infortuné des mortels. Dix ans il avait guerroyé pour reprendre son épouse, l'infidèle Hélène. A la dernière heure de Troie, la volage s'était enfuie vers les montagnes de l'Ida, toujours en compagnie du beau Paris. Et, depuis dix années nouvelles encore, il l'attendait. Les bruits apportés par de rares aventuriers semblaient bien incertains. Le roi de Lacédémone était seulement assuré que jamais sa femme n'avait reparu sur une terre grecque. Elle s'entêtait à vivre en Asie, peut-être en Afrique, chez des peuples efféminés, qu'elle enchantait par sa beauté.
«Elle n'est plus très jeune, interrompit Ulysse.
- Sa jeunesse n'a point de déclin, répondit impétueusement Ménélas, car sa jeune image réside en mon coeur. Elle est toujours pour moi la divine fille de Léda, la fille de Zeus, blonde et blanche, plus blanche que l'aile du cygne, une fleur de volupté que je veux reprendre et loin de laquelle je me sens défaillir et mourir».
Il sanglotait et frappait sur ses genoux comme un enfant privé de son jouet favori. Ulysse songeait à Pénélope et admirait la diversité des âmes humaines.
«Ecoute, reprit Ménélas : Pour Hélène, je donnerais Lacédémone et toutes ses vierges, le Taygète et tous mes trésors. Je ne puis cependant recommencer tout seul la guerre pour l'enlever à ses amants. Car je sais qu'elle en a compté plusieurs depuis le fils de Priam. Agamemnon, Achille, Ajax, ne combattraient plus pour moi, puisqu'ils sont descendus aux sombres bords. Enfin, quelle ville assiégerais-je ? Je l'ignore. Encore un siège de dix autres années, peut-être ?
- A la fin, c'est toi qui ne serais plus bien jeune, dit Ulysse.
- Je serais mort, mort d'amour et de fureur ! Mais j'ai pensé à toi, le rusé, l'ingénieux Ulysse. Toi seul sauras m'aider à ressaisir ma femme.
- Et toi, mon frère, tu m'aideras à quitter la mienne. Nous pouvons nous entendre, unir nos deux souffrances. Demain, dès l'aurore, nous lèverons l'ancre. D'abord nous irons consulter les oracles. Puis, à la première occasion, nous prendrons un navire et des matelots capables de naviguer. Car je ne comprends rien à cette machine flottante.
- C'est moi qui l'ai inventée, dit Ménélas. Je voulais un vaisseau extraordinaire, majestueux, digne d'un grand roi, digne de ramener Hélène. C'est aussi pour lui plaire que j'ai adopté la robe des rois d'Asie et la coiffure de Paris.
- Le safran est une couleur joyeuse et cette mitre te sied à merveille. Mais la nuit s'avance. Repose-toi. Moi, je vais réveiller mon vieil Eumée, qui sera notre serviteur et nous suivra, s'il le faut, jusqu'aux rives de l'avare Achéron».
IV
Ils partirent au point du jour. Ulysse, debout au gouvernail, salua d'un large geste d'adieu les rochers de son île. Puis il sourit à la mer, aux montagnes de l'Hellade, au ciel vermeil. Un vol de mouettes, parties des falaises, filait, rasant les flots, vers le soleil levant. L'une des blanches voyageuses se posa sur la tête de la cigogne fantastique.
«Les Dieux nous montrent la route, cria le roi d'Ithaque. Ramez, enfants, ramez avec joie. Nous allons au Parnasse, séjour d'Apollon, le dieu qui chante sur la cithare».
Tout à coup le soleil bondit du front des montagnes. A la pointe du mât, le bouclier de cuivre jeta une flamme et fit entendre un éclat de cymbale. Et le vaisseau, soulevé par l'effort de cent esclaves, enfonça le soc de sa proue dans la mer assoupie, dont les ondes paresseuses semblaient bercer des guirlandes de roses.
Vers le soir, ils touchèrent au golfe qui baigne les vignes de Sicyone et de Corinthe et sur les eaux duquel se balancent les alcyons. Comme ils doublaient le promontoire d'Etolie, Ulysse se tourna du côté d'Ithaque tout embrasée des feux du soleil couchant. Un nuage rapide passa sur le front du roi fugitif. Près de lui, Eumée, étendu à plat ventre, songeait à ses chers pourceaux et les appelait tout bas de leurs noms familiers. Mais déjà, à l'Orient, la plus haute cime du Parnasse rougissait, les monts de Phocide, la chaîne du Cithéron, apparaissaient drapés de pourpre sombre. Une fois de plus, le mystère des contrées lointaines tenta le coeur d'Ulysse. Le vaisseau glissait sur l'azur. Les premières étoiles tremblaient dans le vert pâle du ciel. Un jeune matelot chantait à la proue une complainte amoureuse, et la voix de l'enfant était si douce, que l'époux de Pénélope, pensant à Calypso, reprit allègrement la barre du navire, tandis que Ménélas, près du chanteur, pleurait de tendresse, en murmurant le nom divin d'Hélène, fille de Léda.
Le lendemain, à l'heure de midi, les voyageurs abordèrent au port d'Amphissa. Ulysse, Eumée et Ménélas débarquèrent seuls, et, confiant au pilote la garde du vaisseau, gravirent les premières assises du Parnasse. Ménélas tenait à la main droite le sceptre d'or des Atrides et sa robe, couleur de lumière, s'accrochait aux ronces des chemins. Ulysse marchait, enveloppé d'un grossier manteau de berger. Eumée portait sur une épaule la besace chargée des offrandes que nos aventuriers destinaient à la Pythie.
Bientôt ils entrèrent en une forêt épaisse où tout vestige de sentier était effacé. Les troncs pâles des grands hêtres se dressaient à porte de vue sous le dôme vertigineux de la feuillée, que les rayons du ciel ne pouvaient percer. Troublés par le morne silence de la nature, les trois compagnons allaient côte à côte et ne prononçaient aucune parole. L'heure du crépuscule vint plus vite qu'ils ne l'attendaient. Un brouillard livide descendit des hauteurs du Parnasse. Il s'attachait aux arbres sinistres, s'enroulait aux branches et pendait jusqu'à terre en draperies vaporeuses. Ménélas étouffa un cri d'épouvante : il montrait du doigt un vague troupeau de formes noires qui cheminaient là-bas, dans le clair-obscur de la forêt et grimpaient vers les sommets. Tous trois, sans se consulter, s'arrêtèrent.
«Une bande de sangliers, dit Ulysse, ou bien une famille d'ours. Ces bêtes fourmillent sur le Parnasse.
- Ecoute !» dit le roi de Sparte.
Un glapissement aigu venait à eux, haletant, précipité. Il leur sembla qu'un fauve sautait en les frôlant et se jetait plus loin, parmi les arbres. Puis deux charbons rouges, deux yeux flamboyants passèrent avec d'énormes soubresauts et s'engouffrèrent dans le brouillard.
«Un chacal, dit Ulysse. L'autre, c'est un loup qui chasse le chacal. Cette forêt n'est assurément point déserte. J'aimerais à y rencontrer une hutte de charbonnier, avec un bon feu, un chevreau embroché et une outre de vin noir.
- J'ai froid, dit Ménélas, et j'ai peur aussi». Le Parnasse s'animait d'une vie confuse, désordonnée, formidable. Des vols pesants et des froissements de grandes ailes, des claquements de becs monstrueux, des croassements et des râles peuplaient la nuit. Du haut des branches, les yeux luisants, immobiles, des hiboux, regardaient fixement les trois pèlerins. Çà et là, les rondes de chauves-souris tournaient ; d'invisibles reptiles sifflaient doucement dans les herbes et les mousses. Un grondement d'orage courait d'écho en écho et se perdait sur les plateaux lointains du Cithéron. Parfois un grand coup de vent secouait la forêt, et, dans la plainte immense des ramures, roulaient des vois humaines, des sanglots, des éclats de rire méchants et comme une lamentation continue, grandissante. Les ténèbres étaient maintenant si profondes que les voyageurs se heurtaient aux arbres, trébuchaient contre les pierres, chancelaient aux pentes imprévues de la montagne.
«Il semble, dit Ulysse, qu'Apollon ne nous veuille aucun bien. Peut-être éprouve-t-il notre courage. Espérons et avançons toujours».
A minuit, ils échappèrent enfin à l'étreinte de la forêt. La lune, blême, noyée dans la brume, leur découvrit une région sauvage où de prodigieux rochers grisâtres s'amoncelaient en un chaos inextricable. Tout à coup ils se virent au bord d'un précipice au fond duquel bouillonnait avec fracas un torrent. Le long de l'abîme, une étroite corniche escaladait la montée raide du Parnasse. Ils s'y hasardèrent à la file, s'appuyant à la muraille de granit, s'écorchant les mains aux épines des lentisques. Durant d'interminables heures, ils se hissèrent lentement aux rampes de la montagne. Déjà l'aube blanchissait sur la Phocide. Le bruit d'une cascade prochaine frappa leurs oreilles.
«Nous approchons, s'écria le fils de Laërte. Voici, sans doute, la fontaine Castalie, où les neuf Muses viennent en chantant baigner leurs pieds délicats».
C'était, à la vérité, la source vénérable de Delphes, qui tombe à pic des rochers Phédriades. Les deux rois, déçus par les vapeurs matinales, s'avançaient imprudemment, à tâtons. Ils reçurent un flot d'onde glacée sur leurs personnes augustes.
Il fallait attendre, pour s'orienter, le lever du soleil. Et, quand les têtes de cent montagnes rayonnèrent, toutes dorées, sur l'Hellade, l'Argolide, l'Arcadie et l'Elide, ils se trouvèrent seuls, rompus de lassitude et trempés d'eau divine, dans le désert sacré du Parnasse.
Un enfant nu qui menait paître sa génisse dans les prairies du Plisthos leur montra le sentier raboteux. Par-dessus les rochers rouges de Castalie, ils iraient à la caverne où la prêtresse d'Apollon rendait des oracles. Ce chemin, frayé par les pas des fidèles, traversait bientôt un bois de sapins et des pâturages étoiles par les dernières fleurs de l'automne. Nos trois héros, réchauffés par le soleil, égayés par la fraîche verdure, se sentaient plus dispos. Tout à l'heure ils se prosterneraient en face de la Pythie consolatrice.
Une musique violente de disques de bronze et de flûtes criardes annonça l'approche de l'antre redoutable. Le sanctuaire s'enfonçait profondément dans la montagne, parmi les rocs du premier sommet ; au delà, isolée par un abîme, dans la gloire du ciel, la cime suprême, trône d'Apollon, élevait sa blanche coupole immaculée. Aux abords de la caverne, l'intendant du trésor reçut les présents de Ménélas, des monnaies d'or à l'effigie d'Hélène, un diadème d'or qu'Hélène avait posé sur sa blonde chevelure, le sceptre des Atrides, enlevé par un esclave fidèle aux mains d'Agamemnon mourant et porté furtivement par lui à Lacédémone. L'offrande d'Ulysse était plus modeste : il abandonnait son anneau nuptial, qui était en argent et déformé par l'usure.
Alors les deux pasteurs de peuples franchirent le seuil du souterrain mystique. Ménélas venait en avant, dans sa robe orientale déchirée par toutes les griffes du Parnasse, coiffé de sa mitre bariolée d'or que la fontaine des Muses avait détrempée. Dès les premiers pas, ils furent comme enivrés par l'acre senteur des parfums qui brûlaient dans des cassolettes de cuivre, inondant la sombre caverne d'une vapeur verdâtre. Les tambourins liturgiques redoublèrent de violence : ils résonnaient si bruyamment que les visiteurs, étourdis, appliquèrent les mains à leurs oreilles. En face d'eux, tout au fond de l'effroyable cave, s'ouvrait, béant, à la hauteur de leurs fronts, un second souterrain très étroit et d'accès difficile, le Saint des Saints, le tabernacle de la Pythie, faiblement éclairé par sept lampes d'aspect funéraire, suspendues à la voûte. Assise sur le trépied de bronze, voilée de noir, telle qu'une momie en deuil, la prêtresse attendait l'adoration des mortels.
«L'horrible bête !» cria Ménélas, tout frisonnant d'effroi.
C'était le Serpent sacré, que le roi de Sparte saluait de paroles irrévérencieuses, un long serpent vert, tacheté de jaune, aux écailles hérissées qui, sautant par-dessus l'épaule du noble pèlerin se lançait vers la Pythie, puis tournait gravement autour du trépied, l'enveloppait d'une spirale hideuse et finissait en reposant sa tête sur le giron du spectre prophétique.
L'entrevue commençait d'une façon fâcheuse. Ulysse voulut se concilier la Pythie par un discours aimable. Et, comme les tambours de bronze avaient cessé de battre :
«O toi, commença-t-il, que le dieu dont la lyre est d'or...
- Tais-toi, interrompit rudement la prêtresse, tais-toi, guerrier sacrilège ! Tes mains sont rouges de sang. Je vois la face pâle d'un enfant jeté par toi, le front brisé, au pied des murailles d'Ilion. Tais-toi ! Apollon n'écoute que les fidèles dont les mains sont pures».
Elle parlait d'une voix âpre, sourde, monotone, qui semblait monter des entrailles du Parnasse. Le reptile entr'ouvrit ses yeux blancs et fixa sur les deux rois un regard terrible.
«Oui, poursuivit la Pythie, tous deux vous êtes impurs. Toi, l'homme d'Ithaque, tu n'oses réveiller en ton coeur le souvenir d'un crime inutile. Et toi, l'Atride, tu marches accablé par les crimes de ta race, par la malédiction qui, de Tantale, votre ancêtre à tous, est retombée, toujours plus lourde, sur Atrée et Thyeste, sur Egisthe et sur Agamemnon, le Roi des Rois, ton frère, sur Oreste, ton neveu, souillé par le sang de sa mère. Vos incestes, vos massacres et vos parricides seront l'épouvante du monde. Les ombres de vos morts déshonorent l'Enfer, et la meute noire des Erynnies se lasse à poursuivre les survivants de la famille».
Alors, dans le silence tragique de la caverne, Ménélas tendit vers l'implacable fantôme des bras suppliants.
«J'ai pitié de toi, reprit la prêtresse, dont la voix parut attristée et douce à la fois, de toi, le meilleur de tous. Mais tu seras, comme les autres, la proie de Némésis. L'amour inassouvi pour une femme, fille indigne de Zeus, est un supplice qui convient au petit-fils de Tantale. Une autre que moi, la malheureuse fille de Priam que vous avez enlevée d'Ilion en flammes, te révélera en quelle contrée se cache ton Hélène. Tu la retrouveras et tu pleureras à ses pieds. Eloignez-vous. Je vous ordonne à tous deux de goûter à l'eau du Styx. Vous retarderez ainsi l'heure des Dieux sévères. Mais les Dieux peuvent attendre. Allez. Pour l'un de vous deux, la verge de l'inflexible Destin sera bien cruelle».
Ils s'inclinèrent et partirent. Au dehors, dans l'herbe fraîche, Eumée jouait aux osselets avec les sacristains de la Pythie. Ces hommes avaient la mine fleurie et joyeuse. L'intendant lui-même, qui s'appelait Diotime, semblait, malgré son visage austère, un personnage bienveillant. Ulysse, à sa vue, conçut une pensée ingénieuse.
«Mon ami, dit-il, la prêtresse ne nous a donné qu'une consultation imparfaite. Nous avions payé pour un oracle entier et n'avons obtenu qu'une assez mince initiation. Ne pourrions-nous reprendre une partie de nos présents ? Gardez au moins mon anneau conjugal, très précieuse relique, qui a vu le siège de Troie. Mais rendez-nous le reste».
Diotime sourit avec une engageante courtoisie.
«Par Zeus assembleur de nuées, répondit-il, ce n'est guère l'usage. Cependant, si Python le permet, que ton désir s'accomplisse ! Nous sommes les ministres d'un dieu généreux et pratiquons la justice.
- Qui est ce Python ? interrogea le fils de Laërte.
- Il est derrière vous», dit, souriant toujours, le bon Diotime.
Ils tournèrent vivement la tête. L'affreux serpent vert aux taches jaunes se dressait, droit comme un jeune cyprès, sur le seuil du temple ; son front aplati touchait à la voûte. Il dardait sa langue fourchue, telle qu'un double trait de feu et paraissait d'humeur chagrine.
«Allons-nous-en d'abord», dit le roi d'Ithaque.
Il chercha des yeux son compagnon. Le divin Ménélas était déjà loin, sous les hauts sapins de la montagne.
Nos voyageurs avaient hâte de quitter le Parnasse. Ils descendirent d'un pas leste jusqu'à la fontaine Castalie et s'engagèrent ensuite sur le sentier rapide qui plonge jusqu'au fond du précipice péniblement côtoyé durant la nuit. Puis ils longèrent le torrent dans le sable blanc du vallon, à l'ombre d'une forêt de lauriers-roses dont les fleurs s'effeuillaient sur leurs épaules en pluie odorante. Chemin faisant, ils devisaient à propos des paroles proférées par la Pythie.
«C'est assurément toi, mon frère, disait Ulysse, qu'elle désigna par sa dernière menace. Quant à moi, les Dieux vengeurs m'ont assez puni par la jalousie de Pénélope. Sans doute, Hélène te tourmentera de la même façon, car toutes les femmes ont la même âme. Console-toi. Nous n'en mourrons point. Tout à l'heure, nous naviguerons vers l'Arcadie, où coule le Styx. Tu n'as rien à craindre. Je serai près de toi. J'ai l'habitude des choses infernales et les figures de l'autre monde me sont familières. Après avoir bu une gorgée de cette eau par laquelle jurent les Immortels rassasiés d'ambroisie, nous rendrons visite à cette pauvre Cassandre. Mycènes, à la vérité, n'est pas aujourd'hui un plaisant séjour. Mais la fille de Priam nous dira la retraite d'Hélène. Et la paix rentrera dans ton coeur».
Les pèlerins d'Apollon remontèrent à bord de leur navire et, par une nuit très calme, traversèrent le golfe des Alcyons.
V
Au matin, ils atteignaient les côtes désertes de l'Achaïe.
«Renvoie ton vaisseau, la Cigogne dorée, et la tour, le pilote et les rameurs, dit Ulysse. Je renonce à parcourir plus longtemps la mer poissonneuse, enfermé en cette citadelle nautique. Argos nous prêtera le navire dont nous aurons besoin pour rechercher ta femme. Et puis reprends la blanche chlamyde des guerriers grecs, qui dessine les formes harmonieuses du corps et les belles cnémides qui font paraître l'élégance des jambes. Hélène doit être lasse des amours asiatiques. Tu lui sembleras, sous le costume de ta patrie, plus jeune et plus charmant».
L'hiver approchait. Les arbres perdaient leur parure et le ciel son sourire. Ulysse, Eumée et Ménélas se couvrirent de longs manteaux, doublés de chaudes toisons, et, appuyés sur des houlettes de pâtre, marchèrent en une région montueuse et triste, couleur d'ardoise, où les habitations étaient rares et que fermait, en face des voyageurs, le rempart des montagnes arcadiennes. Ils demandaient pour une coupe de lait, une poignée de châtaignes et quelques heures de sommeil, l'hospitalité des pauvres cabanes de chevriers. Vers la fin du troisième jour, tandis qu'ils cheminaient par une large avenue plantée de robustes platanes aux branches dépouillées, ils regardèrent en arrière, et virent au loin, isolé, le Parnasse violet, au flanc duquel glissaient des nuées blanches ; au pied de la montagne sainte, la mer luisait avec des reflets d'acier. Une pierre grossièrement taillée, rongée par la mousse, leur apprit alors que là commençait le domaine d'Hermès.
«C'est le grand dieu de l'Arcadie, dit Ulysse, le guide des âmes aux rivages d'où personne ne revient. C'est aussi le dieu des voleurs. Veille avec soin, Eumée, sur la bourse où reposent les monnaies d'or de Ménélas. Il convient cependant d'honorer en Hermès le patron du vol. Les mortels, n'ont point, sur l'Olympe, d'ami plus généreux ni plus fidèle».
Sous les pas des voyageurs se creusait la vallée du Crathis, resserrée entre des montagnes arides, à la figure tourmentée. Çà et là, quelques sapins, tordus par le souffle de Borée ; plus bas, en un réseau de petits torrents, des bouquets de maigres peupliers, de bouleaux et de trembles dont les feuilles décolorées tombaient. La vallée elle-même, une nappe de boue et de sable, encombrée de gros cailloux bleuâtres et de troncs d'arbres morts, n'était que le lit d'un immense torrent.
«Hâtons-nous, dit Ulysse. N'apercevez-vous pas là-bas, à la pointe d'un rocher, comme un petit sanctuaire ? Nous frapperons à la porte et nous y souperons tranquillement. Le Styx n'est pas bien loin. Le gardien nous montrera le sentier qui mène à l'Enfer».
L'humble chapelle, dédiée aux divinités infernales, Hadès, Hermès, Hécate et Perséphone, s'ouvrait à tous les vents de la montagne ; car elle n'avait ni porte, ni toit. Une lampe fumeuse, étouffée par le brouillard, éclairait vaguement l'autel des sacrifices. Une forme humaine sommeillait, allongée sur les degrés de l'autel. On entendait au dehors le murmure très doux d'un ruisseau.
Le prêtre, à l'approche des étrangers, se dressa tout debout. Sous un énorme front chauve étincelaient des yeux de braise. La barbe grise descendait jusqu'à la ceinture. Nos trois aventuriers saluèrent à reculons et très bas le portier du Styx.
«Vous venez trop tard, gronda celui-ci. A cette heure, les Furies sortent des gorges infernales et se promènent dans la vallée, afin de prendre le frais. Cerbère les accompagne et il aboie de ses trois gueules tournées vers la lune. Ecoutez».
Ils crurent entendre l'écho d'un hurlement saccadé et comme étranglé, le jappement d'un dogue monstrueux possédé par la rage.
«Nous attendrons le plein jour près de toi, bon vieillard, dit Ménélas, dont la voix n'était pas très ferme. Mais nous sommes bien fatigués et nous avons faim.
- Prenez-vous ce temple pour une hôtellerie ? interrompit avec colère l'homme aux yeux flamboyants. Ici, on jeûne, on prie, on pleure. Moi, je dors. Bonne nuit !»
Les trois amis se tinrent immobiles, muets, accroupis sur la pierre'froide, jusqu'à l'aurore. Alors le prêtre se leva et dit :
«Suivez-moi.
- Au moins, interrogea Ménélas, Cerbère est-il rentré ?»
Le prêtre haussa les épaules. Il allait en silence et ses pas légers semblaient le glissement d'une ombre.
Dès la sortie du temple, on s'engagea en un couloir étroit de rochers, le long du ruisseau au doux murmure. Mais l'eau noirâtre et lourde exhalait une odeur fétide. Parmi les rochers, pas un arbrisseau ; au bord de l'onde, ni mousse ni brins d'herbe. Ici la nature était morte.
«Voilà le Styx, dit le prêtre en s'inclinant vers le ruisseau. Mais gardez-vous d'y goûter en ce moment. Cette eau jaillit des marécages de l'Enfer, elle est infâme et maudite. Si vous cherchez la purification, c'est contre les roches du mont Nonacris, à l'endroit même où le Styx s'enfonce dans le Ténare, que vous y devez boire».
Après une heure de marche, le prêtre s'arrêta. D'un geste solennel il montrait aux deux rois l'horreur sacrée.
Tout au fond d'un vaste cirque aux tons brûlés, c'était d'abord la muraille à pic, rigide, altière, du Nonacris, dont le plateau blanc de neige portait une haute couronne de nuées. Aux deux côtés du terrible mur, la montagne foudroyée, bouleversée, pendait sur le vide ; des aiguilles de pierres, des tours brisées, chargées de neige, se penchaient vers l'abîme, menaçantes ; et tout en bas, un monde de ruines, des rochers entassés comme par le bras d'un Titan fou, une marée de pierre qui montait et venait battre, impuissante, le rempart infernal. Plus bas encore, c'était le ruisseau, l'eau de mort qui sortait furtivement des roches amoncelées, avec son doux murmure éternel.
«Regardez», dit alors le vieillard.
Il tendit la main vers la montagne. Des vapeurs errantes balancées sur les cîmes descendait, telle qu'un ruban noir, sans bruit et comme figée, la source Sainte. Puis elle s'évanouissait dans le chaos de pierre et roulait, à travers la nuit, parmi les Morts.
«Maintenant, commanda le prêtre, gravissons le toit de l'Enfer, afin de toucher là-bas à la fontaine très pure dont le nom seul trouble la béatitude des Dieux immortels».
Et, très droit, d'un pas mesuré, il escaladait les monceaux de pierres. Jamais son pied n'hésitait. Pour lui, les ruines de la montagne semblaient l'escalier d'un temple. Plus il s'élevait dans l'écroulement du Nonacris, plus sa taille se rehaussait majestueuse. Les trois initiés haletaient derrière le guide étrange. Ils tombaient à genoux dans les déchirures des rochers, se blessaient aux arêtes tranchantes. Enfin ils touchèrent au faîte. Le prêtre les attendait, le dos appuyé à la montagne. Une rumeur confuse courait dans les profondeurs souterraines du Nonacris.
Ulysse s'approcha le premier du Styx, puis Ménélas, puis Eumée. Ils recueillaient dans le creux de la main quelques gouttes d'eau glacée qu'ils portaient à leurs lèvres.
«C'est bien, dit le vieillard. Vous pouvez désormais contempler, sans mourir, les mystères du Tartare. Voici les lucarnes de l'Enter. Prosternez-vous et regardez en bas. Vous recevrez des ténèbres où s'engouffre le Styx la révélation consolatrice ou douloureuse que les Dieux vous réservaient».
Docilement, chacun des trois voyageurs s'agenouilla sur le bord d'une crevasse d'où montait le bruissement des eaux invisibles et courba le front.
Ils demeurèrent ainsi quelques moments. Eumée se releva le premier, avec un visage chagrin.
«Je n'ai rien vu, dit-il au prêtre.
- Réjouis-toi, mon ami, répondit le vieillard. Heureux l'homme aux yeux duquel le Tartare paraît obscur et vide comme une tombe !»
Deux cris éclatèrent alors, un cri de triomphe, un cri d'indicible terreur. Ménélas, debout, battait des mains et riait. Ulysse se traînait, hagard et la figure toute blanche, aux pieds du prêtre.
«J'ai vu Paris, clamait Ménélas, Paris, l'amant d'Hélène, Paris, l'hôte perfide qui m'a ravi l'amour d'Hélène. Il est mort, immortellement misérable. Il fuit en pleurant devant Cerbère. Le dogue arrache de ses ongles d'acier la chair de Paris et le sang rouge du Troyen coule dans le Styx. Il tombe et, d'une morsure de sa triple gueule, le bon chien le relève, et Paris en lambeaux reprend sa course. Que les Dieux soient bénis !
- Qu'ils soient maudits ! murmurait Ulysse. J'ai vu passer le choeur des Océanides qui chantaient un hymne à Némésis. Et puis, flottant au fil de l'eau noire, bercé sur un lit de lotus et d'asphodèles, j'ai vu le corps blanc d'un jeune enfant, poitrine brisée, tête sanglante. Les yeux se sont ouverts et j'ai senti le regard se fixer sur ma face. J'ai cru que j'allais mourir et j'ai crié.
- Je ne veux pas connaître ton nom, dit le prêtre. Tu fus un grand coupable. Puisse le Styx laver tes souillures !»
La neige commençait à tomber. Elle tourbillonnait sur les hauteurs, s'engouffrait dans les cavernes. De toutes les fentes de la montagne, des précipices béants du Styx sortaient des bouffées de vapeurs grises qui se fondaient en colonnes mouvantes et rampaient jusqu'aux plateaux aériens perdus dans le brouillard. L'horrible désert de roches, plus vague et plus lointain, se dérobait ; les tours démantelées du Nonacris et les aiguilles de pierre, noyées en une mer de brume, rayées de neige tombante, reculaient, toujours plus grandes, et chancelaient. La rumeur des eaux mystérieuses, plus sourde, semblait un immense chuchotement de feuilles desséchées, balayées par la bise d'hiver. Un long voile de deuil descendait sans bruit sur la vallée mortuaire.
VI
La petite troupe regagna silencieusement la chapelle des Dieux infernaux. Le vieux prêtre réconforta ses hôtes de bonnes paroles et d'un festin d'olives salées, de noix et d'amandes desséchées, arrosées d'eau limpide. Puis il les congédia.
«Embrassons-nous, vieillard vénérable, dit le roi de Sparte, et reçois ces trois pièces d'or, à l'intention de Cerbère, mon dogue bien-aimé. Tu lui achèteras des gâteaux de miel, aux fêtes prochaines d'Hermès, conducteur des âmes, et de Perséphone, cueilleuse de pavots».
Les pèlerins reprirent leurs houlettes, relevèrent leurs manteaux jusqu'aux oreilles et s'acheminèrent parmi les ruisseanx, les cailloux et les arbres morts, tout le long du Grathis. Ils gravirent une pente abrupte, hérissée de sapins, dont les branches portaient une floraison de jeune neige. A l'heure où le soleil se couchait, ils découvrirent le lac Phénéos au fond de sa coupe ovale, immobile, assombri par les sept montagnes qui le côtoient à l'Occident, sept pyramides noires, sépulcrales. Ils campèrent pour la nuit entre les murailles d'une masure abandonnée, en compagnie d'une chouette toute blanche de vieillesse dont le remue-ménage troubla leur sommeil. Le lendemain, après avoir contourné une partie du lac, ils descendaient presque à pic à la vallée de Stymphale, triste marécage sur les fanges duquel sautillaient les noires Stymphalides, pareilles à des corbeaux folâtres. Ménélas désirait contempler en ce lieu le gouffre où s'abîment les eaux bourbeuses sorties, à la façon du Styx, des rochers qui forment le cratère du Phénéos.
«Non ! non ! dit Ulysse, je les ai vus de trop près, les fleuves, et les gouffres du Tartare, peuplés de visions farouches et de souvenirs sanglants. Marchons toujours, mon frère, les pieds dans la boue et le coeur vaillant. Il me tarde de saluer Cassandre et de me jeter bien vite sur la vaste mer, la mer, ma grande amie, qui me rendra l'oubli et me versera l'espérance».
Deux journées encore, ils allèrent par un pays désolé, tout transis par les vents glacés de Phocide. Le désert de Némée, le marais de Lerne où croassaient les grenouilles, inspirèrent au fils de Laërte des paroles de sagesse sur la folie de l'héroïsme et la perfidie des femmes.
«Voyez, mes amis, l'insondable néant des travaux accomplis par Héraklès. Il a tué le Centaure Nessos, tué le lion de Némée, coupé les têtes de l'hydre de Lerne, et le monde pullule encore de monstres. J'en ai, pour ma part, connu de fort remarquables, au cours de mes voyages. Il a percé les Stymphalides de ses flèches, et nous venons de rencontrer les bandes de ces funèbres oiseaux. Il a brisé, sur le Caucase, les chaînes de Prométhée, et la violence, l'iniquité régnent toujours parmi les mortels. Les femmes ont perdu ce demi-dieu. A la vérité, il a massacré l'une de ses trop nombreuses épouses, et je suis loin de lui en faire un crime. Mais il s'est dégradé aux pieds d'Omphale, une fileuse encore, celle-là ! La dernière de toutes, Déjanire, lui tissa la tunique fatale dont il devait mourir. Si j'étais à ta place, Ménélas, je renoncerais à la blonde Hélène, j'irais, dans les jardins du Taygète, boire l'hydromel et couronner de violettes les vierges de Lacédémone.
- Eros est mon maître, répondit en soupirant Ménélas, Eros, le tyran des Dieux qui siègent sur l'Olympe aux mille sommets.
- Eros était aussi le maître des cinquante fils d'Egyptos qui voulurent épouser contre leur gré les cinquante filles de Danaos. Mais, la première nuit de leurs noces, quarante-neuf de ces dames ont tranché la tête à leurs maris et les ont jetées, tout près d'ici, sanglantes, affreuses, aux grenouilles de Lerne. Et cette histoire pathétique est bien connue d'Hélène, fille de Léda».
Vers le soir de ce jour, nos aventuriers firent halte, afin de se consulter, au sommet d'une colline pierreuse d'où l'on apercevait, sur la gauche, la sombre acropole de Mycènes, le palais et les tombeaux des Atrides ; plus bas, la capitale d'Agamemnon, et, dans le lointain, l'acropole verdoyante d'Argos. Ménélas, très ému, souhaitait de ne pénétrer qu'à la lumière du soleil dans la maison scélérate de Clytemnestre. Eumée, qui redoutait d'effrayantes apparitions, proposait de chercher, pour cette nuit, un asile dans la cité. Ulysse, plus résolu que ses compagnons, décida qu'on allât sur-le-champ droit à Cassandre.
«Et demain, dit-il, nous tendrons joyeusement la voile, et la complainte des Néréides, aux cheveux couleur d'émeraude, marquera le rythme à nos rameurs».
Ils se remirent en route à l'heure du crépuscule. Mais alors un cri qui n'avait rien d'humain, cri de mourant ou de fou, entrecoupé de paroles furieuses ou de supplications, les arrêta brusquement. Du côté d'Argos, courant vers Mycènes, un homme bondissait d'un élan désordonné. Parfois il retournait la tête et regardait au loin, fuyant toujours, comme traqué par une bête ; puis, ramassant ses épaules, tête basse, il redoublait de vitesse. Parfois encore il observait la paume de ses mains, puis les frottait violemment l'une contre l'autre, comme pour y effacer une empreinte sanglante. Il venait ainsi, la chevelure et la barbe au vent, dans la nuit tombante.
Les voyageurs reculèrent de quelques pas. L'homme passa devant eux, les touchant presque, sans les voir. A ce moment, il pleurait.
Mais Ménélas l'avait reconnu. Et le seigneur de Lacédémone, se penchant à l'oreille d'Ulysse, murmura :
«Oreste ! »
Le fils d'Agamemnon s'enfonçait dans les ténèbres. Peu à peu son cri s'éteignit parmi les tombeaux des Rois.
Des gardes bardés de bronze, armés du bouclier d'airain et de la lourde lance à deux tranchants, veillaient autour de la citadelle. Ménélas montra son anneau royal. Les gardes s'inclinèrent avec respect.
A l'extrémité d'une terrasse, on voyait, engagée entre deux rudes murailles formées de blocs énormes, une porte massive que surmontaient deux lions de pierre dressés, front contre front, aux deux côtés d'un pilier. Les torches élevées par des esclaves qui précédaient les visiteurs éclairèrent le décor farouche. Au delà de cette porte, on gravissait une longue rampe flanquée de deux tours ; puis, au fond d'une esplanade, isolé et triste, apparaissait le palais. Les sentinelles de bronze, immobiles, en protégeaient le portail. Une vieille esclave, au visage tatoué de rouge et de bleu, souleva la draperie de pourpre tendue au seuil d'une salle basse. Ulysse et Ménélas congédièrent Eumée et se glissèrent dans l'antre des Atrides.
Ils marchaient sur d'épaisses nattes de jonc. Ils n'aperçurent d'abord, à la lueur rouge des torches, sous la voûte pleine d'ombre, que des murailles nues auxquelles étaient appliquées çà et là des armures de bronze, des casques à l'aigrette flétrie et des haches de guerre ; puis, au fond de la salle, assise sur un trône d'airain, vêtue de blanc, ses longs cheveux noirs se déroulant jusqu'à la ceinture, une femme de grande taille, d'une majesté douloureuse. Près d'elle se tenait, à demi couchée sur le tapis de jonc, une jeune fille enveloppée d'un manteau de pourpre orné de feuillages d'or, une jeune fille blonde, toute frêle, dont les grands yeux tristes se portèrent, anxieux, vers les deux inconnus.
Les lèvres de la femme vêtue de blanc avaient frémi tout à coup.
«Je vous attendais, dit Cassandre d'une voix harmonieuse et hautaine. Electre, ma fille, baise la main de ton oncle Ménélas, qui vient visiter de nuit la nécropole de sa noble famille. Prends cet escabeau, roi de Sparte. Assieds-toi. L'autre demeurera debout.
- Je suis prêt à me retirer si tu l'ordonnes, esclave d'Asie, répondit ironiquement le fils de Laërte. Moi, je n'ai rien à demander ici, ni prédiction, ni sortilège. Et je me ris de la race de Priam.
- Ris à ton bon plaisir, vainqueur d'Astyanax, mais garde-toi de la race d'Ulysse. Chez vous autres Grecs, le parricide est un jeu qui sourit aux adolescents.
- Je n'ai qu'un fils, et c'est un bien vertueux jeune homme, qui craint les Dieux et que conseille Athéna aux yeux glauques.
- Ai-je nommé Télémaque ? s'écria la prophétesse. Pénélope fut-elle ton unique amour ? Veille, roi d'Ithaque, sur tes promenades de nuit, fuis la solitude des villes mortes, redoute les ruines où sommeille l'âme d'un enfant !
- Cet enfant, le dernier rejeton de vos rois, la dernière espérance d'Ilion, flotte sur un lit de lotus, au chant des Océanides, dans le Tartare sonore, et jamais, non, jamais, vivant, je ne reprendrai le sentier du Styx».
Mais Cassandre n'écoutait plus Ulysse. Elle prêtait l'oreille au bruit d'un pas furtif qui allait et venait dans la cour du palais. Electre, de plus en plus inquiète, fixait les yeux à la tenture de pourpre.
Ménélas, que ce dialogue troublait, rapprocha timidement son escabeau du trône de Cassandre.
«Eloigne-toi, dit la fille de Priam. Cette place est sacrée. Là fut tué, d'un coup de massue, comme un boeuf à l'étable, Agamemnon, le Roi des Rois, ton frère !»
Elle poursuivit sur un ton lent, solennel :
«J'étais présente et j'ai tout vu. Egisthe rampa vers le roi, tenant l'arme sous son manteau. Clytemnestre adultère marchait sur les pas d'Egisthe. Ses cheveux épars semblaient des serpents noirs. Elle portait une lampe d'argile en sa main droite. Agamemnon tomba sans un cri. Je l'aimais. Il était, avec Priam, la plus haute figure de la race humaine. Mais les Dieux éternels l'ont vengé».
Les pas de l'invisible promeneur se rapprochaient du rideau de pourpre. Electre, frissonnante, s'appuya, les bras en croix, à la muraille de pierre.
«Et voilà Némésis», dit tout bas Cassandre, montrant du doigt le seuil de la salle. Oreste, demi-nu, secoué par la terreur, hésita quelques instants, puis se précipita, tête baissée, dans la chambre maudite.
Il allait follement en tous les sens, au hasard, se heurtant le front contre les armures de bronze, et le cri entendu par les deux rois sur les collines de Mycènes éclatait plus horrible sous la voûte des Atrides.
«Oh ! les chiennes noires qui aboient à mes talons, les Erynnies infernales qui me harcèlent et me mordent toujours, toujours ! Plus vite je cours, plus rapides elles me suivent. J'ai du sang sur les mains, un sang toujours chaud, toujours rouge, dont l'odeur fait hurler les chiennes. Oh ! ma mère Clytemnestre, si belle, si grande, si pâle ! Quelle blessure à ta gorge, par où s'écoule un flot de sang ! Quelle pitié ! quelle torture ! Le ciel n'a plus d'étoiles, la terre est froide comme une tombe. Mon palais est désert, tout est mort autour de moi, et mon coeur et ma pensée ne peuvent mourir. Hélas ! hélas !»
Electre était tombée à genoux, le visage entre ses mains. Ulysse et Ménélas s'étaient dérobés dans l'ombre. Cassandre se leva très calme et marcha vers Oreste.
Dès qu'elle put rencontrer, parmi les lignes heurtées de sa course, les yeux de l'infortuné, elle l'attira vers elle et l'entraîna du côté du trône. Elle lui parlait d'une voix très douce et chantante, en une langue mélodieuse et barbare, et Ménélas se souvint d'avoir entendu les femmes d'Asie qui berçaient ainsi leurs fils dans la plaine de Troie. Charmé par la magie des paroles, vaincu par la tendresse maternelle du regard, Oreste s'attachait en silence aux pas de Cassandre. Elle revint s'asseoir sur le trône d'airain. Il s'assit à ses pieds et posa son front baigné de sueur sur les genoux de l'esclave mystérieuse. Elle chantait toujours et sa voix prenait une mélancolie de rêve. De sa main, blanche comme la cire, elle effleurait les boucles brunes de la chevelure, et la grâce de sa caresse endormait le parricide.
Alors Electre rappela d'un signe les deux visiteurs. La fille de Priam interrogea le seul Ménélas.
«Je cherche, dit l'aventureux époux, Hélène au sourire divin.
- Et ton compagnon, le Grec qui ment toujours ?
- Il la cherche avec moi. En même temps, il fuit loin de Pénélope, sa fidèle épouse.
- La folie des hommes qui se croient de grands sages témoigne du mépris des Dieux. A quoi bon t'éclairer, puisque ma divination n'a jamais été crue ? Vainement, dans Ilion, à Mycènes, j'ai crié les secrets formidables de l'avenir. Ceux qui m'étaient les plus chers riaient de mes menaces. Tout à l'heure, j'ai déchiré pour Ulysse le voile des choses futures : il n'a pas daigné me comprendre. Après tout, Ménélas, ce voyage sera bon à ta santé. L'hiver est doux, en Egypte, aux rois qui vieillissent. Allez. Dans l'étable des Dieux aux cornes recourbées et dorées, prêtresse de la Mort, ton Hélène est reine. Allez pieusement baiser la poussière consacrée par la trace de ses sandales. Mais sortez sans retard de ce palais. On y respire un souffle de crime. Electre et moi, jusqu'au matin, nous bercerons le sommeil et les songes du dernier né des Atrides».
VII
Au point du jour, Ménélas vint au tombeau d'Agamemnon égorger un agneau noir et verser la libation du vin funéraire. Puis les voyageurs montèrent sur des mules, franchirent l'Inachos, côtoyèrent les remparts d'Argos, et reconnurent, parmi les lauriers, les citronniers et les figuiers, la grande muraille de Tirynthe, ouvrage des Cyclopes.
«Ici, dit Ulysse tout en chevauchant, ici régnait jadis le bon roi Amphytrion, mari de l'aimable Alcmène. Son union fut heureuse : il ignora toujours l'innocente trahison de sa femme, que Zeus honora de son amour, à l'aide d'un ingénieux artifice. Il tua son beau-père, mais par mégarde. C'était un prince excellent».
Une ombre passa sur le front de Ménélas.
«Un mari trompé, même par un dieu, ne saurait être heureux qu'à demi, répliqua-t-il avec amertume ; car il devient la fable des mortels et la risée des enfants».
A midi, nos aventuriers mirent pied à terre sous le rocher colossal qui domine le port d'Argos. Ulysse avisa bientôt un vaisseau léger et svelte, dont les rameurs lui parurent alertes et bons compagnons. Au déclin du jour, les navigateurs fendaient la mer écumeuse, entourés d'un cortège de dauphins bleuâtres. Une nuée d'hirondelles les précédait.
«Elles filent vers l'Egypte et gazouilleront notre arrivée prochaine sur le toit qui recouvre la beauté d'Hélène», dit Ulysse, sincèrement chagrin de sa fâcheuse allusion au roi de Tirynthe.
Ménélas essaya de sourire. Mais il n'en eut pas la force. Amphitrite bondissait alors plus allègrement que les dauphins au dos azuré, et le beau-frère de Clytemnestre, tout blême, la chevelure éplorée, se faisait descendre par Eumée dans les entrailles du navire.
«Ah ! dit Ulysse, je demeure pour cette nuit le seul arbitre du voyage. L'Atride ne se doutera point du changement de route. Nous avons bien le temps d'aborder à la terre d'Egypte. Calypso ! chère Calypso ! Je tourne la proue vers ton île bienheureuse. Demain j'accuserai les étoiles de nous avoir égarés. Pilote, va dormir !»
Il s'empara du gouvernail. Toute la nuit, au rythme des rameurs, il rêva d'enivrantes voluptés. Il voyait, dans les nappes laiteuses épandues par la lune sur la mer, se balancer les seins nus des Naïades ; il entendait, dans la rumeur grave des vagues, l'appel amoureux des Sirènes.
Ménélas reparut assez tard le lendemain sur le pont du navire. Il s'attendait à contempler le vide immense des ondes ; il fit un geste de stupeur en apercevant comme un choeur d'îles et d'îlots épars à tous les points de l'horizon. Ce n'étaient, autour du navire, prochaines ou lointaines, que montagnes rocheuses, taillées en pyramides, en coupoles, en arêtes fantastiques. Les plus voisines, sauvages, ne laissaient voir aucun vestige humain ; les plus reculées se fondaient dans le bleu du ciel.
Le roi du Taygète arrêta sur Ulysse un regard inquiet.
«Il faut, dit ce dernier, que la machine céleste soit dérangée par accident et que la grande Ourse ait, cette nuit, perdu la tête. Peut-être Poséidon nous a-t-il poussés, à notre insu, du côté où s'éveille chaque matin l'Aurore aux doigts de roses. Mais l'erreur de route est de petite importance. Je crois bien reconnaître là-bas une île dont le séjour me fut naguère hospitalier. La reine de cette île, Calypso, fille de Thétis et de l'Océan, eut pour moi, pendant sept années, les plus grandes bontés. Allons, pour quelques jours, oublier près d'elle nos récentes misères, la Pythie, le Styx, Oreste et Cassandre. Je ne serais point d'ailleurs étonné que la charmante fille ait reçu des nouvelles d'Hélène».
Ils jetèrent l'ancre dans une anse étroite dont les alentours parurent un peu changés aux yeux d'Ulysse.
«Autrefois, dit-il, cette partie de l'île était toujours verdoyante et fleurie. On dirait que le feu a ravagé la région.
- L'hiver est précoce cette année, observa judicieusement Ménélas. A Sparte, les platanes perdaient déjà leurs feuilles».
Ulysse éclata de rire.
«Ignores-tu, mon ami, qu'au séjour des Nymphes, dont la jeunesse ne passe jamais, règne un éternel printemps ? Marchons plus vite. Tout à l'heure nous atteindrons le bois sacré où ma bien-aimée et moi nous aimions à couvrir de fleurs l'autel d'Eros, notre dieu».
Ils entrèrent dans la forêt d'amour. Elle était dévastée, morne, d'une tristesse ineffable. Des arbres séculaires, desséchés, rongés par les lichens et les mousses, se penchaient, comme accablés de lassitude, les uns sur les autres. Les herbes des ruines, à l'odeur acre, les orties, les buissons d'épines occupaient les avenues. Au milieu d'un carrefour, près d'un bassin de marbre comblé d'une boue verdâtre, l'autel d'Eros gisait, sous un manteau de ronces et de lierres. Et, dans cette désolation, pas un oiseau ne chantait.
Ulysse ne riait plus.
«Elle est peut-être morte», insinua timidement Ménélas.
Un bruit confus de voix humaines attira l'attention des deux rois vers une clairière voisine de l'autel profané. Une vieille femme était près d'Eumée qui l'aidait à soulever un petit fagot. Le fagot était bien léger, mais la vieille était si faible !
Les rois s'approchèrent. A la vue d'Ulysse, la femme ouvrit les bras et jeta un cri grêle, pareil à celui d'un oiseau mourant. Le bonhomme Eumée lâcha le fagot et soutint la pauvre vieille qui tombait à la renverse sur un tas de feuilles sèches. Elle tremblait, telle qu'une fleur fanée au bout d'une branche. Elle était si chétive, si cassée, si croulante, avec un visage tout en rides profondes et des mèches de cheveux blancs autour de son front d'ivoire jauni ! Mais les yeux, les grands yeux bleus, divinement beaux, jeunes et tendres ! Ulysse les avait baisés jadis mille fois sous les ombrages murmurants du bois sacré, près de l'autel chargé de lys, de verveines et de roses.
«Tu reviens trop tard, gémissait Calypso. Une fois le soleil couché, au premier soir de ta fuite, j'étais perdue. Hélas ! Ulysse, pourquoi ne t'avais-je point dévoilé le secret des Nymphes ? Notre jeunesse immortelle est un don des Dieux tant que nous demeurons vierges et pures ; mais l'amour, notre premier, notre unique amour, par la grâce de ces Dieux indulgents, laisse encore fleurir notre beauté tant qu'il demeure fidèle. Je fus ton amante et tu trahis notre amour. En quelques heures, j'ai vieilli de toutes les années vécues ; tous les printemps de ma jeunesse ont compté comme autant d'hivers sur ma tête flétrie. Aujourd'hui, j'ai cent ans. Ce soir, je mourrai. Mais je t'ai revu et je suis heureuse !»
Ulysse vint à Calypso, lui prit le front entre ses mains tremblantes, et, sans une seule parole, avec des larmes dans les yeux, mit un suprême baiser sur la chevelure blanche.
Puis, en grand silence, les trois voyageurs s'éloignèrent. Au premier coude du sentier, Ulysse se retourna. Courbée sur son bâton, toute cassée, toute chétive, Calypso le suivait d'un long regard d'amour, et les yeux bleus de la Nymphe, les yeux divinement jeunes et tendres éclairaient la tristesse de la forêt sacrée.
VIII
Le navire tourna sa proue vers l'Egypte. Tant que le séjour de Calypso fut visible entre l'Océan et le ciel, Ulysse attacha ses yeux sur les rochers de l'île. Et, quand le crépuscule eut voilé de son ombre le choeur lointain des Cyclades, il poussa un grand soupir et murmura :
«Puisse ce jour, le plus triste de ma vie, contenter la colère des Dieux !»
La traversée fut heureuse. Chaque nuit, les astres scintillaient plus magnifiquement au ciel ; chaque matin, la mer souriait avec plus de grâce encore que la veille. Peu à peu se dissipait la mélancolie d'Ulysse. Ménélas semblait presque joyeux.
Enfin les voyageurs virent au loin une brume plus azurée qui montait d'une côte basse, indécise : là-bas, des touffes de blanche écume frissonnaient en courant sur des bancs d'écueils invisibles. Des taches verdoyantes, des bouquets d'arbres grêles sortaient vaguement des ondes. C'était l'Egypte.
Bientôt ils entrèrent dans les eaux glauques d'un fleuve indolent dont les rives plates nourrissaient une forêt de roseaux. Une heure avant la nuit, ils s'arrêtaient en vue d'un village de pêcheurs. Des huttes de boue et de paille éparses dans le marécage sortit une foule d'hommes vêtus d'une tunique de lin, le front ceint d'une bandelette blanche ; ils avaient les épaules hautes et larges, la taille allongée, resserrée à la ceinture, le teint olivâtre, les lèvres lourdes et proéminentes, de grands yeux très doux. Ils s'assemblèrent sans bruit le long du rivage, muets, regardant les étrangers.
«Comment les interroger ? dit Ulysse. Personne, parmi nous, ne parle leur langage».
Tout à coup, il fit un geste de joyeuse surprise et s'écria :
«Par Hermès ! j'aperçois un Grec».
Un jeune garçon, au visage clair et délicat, tirait adroitement de la corbeille de jonc que portait sur sa tête une vieille femme des fruits couleur d'or et les enfouissait en sa vaste ceinture.
Le fils de Laërte, faisant un porte-voix de ses mains, cria :
«Mon frère !»
Le jeune homme sourit et salua. Eumée lui lança une corde et ramena à bord le voleur d'oranges. L'histoire de Psycharion fut vite contée. Des pirates phéniciens l'avaient cueilli, à l'âge de douze ans, sur les roches de Délos. Un naufrage l'avait donné à l'Egypte. Il attendait, sans impatience, qu'Osiris le renvoyât vers Apollon. Il connaissait le Nil jusqu'à Memphis, la métropole des Dieux et des Rois. Aux deux seigneurs qui lui cachèrent prudemment leurs noms, l'enfant de l'Archipel promit de servir fidèlement de guide et d'interprète. Il ignorait qu'une reine, grecque, blonde et belle, fût, à cette heure, au pays des Pharaons. Mais, à Memphis, dit-il, où sont des prêtres savants et quelques filles charmantes venues de Grèce et d'Asie pour adorer Sérapis, peut-être les nobles étrangers apprendront-ils quelque chose au sujet de cette princesse.
Et la montée du Nil recommença, lente, très berçante et mélancolique. Le quatrième jour, dans la blancheur de l'aube, ils aperçurent, vers l'occident du fleuve, au loin, des formes rigides, immobiles, qui semblaient grandir avec les clartés du ciel et planaient sur la vallée. Tout à coup, au lever du soleil, trois tentes colossales s'érigèrent, baignées de lumière rose.
«Les tombeaux des rois, dit Psycharion, des rois morts depuis des milliers d'années. Ils y dorment, indestructibles, éternels, en des chambres de pierre noire, couchés au pied de leur statue de marbre noir. Cela fait peur à visiter».
Ulysse haussa les épaules.
«La dépouille d'un roi, dit-il, n'est point plus précieuse que celle d'un bouvier. Quelques branches d'olivier et de cyprès enflammées, au coin d'un champ, par la main de ses fils, sont pour lui un excellent lit funèbre. La vaine image du mort, purifiée par le feu, parfumée de thym et de laurier, descend alors, légère, au royaume de Hadès».
En face des Pyramides, sur le bord du Nil, un bouquet de palmiers parut aux voyageurs très propice au repos. Ils firent jeter l'ancre et pénétrèrent, à l'heure de midi, dans la fraîcheur de l'oasis.
Des fleurs de pourpre à demi fanées, reliées en guirlande, des touffes de bleu lotus étaient éparses çà et là parmi les herbes maigres ; autour d'un trône d'albâtre, des écorces de fruits, de cédrats et de grenades.
«Ici, dit le jeune Grec, une femme aussi belle qu'orgueilleuse, la maîtresse du grand-prêtre de Sérapis, vient parfois se divertir en compagnie des plus gracieuses courtisanes de Memphis. Des eunuques noirs, le glaive nu, veillent alors autour du bois. J'ai souvent entendu, tout en voguant sur le Nil, les chansons tantôt joyeuses, tantôt tristes de ces jeunes filles. Vers le soir, elles remontent sur leur navire et rentrent dans la ville auguste à la lueur des étoiles.
- Le nom de cette femme ? interroga Ménélas d'une voix étouffée par l'émotion.
- Toute l'Egypte l'ignore, et seul, sans doute, le grand-prêtre le connaît. Personne n'a jamais entrevu les traits de son visage que recouvre toujours un voile brodé d'or. Les hommes de ce pays l'appellent «la Dame d'Asie».
Les deux rois s'étendirent mollement sur le sable tiède où rôdaient de lourds scarabées, vivantes émeraudes. Ménélas, rêveur, respirait la senteur évanouie des fleurs de pourpre. Une troupe de blancs ibis tournoyait, avec un ramage aigu, dans le bleu du ciel.
Un froissement d'ailes, des becs qui s'aiguisaient sur les plus hautes branches des palmiers, tirèrent Ulysse d'un délicieux demi-sommeil. De gros oiseaux aux yeux fixes et moqueurs, d'un jaune d'or, au plumage vert, rouge et bleu, aux longues queues multicolores, voletaient pesamment d'arbre en arbre, et semblaient considérer, avec une ironique curiosité, les aventuriers. Tout à coup ils partirent comme d'un éclat de rire insolent, presque humain. Et l'un d'eux cria, sur la tête même du mari d'Hélène :
«Ménélas ! Ménélas ! Ah ! Ah ! pauvre Ménélas !»
Toute la bande, saisie d'une joie méchante, battant des ailes, répéta :
«Ménélas ! pauvre Ménélas ! Ah ! Ah !»
Le roi de Sparte pâlit.
«Des Dieux, dit Ulysse, ou peut-être d'infortunés mortels, nos anciens compagnons de guerre, enchaînés par une autre Circé en des corps d'oiseaux.
- Non, répondit Psycharion, mais simplement des perroquets, bêtes ingénieuses, qui répètent fidèlement les paroles qu'elles ont entendu prononcer par la bouche des hommes».
Mais une injure plus sanglante, accueillie par un éclat de rire plus malveillant, retentit dans le feuillage du palmier le plus touffu. L'Atride, humilié, courba son front royal.
«Allons-nous-en, dit-il, car il se fait tard.
- J'aimerais, dit Ulysse, à contempler de plus près ces tombeaux, monuments d'une folie barbare. La promenade sera brève. D'ailleurs, étrangers que nous sommes, nous ne pouvons franchir les murs de Memphis qu'après le lever du jour».
Chemin faisant, Ulysse aperçut une douzaine d'oeufs énormes que réchauffait le soleil. Nonchalamment, de la pointe ferrée de son bâton, il en brisa plusieurs.
«Que Zeus nous protège ! dit Psycharion. Ces oeufs sont sacrés. Les crocodiles, animaux divins que le Nil nourrit, les confient au sable du désert, où le soleil les couve. Ceux-ci appartiennent à Isis, la grande déesse de l'Egypte. Hâtons-nous de fuir. Malheur à nous, si votre crime eut un témoin !»
Le sable fauve, bouleversé par une récente tempête, creusé en vallons tortueux, soulevé en collines, retardait la marche des voyageurs. Déjà la Pyramide blêmissait dans les vapeurs grises du crépuscule. Et de la plaine aride, à l'angle méridional du prodigieux sépulcre, surgissait la tête sombre, la croupe et les bras du grand Sphinx.
A ce moment, du côté du fleuve, on entendit la rumeur d'une multitude d'êtres invisibles qui rampaient et sautillaient avec un cliquetis d'écaillés, des claquements de mâchoires, des battements précipités de queues, des grincements de colère bestiale.
Psycharion, épouvanté, s'arrêta et cria :
«Nous sommes perdus ! Voilà les crocodiles !»
Alors ils coururent follement au Sphinx. Psycharion se hissa sur le dos de la bête mystique. Eumée souleva vers les mains tendues du jeune homme Ulysse et Ménélas ; à leur tour, les deux rois tirèrent à eux le vieil homme d'Ithaque.
Voilà, dit Ulysse d'un ton bourru, ce qu'on gagne à courir sottement le monde à la recherche d'une épouse infidèle».
La nuit vint brusquement. La lune se leva sur le Nil. L'ennemi se rapprochait avec une effrayante rapidité. Bientôt le noir torrent déboucha d'une ravine profonde. Puis il s'ouvrit en deux branches, et se rua vers le Sphinx. Ils étaient des milliers. En un clin d'oeil, ils avaient cerné le monstre de granit et tentaient l'assaut. Ils grimpaient les uns sur les autres et l'horrible marée se gonflait, montait, haletante, râlante, toute scintillante. Mais leurs griffes ne pouvaient mordre sur le socle. Ils glissaient, retombaient et roulaient par grappes confuses, reprenaient leur élan en masses plus serrées, s'écroulaient de nouveau en un désordre affreux. Quand ils comprirent enfin la vanité de leur rage, ils s'abattirent le ventre sur le sable, la gueule béante, tout autour des assiégés.
Les quatre fils de l'Hellade, à cheval sur le Sphinx, passèrent une nuit douloureuse. Le simoun s'était mis à souffler et leur jetait à la face une pluie de sable. Il se traînait sur la vallée avec une sourde lamentation, et le désert bleuâtre dont les replis ondulaient, tels que des vagues, jusqu'au fond de l'horizon immense, ressemblait à la haute mer déchaînée.
Jusqu'au jour, les Grecs demeurèrent silencieux. Les crocodiles s'étaient assoupis. Quand le soleil surgit des vapeurs rousses du Nil, ils relevèrent paresseusement leurs têtes hideuses et bâillèrent d'un air de volupté. Les voyageurs virent briller les dents menaçantes, les yeux voraces. L'ennemi attendait avec impatience l'heure du festin.
Psycharion n'avait point menti. Les crocodiles étaient de dignité sacerdotale. Ils vengaient à la fois un deuil de famille et un sacrilège. La plupart portaient aux pieds des chaînes ou des bracelets d'or, aux oreilles des pendants de pierres précieuses. L'un d'eux, d'une taille effrayante, était tout constellé de rubis : aux écailles de son front luisait, tracé par des saphirs, le chiffre mystérieux d'Isis.
Le jeune garçon pleurait en songeant à Délos. Eumée disait adieu aux pourceaux d'Ithaque qu'il ne reverrait plus. Ménélas se plaignait d'être réservé à une mort infâme, lui, petit-fils d'Atrée, gendre de Zeus et frère du Roi des Rois. Ulysse invoquait mentalement le secours d'Athéna.
Alors il se rappela l'antre du Cyclope et le carnage des Prétendants, la sûreté de sa main, son adresse à l'arc. Il prit son bâton pointu, le balança de sa droite, visa l'oeil du crocodile pontifical et lança l'arme. La bête poussa un hurlement d'agonie, se tordit en secousses violentes, puis demeura inerte, rigide. Elle était morte.
Ses compagnons les plus proches le flairèrent un instant et poussèrent un glapissement prolongé, strident. Et l'horrible armée s'ébranla et s'enfuit en déroute. Elle disparut bientôt derrière la grande Pyramide.
Le champ était libre. Les Grecs sautèrent lestement à bas du Sphinx et, sans regarder en arrière, coururent, d'une rapidité vertigineuse, vers le Nil.
Ils atteignaient, à la dernière heure du jour, le port de Memphis. Ils inscrivirent tous quatre de faux noms sur les tablettes des officiers de police en faction à la porte de la cité et s'aventurèrent dans les rues déjà ténébreuses à la recherche d'une hôtellerie. Ils choisirent un gîte de modeste apparence : «A l'Ibis d'Argent».
Ils soupèrent d'une oie rôtie et d'un gâteau de maïs enduit de miel. Puis il se disposèrent à nouer connaissance avec la ville.
Ils s'étaient engagés dans la région sordide, poudreuse, occupée par les portefaix, les bateliers, les courtisanes et les embaumeurs de momies. Le quartier leur parut en proie à une étrange agitation. On fermait précipitamment les boutiques et les bazars. Les filles au visage peint, affublées d'oripeaux écarlates, sortaient tout effarées de leurs caves ou des tavernes enfumées. Des nègres gigantesques, nus jusqu'à la ceinture, se hâtaient avec un rire imbécile. Toute une populace brutale coudoyait rudement les étrangers ; les chats sacrés, que ce mouvement troublait, glissaient entre les jambes des deux rois. Des prêtres vêtus de lin, chaussés de sandales de byblos, passaient, tête haute, à travers la foule bourdonnante.
«Il y a là-bas quelque fête populaire, dit Ulysse. Ce spectacle nous reposera des émotions de l'autre nuit».
Ils allaient, entraînés par le courant, au hasard, et voyaient défiler, comme en un rêve, toutes les misères et toutes les magnificences de la cité sainte : le long des ruelles fangeuses, des repaires de boue desséchée, couverts de chaume ; au bord des larges avenues, les palais et les temples, les portiques aux piliers énormes, plaqués de vermillon, gardés par des sphinx de pierre, habités par des dieux de basalte, dieux sinistres et risibles, figures de chiens, d'éperviers ou de serpents, gravement assis les mains sur les genoux étroitement serrés. Dans l'azur opaque du ciel ruisselait le flambloiement des étoiles. Un Anubis de porphyre rouge, illuminé par les rayons de la lune, se dressait au seuil d'un sépulcre, idole sanglante. Les chiens, accroupis tout autour de leur dieu, lançaient des aboiements plaintifs.
On entendit alors, dans le lointain, au fond de la nuit, là rumeur d'une autre multitude humaine qui s'avançait contre la première. Et, tout d'un coup, au détour d'une avenue, des torches parurent éclairant un monde bigarré qui se mouvait dans une tempête de cris, de gémissements, de blasphèmes et d'imprécations. Des cymbales et des tambourins, frappés en cadence, ajoutaient un rythme funèbre à la clameur des hommes, à la supplication des femmes, aux hurlements des chiens. Une bande de frénétiques, le torse nu, se frappaient la poitrine de leurs poings fermés ; d'autres, sortis des solitudes de Lybie ou d'Ethiopie, se déchiraient la chair à coups de couteau ; d'autres encore, se tenant par les bras et balançant leurs têtes à la façon des ours, chantaient des complaintes lugubres ; des femmes, prises de convulsions, étaient traînées par leurs compagnes ; des Africains, la face cachée par un masque noir, passaient avec une raideur de spectres ; des forgerons brandissaient leurs marteaux, les matelots du Nil leurs longues rames ; des fous riaient, pleuraient ou dansaient aux accords de l'effroyable musique.
«Leur fête n'est pas joyeuse, dit Ulysse ; elle est digne de leurs dieux. Mais voici venir, je pense, le héros de la solennité».
A peine le roi d'Ithaque avait-il parlé que les quatre Grecs reculaient, frappés d'effroi et tentaient de se dérober dans l'ombre de la foule. Allongé sur un lit de parade, que soutenaient des esclaves noirs, précédé et suivi d'une triple rangée de flambeaux, entouré de prêtres en costumes de deuil, le Crocodile sacré, enguirlandé de fleurs de lotus, était porté par son peuple à la nécropole de Memphis.
Mais le cortège s'arrêta, soudainement. Un enfant déguenillé, un ânier de campagne, mêlé à la troupe des prêtres, s'était tourné vers le fils de Laërte et le dénonçait du doigt. Et déjà la meute fanatique bondissait sur les étrangers avec des cris de mort. Il y eut un moment de tumulte inouï. Ulysse vit une massue de fer levée sur sa tête ; il se rejeta rapidement vers Eumée et l'arme fit éclater à ses côtés le crâne d'un Ethiopien. Ménélas se débattait, à demi étranglé, entre deux portefaix : une femme, tirant de sa chevelure une longue épingle d'or, menaçait de crever les yeux à Psycharion.
Alors, dans les ténèbres de la haute ville, retentit une sonnerie de trompettes d'argent, impérieuse et triste. Un grand frisson courut sur la foule dont la fureur parut suspendue et qui s'ouvrit en silence, laissant isolé le lit funéraire. Une chevauchée d'hommes cuirassés, la lance en arrêt, fila comme un tourbillon ; puis, au pas de course, les eunuques noirs, la pique à l'épaule ; puis, sur une mule richement parée d'une draperie de pourpre et d'or, une femme seule, voilée, tout en blanc, d'une blancheur de cygne, svelte et d'allure royale.
«La Dame d'Asie», murmura Psycharion.
A la vue du crocodile mort, étoile de rubis, enseveli dans les fleurs de lotus, elle détourna dédaigneusement la tête et ses yeux se fixèrent sur les Grecs que des mains implacables retenaient au bord de son chemin. Elle fit un geste de surprise ou de pitié, se pencha vers un officier de l'escorte et lui donna un ordre. Le soldat, d'un seul mot, délivra les aventuriers qui, protégés par l'arrière-garde du cortège, suivirent la femme mystérieuse.
Ils sortirent bientôt des quartiers habités par les vivants, et s'enfoncèrent dans la région des Rois morts. Après une courte halte en une chambre sépulcrale dont les murs présentaient, éclairés par des lampes de bronze, des bas-reliefs coloriés, les travaux champêtres de l'Egypte, les ateliers d'artisans, la vie familière du Nil, ils furent conduits à l'entrée d'un souterrain creusé sous le sanctuaire de Sérapis. Ils descendirent quelques degrés et aperçurent, à la lueur jaunâtre des flambeaux de cire tenus par les eunuques en robes de lin, une double rangée de hauts sarcophages de basalte, demeure éternelle des boeufs Apis. Tout au fond, accoudée à l'un des tombeaux, la Dame d'Asie attendait les deux rois.
Comme ils se prosternaient à ses pieds, afin de lui témoigner leur gratitude, elle dépouilla son léger voile brodé d'or. Ménélas jeta un grand cri de joie et tomba le front dans la poussière.
«Relève-toi, dit Hélène avec un sourire attristé. Pourquoi es-tu venu jusqu'à moi ?»
Sa voix, d'une infinie douceur, résonnait comme l'écho lointain d'un chant de jeune fille, sous la voûte de Sérapis. Sa beauté, malgré les ans, révélait toujours la noblesse d'une naissance divine. Une fleur d'immortelle jeunesse brillait toujours à son front pur, dans ses yeux, dont la caresse voluptueuse était encore aussi troublante qu'au printemps de sa vie. Sa chevelure blonde se déroulait en nattes soyeuses, avec une grâce d'adolescence. Mais, à l'orgueilleuse majesté de l'attitude, on voyait bien que cette femme, dont l'amour avait coûté des flots de sang, nourrissait en son âme un souverain mépris de la race humaine.
Elle interrogea de nouveau de sa voix chantante :
«Pourquoi es-tu venu jusqu'à moi ?» Alors il ouvrit son coeur. Il parla, il supplia, il pleura. Il dit l'amertume de ses longues souffrances, les fureurs de sa jalousie et sa tendresse désespérée pour la fugitive. Si longtemps après la trahison de l'épouse, il l'aimait comme au premier jour. Aucune torture, aucun deuil ne lui avaient été épargnés. Sa haine contre Paris était allée jusqu'à la démence. Sous les murs de Troie il avait enduré le supplice de dix années d'attente, l'ironie et les outrages de ses compagnons d'armes, la malédiction de toute la Grèce dont les enfants mouraient en Asie pour venger son injure. Cette guerre, fatale et stérile, avait été la ruine de sa race, la plus superbe qui fût naguère sous le ciel.
D'inexpiables crimes marquaient désormais la maison d'Atrée d'une tache d'infamie et les hommes se détournaient avec une terreur sacrée du palais sinistre de Mycènes. De sa famille, l'orgueil du monde, il ne restait plus qu'un adolescent parricide et une vierge solitaire, assise au foyer désolé d'Agamemnon. Pour une si grande douleur, pour de telles funérailles, il implorait sa miséricorde. Tout à l'heure, elle l'avait sauvé des colères d'un peuple. Ce bienfait était peu de chose au prix de celui qu'il espérait encore. Ne lui ferait-elle point cette grâce de le suivre sur son vaisseau et de reprendre par les mains d'un amant si fidèle la couronne royale de Lacédémone ?
«Hélas ! murmura la Dame d'Asie, tant de larmes pour le sourire d'une femme !»
Ménélas sanglotait, le front posé sur l'épaule d'Ulysse. Hélène, après un silence, reprit :
«Pour ton honneur et la mémoire de mon nom, je reste ici. Non, une reine telle que moi, fille de Zeus, ne peut consentir à rentrer en son palais, épouse adultère, dont un mari bienveillant, au déclin de ses jours, a pardonné la faute. L'Olympe me renierait. Et tu serais, Ménélas, le jouet de la Grèce. Les femmes de Sparte, d'une si hautaine vertu, se voileraient le visage en m'apercevant, et les mères me montreraient à leurs filles comme la plus vile des courtisanes. Soeur de Clytemnestre, je n'aurais point, comme elle, pour rehausser ma gloire, le prestige d'un crime grandiose. Ici, en Egypte, le peuple, les princes, les guerriers, ies esclaves, les prêtres s'inclinent et tremblent sur mon passage. De ma jeunesse, de mon histoire, ils ne savent rien et connaissent seulement le miracle de mon origine. Pour eux, je suis toujours la fille des Immortels, inviolable et redoutable ; le mystère de mon berceau les enchante et les effraye, car parmi leurs dieux monstrueux, idoles de mort, des dieux qui beuglent ou qui glapissent, qui aboient ou qui miaulent, je représente un monde de lumière et de vie, la joie que verse l'ambroisie sainte, les Dieux de l'éternelle beauté. Le grand-prêtre de Sérapis, presque vieux de cent années, se croit mon amant. Ne sois point jaloux de celui-là, Ménélas ! Par lui, je règne sur Memphis, et par Memphis sur l'Egypte entière. Si je le souhaitais, le vieil enfant jetterait au Nil les momies trois fois divines qui dorment en ces tombeaux. Et je reviendrais au Taygète pour être lapidée par les enfants de Lacédémone ! Si tu m'aimes toujours, renonce à moi. Oublie-moi. Mes officiers vous conduiront, à travers cette vallée funèbre, jusqu'au navire qui, par mon ordre, a repris le fleuve et vous attend en lieu sûr. Adieu ! à jamais adieu !»
Ils virent alors le blanc fantôme s'enfoncer et s'évanouir dans les ténèbres du sanctuaire. Le parfum de la blonde chevelure flottait encore autour des noirs sépulcres. Ménélas n'avait plus la force de proférer une parole. Le compatissant Ulysse aida la marche chancelante de son ami jusqu'au seuil du souterrain où se tenaient Eumée et Psycharion. Une heure plus tard, les voyageurs glissaient doucement sur le Nil argenté par la lune. Derrière eux, les lumières de Memphis s'abîmaient lentement dans le désert.
Ménélas devait demeurer, jusqu'à son dernier soupir, amoureux inconsolable. Il voulut revenir sans retard à son royaume pour y pleurer sa femme parmi ses vieux esclaves, sous les lauriers-roses de l'Eurotas. Il débarqua dans le golfe der Laconie, au port de Gythion. Ulysse accompagna le triste époux jusqu'à l'entrée de la plaine de Sparte. Ils se quittèrent avec des larmes en face du Taygète aux déchirures couleur de sang.
«Je reviendrai vers toi, dit Ulysse, quand j'aurai parcouru les deux dernières étapes de ma vie errante. Il faut que je revoie Circé, l'enchanteresse, et que je visite les ruines de Troie. Dans la maison dévastée de Priam j'offrirai des sacrifices à l'ombre plaintive d'Astyanax. Puis je rentrerai dans mon île, où j'espère que Pénélope aura terminé sa tapisserie et se montrera d'humeur plus conciliante. Mais désormais je partagerai l'année entre Ithaque et Lacédémone. Il me sera doux de vieillir près de toi, mon frère. Je te donnerai la saison d'hiver, si rude là-bas sur mon rocher, et que réjouit le soleil à l'abri de ta montagne. Garde avec toi Psycharion, comme un souvenir vivant des heures pénibles que l'Egypte nous réservait. Et prépare-moi dans ton palais une chambre bien tiède, orientée au Midi, ouverte vers l'Océan, afin que le vent de la mer vienne chanter, la nuit, autour de ma couche et me bercer dans mes songes».
IX
Ulysse employa quelques jours, dans le port de Gythion, à visiter attentivement toutes les parties de son navire. Ne devait-il pas, en hiver, la saison où crèvent les outres d'Eole, reprendre vers la mer Cimmérienne la route périlleuse des Argonautes ? Il se proposait, en effet, d'aborder à l'île de la magicienne avant de mettre le pied dans la solitude d'Ilion. Il doublerait les rivages troyens et, par le détroit où périt la malheureuse Hellé, à cheval sur le bélier à la toison d'or, au delà du Bosphore de Thrace, il pénétrerait dans les brouillards qui, des plateaux du Caucase et des plaines glacées de la Scythie, descendent à l'Océan perfide, séjour de Circé. La veille de son départ, il vit venir à travers la campagne une longue file de mulets conduits par une troupe d'esclaves, qui apportaient au roi d'Ithaque les présents du bon Ménélas, des bourses pleines d'or, des fourrures de chèvres et d'agneaux, de la blanche farine de froment, le miel parfumé du Taygète, les grasses olives d'Athènes, les figues savoureuses du mont Ithome, les raisins desséchés de Zacynthe, les vins de Crète couleur de topaze, les grenades de Messénie pareilles à des écrins de rubis. Le lendemain, au lever du soleil, il versa dans la mer une ample libation, afin de se rendre Poséidon favorable, puis il tendit les voiles et leva l'ancre. Mais Poséidon est un dieu dont les rancunes sont tenaces. Il déchaîna contre le voyageur tous les caprices des vents. Chaque jour, Ulysse, las de louvoyer sans cesse, s'arrêtait vers le soir, à l'abri de quelque île rocheuse ou d'un promontoire de l'abrupte Achaïe. Il mit plus d'un mois à parvenir au golfe azuré qui baigne les rives de l'Attique. Séduit par la beauté des montagnes aux tons de violettes ou de fleurs de pêcher, il donna l'ordre à ses rameurs de redoubler d'efforts. Au milieu de la vallée, un rocher s'élevait, tel que le piédestal d'un temple, inondé de lumière d'or, enveloppé par une forêt d'oliviers. Là résidait le sanctuaire d'Athéna, sa patronne aux heures de détresse. Il se prosternerait devant l'antique idole de bois, à tête de chouette, objet d'un culte dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il attacherait à son mât une branche cueillie aux oliviers de la déesse. Et la vierge héroïque endormirait, pour lui complaire, la jalousie des Immortels.
Cette fois encore, Poséidon déploya toute sa malice. Borée, le vent des hautes montagnes, dont la chevelure et la barbe sont toutes blanches de neige, accourut méchamment par le corridor qui sépare le mont Parnès du Péntélique et bouleversa les eaux du golfe. Ulysse, rejeté vers les falaises d'Egine, et redoutant un naufrage, reprit le large et se réfugia, non sans peine, sous les roches à pic du Sounion.
Enfin l'époux d'Amphitrite parut d'humeur plus indulgente. Les navigateurs n'eurent plus affaire qu'aux fantaisies quotidiennes des enfants d'Eole. Ils errèrent de la pointe d'Eubée aux rivages de Chios florissante en vignes, aux rochers de Scyros, où, jadis, Achille avait coulé d'agréables heures, mêlé, sous une robe de femme, aux filles candides de Lycomède.
Un matin, Ulysse reconnut l'aride Ténédos ; puis, sur la grève d'Asie, le tertre verdoyant où reposait, revêtu de son armure, le fils de Pélée.
«Au retour, dit-il, quand j'aurai consolé par la fumée des victimes l'âme enfantine d'Astyanax, j'irai saluer ta tombe, invincible Achille. J'égorgerai près du rivage un jeune taureau noir qui n'aura point encore subi le joug de la charrue. Je jetterai à pleines mains des anémones et des lys, et les fleurs vermeilles du laurier sur le manteau d'herbe qui sert de linceul au plus vaillant, au plus beau des Grecs. Et ce sera mon adieu à l'Asie, à tous mes souvenirs de jeunesse, à l'orgueil comme aux tristesses d'une guerre où nous fûmes tous deux de fidèles frères d'armes».
Alors il s'engagea dans l'étroit canal de l'Hellespont, puis vogua sur une mer de marbre que protègent contre les vents du nord les montagnes neigeuses de la Thrace. Mais le Bosphore, impétueux et violent comme un grand fleuve gonflé par les pluies d'hiver, le retint longtemps à l'ancre dans une baie paisible, allongée et recourbée à la manière d'une corne, dont les rives, boisées d'arbres toujours verts, d'yeuses et de cyprès, étaient peuplées de cerfs à la riche ramure, de renards au moelleux pelage, de hérons à la grave démarche, où parfois, la nuit, éclatait, dans les profondeurs. des futaies, le rugissement du lion. Enfin souffla le vent du midi, et les nouveaux Argonautes purent franchir le détroit fameux par la fuite d'Io transformée en génisse, torturée par l'aiguillon d'une mouche divine.
La mer ténébreuse où ils entrèrent ensuite leur réservait plus d'une surprise et bien des angoisses. Tantôt la nuit, tantôt le jour, quelque merveille imprévue troublait ou charmait leurs coeurs, déconcertait l'expérience nautique d'Ulysse. Jamais les hasards de l'onde poissonneuse ne lui parurent plus étranges. Souvent le navire se fixait, emprisonné, saisi comme par des tenailles entre deux courants opposés et les rames battaient vainement, durant des heures, la surface des eaux ; il fallait attendre qu'un coup de vent dans les voiles dégageât les aventuriers. D'autres fois, le vaisseau, emporté par un tourbillon, tournait sur place, tournait sans relâche, la quille en l'air, la proue enfoncée dans le gouffre, toujours plus avant. Le sombre entonnoir roulait, avec une vitesse effrayante, des épaves sinistres, des gouvernails et des mâts, des corps d'hommes, la face livide, les yeux clos, la bouche entr'ouverte, d'où semblait encore jaillir le cri rauque de l'agonie. Et derrière les parois transparentes de l'abîme passaient tranquillement des monstres d'une prodigieuse difformité, tout ensemble serpents, dragons et taureaux, hérissés de pointes et de cornes, armés de griffes, cuirassés d'écailles, déployant leurs ailes de gigantesques chauves-souris, leurs pinces de scorpions, balançant leurs queues sinueuses de reptiles, bêtes formidables, aux lueurs d'azur, de cuivre ou d'acier, dont les gros yeux immobiles suivaient, avec un étonnement stupide, la ronde vertigineuse du navire.
Le ciel, à son tour, se montrait hostile. Des nuées, à la figure fantastique, sorties des neiges cimmériennes et poussées par Borée, se hâtaient d'envahir, vers le soir, les champs où fleurissent les étoiles amies des hommes de mer. Elles erraient confusément d'une façon si extravagante parmi les constellations, noyant les Pléiades, mutilant Orion, embourbant le Bouvier, étouffant la Grande Ourse, qu'Ulysse ne comprenait plus rien aux aberrations de ses astres familiers. Il fallait alors replier les voiles, relever les rames, épier, pour retrouver la bonne route, les premières rougeurs de l'aurore. Une nuit, le ciel se teignit comme du reflet d'un immense incendie et l'on crut que les vagues roulaient du sang. Le lendemain, sur le fond empourpré de la voûte céleste, on vit monter jusqu'au zénith une chevelure de feu, dont la traînée se prolongeait vers l'Orient et faisait flamber les étoiles. Puis elle pâlit et s'éteignit à l'approche du jour.
Mais les plus redoutables étonnements venaient des brumes répandues sur la mer et qui rejoignaient les nuages du ciel. Amoncelées ou déchirées par la bise, elles surgissaient soudain en formes menaçantes de récifs ou de caps, de falaises ou de tours, de citadelles ou d'acropoles érigées sur un socle d'écueils, où se brisaient sans bruit, sans trêve, des vagues de vapeurs. Le pilote, craignant un choc mortel au navire, hésitait alors, arrêtait la marche, attendait que l'inquiétante apparition se fût évanouie. Parfois Ulysse, debout au gouvernail, n'apercevait plus ni mât, ni voiles, ni rameurs. On se cherchait à tâtons sur le pont du vaisseau, les voix s'appelaient et se répondaient, assourdies et comme engouffrées ou perdues très loin, voix grêles et chevrotantes, que ne reconnaissait plus l'oreille même d'un ami. Et, tandis que les aventuriers, emmurés dans le brouillard, transis par les frimas, imaginaient que Phoibos Apollon avait été précipité du ciel jusqu'aux entrailles de l'Erèbe et que le soleil mourait, tel qu'une lampe d'argile, au bord de l'horizon, souvent, de toutes parts, du fond de l'insondable mystère, s'éveillaient et couraient sur la mer, se rapprochant ou s'écartant avec la houle, mille rumeurs bizarres, indistinctes, terrifiantes, des grondements de cataracte, des roulements de chars d'airain, puis des heurts de boucliers et d'armures, des cris de bataille, des clameurs de naufragés, des adieux de mourants. Parfois un éclair violet fendait la brume, illuminait les ténèbres et montrait un cortège de navires aux silhouettes inconnues, poussés par des rames muettes qui ne touchaient point les ondes, ou bien une chevauchée de Titans, ou bien encore, planant de très haut et prêts à fondre sur les voyageurs, une nuée d'oiseaux monstrueux, le cou tendu, qui croassaient affreusement.
Une fois entre autres, Ulysse crut entendre un clapotis qui venait doucement, sournoisement vers lui. Il se pencha sur la mer et découvrit un radeau flottant au gré des eaux et des vents, sans rameurs et sans voiles. Quelques planches mal jointes portaient une foule d'ombres humaines debout, agenouillées ou couchées : la plupart apparaissaient transpercées d'une longue flèche à la poitrine, à la gorge, à la figure. Elles étaient nues, et le sang coulait encore lentement de leurs blessures. Et le roi les reconnut tous, les jeunes hommes d'une grâce souriante, la parure d'Ithaque, qu'il avait naguère massacrés autour de son propre foyer : Antinoos, qui tomba le premier au moment où il levait à ses lèvres une coupe d'or ; Eurymakos, qui, le premier, s'était jeté le glaive à la main, contre l'époux de Pénélope ; Mélanthos, qu'Eumée avait traîné par la chevelure et pendu aux solives d'une chambre ; Liodis, dont la tête, tranchée d'un seul coup, avait roulé dans la poussière. A l'arrière du radeau se tenaient embrassées, échevelées, les douze servantes impures, dénoncées par l'impitoyable nourrice, et que Télémaque avait étranglées à l'aide d'une corde, pareilles à des grives prises au filet.
Ulysse détourna les yeux de l'horrible vision et, frissonnant, se demanda si les spectres allaient gravir l'échelle de son navire.
«Mon Destin l'a voulu, murmura-t-il, et Némésis me persécutera jusqu'au dernier soir de ma vie. Certes, je devais punir l'outrage infligé à ma maison. Ces jeunes fous dévoraient mes boeufs, pillaient mes celliers et convoitaient ma femme. Enfin Athéna combattait à ma droite. Mais suis-je donc condamné à rencontrer, toujours sur mon chemin la face pâle et le corps sanglant de mes victimes ?»
Le triste radeau, frôlant les flancs du vaisseau, s'éloigna dans un bruissement de la mer plus léger qu'un soupir. A peine avait-il dépassé la proue d'Ulysse, il s'effaça comme un songe. Cependant les navigateurs eurent aussi leurs jours de félicité. Quand le ciel était clair, la mer clémente, quand le vent de Scythie s'endormait, ils connurent des fêtes de lumière et de couleurs, illusions rapides et très douces, qui furent l'enchantement de leur voyage. Sur la plaine liquide égayée par le soleil d'hiver s'élevaient tout à coup des îles bienheureuses, couronnées de forêts, parées de temples aux blancs portiques. Ils se hâtaient alors de ramer vers les rives de verdure ; mais le décevant mirage reculait, toujours plus séduisant, et les collines d'azur, les bois sacrés, les fraîches prairies, les colonnades de marbre, n'étaient plus enfin que des vapeurs incertaines, bientôt voilées par les premières ombres du crépuscule. Parfois encore, un chant aérien, un choeur de jeunes garçons ou de vierges attiraient au loin leurs regards. Une nef toute blanche, rayonnante, impalpable, glissait là-bas, sur l'onde étincelante. Les voyageurs suspendaient le rythme de leurs rames, écoutaient, avec un rire silencieux, les voix mystérieuses où chacun d'eux croyait reconnaître les chants de sa propre patrie, chansons des montagnes ou des îles, complaintes d'aïeule, de pêcheurs ou de pâtres, émotions d'enfance, images d'amour, dont la caresse mélodieuse effleurait leurs fronts et consolait leur exil.
Souvent aussi, quand le disque d'or du soleil se plongeait dans l'Océan, la vie familière renaissait au royaume d'Amphitrite; le vieux Glaukos, l'humble petit dieu des gens de mer, montrait au-dessus des flots sa chevelure verdâtre et sa barbe entremêlée de coquillages et d'écume. Autour de lui les Tritons rieurs, à la croupe de dauphins, soufflaient dans leurs conques et les folles Néréides se jouaient avec une naïve impudeur ; les mouettes secouaient leurs blanches ailes et piaulaient, bercées par la houle ; de gros poissons faisaient gaiement la roue dans le creux des vagues, ou contemplaient, d'un air bienveillant et grave, le navire, le premier peut-être qu'on eût vu en cette solitude, depuis l'âge de Jason, premier amant de Médée.
Mais un jour, aux approches du soir, une île véritable, qui n'était plus l'ironique mirage, caprice de la lumière et des brumes marines, émergea, grandit et sembla venir à la rencontre des aventuriers. Un souffle frais leur apportait la fine senteur des cytises et des jasmins. La mer n'avait plus une ride. Déjà les cèdres majestueux étalaient leurs sombres panaches empourprés par les feux du soleil couchant. On apercevait, au bout d'une avenue de cyprès, le bouillonnement d'un ruisseau bondissant de roche en roche. Un troupeau de biches se jouait parmi des buissons de fleurs. Mille bruits étranges montaient et se confondaient dans les airs, des hennissements de cavales et des chants d'oiseaux ; des éclats de rire et des roucoulements de colombes ; des plaintes de bêtes blessées et des frémissements de cithare ; des hurlements de loups et des mélopées religieuses. C'était bien l'île de Circé, Circé la magicienne, l'empoisonneuse et la courtisane. Ulysse s'empara de la barre et, le front haut, les yeux riants, désigna de la main à ses compagnons un pli du rivage où le vaisseau devait mouiller.
X
Le fils de Laërte, accompagné de son fidèle Eumée, prit, sous la feuillée des chênes verts, un sentier qui côtoyait la plage de sable blanc. Il allait, songeant aux grâces voluptueuses de la déesse, aux prodiges accomplis par les breuvages et les philtres qu'elle versait à ses jeunes amants, à ses anciens compagnons changés, d'un seul coup de baguette, en bêtes immondes, à la plante merveilleuse, fleur blanche comme le lait, qu'Hermès secourable lui avait donnée et dont le charme fut plus fort que les incantations et la malice de Circé.
«Que Zeus me pardonne ! dit tout à coup Eumée d'un ton joyeux ; j'aperçois là-bas un porc qui prend un bain, et c'est une aventure fort extraordinaire. La nature de ces animaux est contraire à ce plaisir rafraîchissant. Ce doit être un porc enchanté».
Le baigneur, énorme, bouffi, presque glabre, tout rose, le mufle haut, aspirait, tout en sortant de la mer, avec une sensualité visible, la bonne odeur de la forêt ; il secouait ses chairs tremblantes où roulaient et brillaient les perles de l'eau salée.
A la vue des étrangers, il grogna d'une façon désobligeante et fit un singulier mouvement d'épaules. Puis il s'étala tout de son long, sur le dos, dans l'herbe parfumée de violettes et sembla jouir délicieusement à la fois des rayons mourants du soleil, des soupirs de la brise, du murmure de la mer, du chant lointain d'un rossignol.
«Il est trop gros, poursuivit Eumée et la graisse l'étouffe. Il conviendrait de l'égorger au plus tôt. Les nôtres sont moins lourds, peut-être aussi moins vieux, mais leur chair est plus savoureuse. Il me serait agréable de suspendre les membres de celui-ci, embaumés de sel, de thym, de bruyères et de lauriers, à la fumée de mon âtre, dans ma maison d'Ithaque».
Le porc, comme surpris d'ouïr la musique des paroles grecques, avait dressé les oreilles. En même temps, les propos d'Eumée parurent l'affecter douloureusement. Il fit entendre une plainte mélancolique, tourna la tête, regarda du côté d'Ulysse, poussa un cri strident, se releva et, frétillant de la queue, courut aux deux voyageurs. Il tomba aux pieds du roi, essoufflé, bouleversé par l'émotion. Alors, de chacun de ses petits yeux gris, jaillit une larme.
«Voici un assez rare prodige, s'écria Eumée qui s'était incliné pour observer de plus près la bête haletante. Jamais un pourceau n'a pleuré, car le chagrin et les larmes sont le privilège des malheureux humains, et ces bêtes insouciantes ne connaissent en toute leur vie qu'un seul moment de véritable tristesse, celui où le couteau du porcher s'enfonce dans leur gorge. Encore ce moment est-il très court».
Ulysse contemplait le pathétique animal avec un étonnement sans mesure. Longtemps il réfléchit, rappelant ses souvenirs.
«Ils étaient vingt-deux, dit-il, et le magnanime Euryloque les conduisait à la demeure de la déesse. Euryloque n'entra point dans le palais. Quand les autres eurent mangé un gâteau de farine, de fromage et de miel arrosé de vin noir, elle les toucha de sa fatale baguette, et subitement ils furent changés en pourceaux avides de glands et de cornouilles. Cependant, lorsqu'elle leur rendit la figure humaine, je les avais bien comptés tous sur mes doigts. Pas un ne demeurait dans l'étable de l'empoisonneuse. Peut-être Circé m'expliquera-t-elle cette troublante énigme».
Ils reprirent leur marche vers le séjour de l'enchanteresse. Le porc les suivit quelque temps, d'une haleine précipitée. Puis, découragé, il s'affaissa sur le bord du sentier et s'endormit paisiblement.
Bientôt la forêt de chênes s'éclaira de lueurs rouges. De grands fauves, lions ou léopards, erraient sous les arbres, dans la pénombre ; ils accueillirent avec douceur les deux Grecs ; quelques-uns vinrent lécher la main d'Ulysse ou le flatter courtoisement du front. Au milieu d'une clairière, un vieux loup caduc, presque blanc, présidait pacifiquement aux ébats d'une troupe de chevreaux. Un ours adossé contre le tronc d'un cyprès attachait un regard de tendresse et de béatitude sur une étoile d'or qui s'allumait et tremblait au fond des cieux.
Une lumière plus vive enflamma la forêt sonore. Un bûcher de cèdres à la fumée odorante brûlait devant la maison de la magicienne. Une voix de femme, mélodieuse et très pure, chantait en une langue inconnue des aventuriers, sous les portiques intérieurs.
«C'est la voix de Circé, dit Ulysse, voix plus suave et perfide que l'appel des Sirènes. Mais Hermès veille toujours sur moi. La déesse, de sa main légère, tisse une toile merveilleuse digne d'orner la tente des Immortels. Les fils de la trame résonnent sous ses doigts comme les cordes d'une lyre. Elle tisse, elle file, elle brode durant les nuits d'hiver. C'est d'ailleurs, je l'avoue, le seul trait de ressemblance qu'elle ait avec ma pauvre Pénélope. Et, depuis bien des années, Pénélope ne chante plus».
Circé se tenait, à demi couchée, sur un lit d'opulentes fourrures, accoudée à la tête d'un lion familier. Des esclaves brûlaient des parfums en des coupes d'argent ; des nymphes disposaient en des vases d'or des touffes de lys et de rosés. A la vue d'Ulysse, la reine perverse fronça les sourcils. Les nymphes et les esclaves se retirèrent. Eumée s'arrêtait humblement à l'entrée du portique.
Jamais l'empoisonneuse n'avait paru plus désirable aux yeux du divin Ulysse. Ses profonds yeux noirs, sa bouche purpurine proclamaient la volupté. Mais jamais son front n'avait été plus insolent, son regard plus cruel. Elle montra, sans parler, au fils de Laërte, en face de son lit, une estrade recouverte d'une peau de tigre. Il y prit place, timide comme un adolescent.
«Tu es belle, dit-il, aussi belle qu'Aphrodite. Je t'aime.
- Moi, répondit Circé, je te hais».
Elle se tut, caressa la crinière de son lion, puis, d'une voix sifflante :
«Oui, je te hais. Par toi, je fus humiliée, outragée, menacée. Tes Dieux se sont joués de ma puissance. Ils m'ont ravi tes compagnons. Toi, le Grec, le fourbe ; artisan d'oeuvres scélérates, tu m'as trahie. Tes serments d'amour, tu les a déchirés. Tu m'as abandonnée après une nuit de plaisir, telle qu'une prostituée. Et tu n'es plus revenu. Une autre t'as bercé dans ses bras, tandis que tu riais de ma faiblesse et te glorifiais de ton crime. Et tu rentres chez moi, ce soir, avec un front tranquille ! Tu oses braver la magicienne au fond de son antre ! Si je le voulais, Ulysse, sur un geste de ma main, ce lion se jetterait contre toi et, de ses ongles, ferait, de ta misérable chair, une guenille sanglante. Mais le châtiment serait indigne de ma haine. Il me faut une vengeance plus haute, une douleur plus exquise. Cette visite nocturne te coûtera cher, roi d'Ithaque. Quelle folie d'avoir quitté ta vieille épouse et ton rocher battu par la mer blanchissante ! Aucun de mes philtres maudits, aucune de mes invocations infernales n'aurait su changer en bête aussi lamentable, objet d'une éternelle risée parmi les mortels, le plus ingénieux, le plus impudent des Grecs aux belles cnémides !»
Un hurlement saccadé, le cri d'une bande de fauves éclata dans la forêt voisine. Puis une vingtaine de grands loups traversèrent au galop la cour du palais. L'un d'eux, le vieux loup vénérable, presque blanc, vint se coucher au pied du lit, près du lion. Les autres se ruèrent du côté des cuisines.
«C'est l'heure du repas pour les hôtes affamés de mes bois, dit la magicienne. Ces loups furent jadis des prêtres phrygiens, qui célébraient dans Ilion, au son d'une musique barbare, les mystères de Cybèle, la Grande-Déesse. Quand la ville de Priam eut été brûlée, saccagée, inondée du sang de ses défenseurs, ils s'exilèrent en pleurant et montèrent sur un navire dont le pilote était un homme d'Ithaque. Ils voulaient se réfugier dans les montagnes de Thrace, emportant leur idole et leurs cymbales d'airain. Mais le Grec changea méchamment la route du navire et les jeta, par une nuit d'orage, sur les écueils de mon île. Il espérait me les vendre, comme un troupeau d'esclaves. Les exilés goûtèrent à mes breuvages. Ils ne regrettent point leur condition première. Ils sont libres, farouches et hurlent tout à leur aise, ainsi qu'ils faisaient naguère dans leur temple. Celui-ci, leur grand pontife, un loup plein de sagesse, a sans doute changé de religion en même temps que de nature. Il m'adore dans le silence de son coeur. Avec ce lion, un roi de Scythie que le naufrage m'a livré, il est mon ami le plus sûr. Il garde mes trésors et mon sommeil.
- Et l'autre, dit Ulysse anxieux, le pilote, l'enfant d'Ithaque, qu'en as-tu fait ?
- Il eut le sort, avant lui connu, pendant quelques heures à peine, de tes vingt-deux compagnons. Mais tes Dieux ne l'ont point sauvé. Il est encore l'orgueil de mes étables. Malheureusement, ses jours sont comptés. Il fallait qu'il fût, pour le ventre et la rancune de mes loups, une pâture succulente. Son heure est proche. Et même elle est venue».
Au dehors, on entendit une supplication éperdue, aiguë, mais étranglée et très brève. Le joyeux pourceau ne devait plus jouir de la fraîcheur des flots et de la brise marine, de la douceur des herbes parfumées de primevères et de violettes.
«Hélas ! soupira le bon Eumée. Au moins faudrait-il apprendre le nom de l'infortuné, afin que nous puissions là-bas offrir une libation à l'ombre qui s'en va maintenant aux rives du lugubre Achéron».
Circé se tourna vers le vieil homme :
«Quel est, dit-elle, cet étranger de mine chétive, vêtu d'un manteau de bouvier ?
- C'est mon ami le plus fidèle, répondit Ulysse, bien qu'il ne soit ni lion de Scythie, ni loup.
- Il y a toujours plaisir à converser avec toi, répliqua la déesse aux yeux sombres, car tes paroles sont imprévues et subtiles. Ce pilote s'appelait Hermodule. Il était le serviteur d'Hermès, dieu des menteurs et des voleurs de grands chemins.
- Je le chérissais, dit Ulysse. Personne, mieux que lui, ne sut lire dans les étoiles les secrets utiles aux navigateurs.
- Il voguera désormais sur le Tartare ténébreux, ajouta Circé ; mais le ciel de l'Enfer est plus noir que l'ébène et n'a point d'étoiles». Les esclaves dressèrent alors, près de l'enchanteresse, une table chargée de plats et d'amphores. Elle y fit placer quatre coupes de cristal et, de sa main, les remplit d'un vin pétillant, couleur d'ambre.
«Approchez tous deux, dit-elle avec un sourire étrange, et ne redoutez rien de votre hôtesse. Ces mets et ce vin plus doux que le miel sont purs de tout maléfice. Prenez ces escabeaux. Nous ferons ainsi un délicieux souper de famille.
- Il manque un convive, dit Ulysse.
- Le voici», répondit Circé.
Un jeune garçon, fort singulier d'aspect et de démarche, pénétrait sous le portique, tenant en laisse deux chacals et traînant par l'oreille l'ours méditatif de la clairière. Les trois bêtes, récalcitrantes, manifestaient l'humeur la plus maussade. Quand il les eut lâchées, elles allèrent se tapir en grognant dans l'ombre. Le jeune homme salua distraitement la magicienne, et, sans daigner s'apercevoir de la présence des deux aventuriers, s'assit à table et vida, presque d'un seul trait, la coupe la plus profonde.
Il était grand, robuste, de taille élancée et d'allure très leste. Il avait le profil régulier, les traits délicats de la race grecque ; mais les yeux noirs trop mobiles, inquiets, louchaient légèrement, et la mâchoire, trop forte, faisait penser à quelque jeune carnassier. Le teint était hâlé, la chevelure flottait en désordre sur le front, entremêlée d'une branche de houx aux grains de corail. Il revêtait une courte tunique de peaux de bêtes sauvages, d'où pendaient des broussailles et des ronces. Ses jambes et ses pieds étaient nus, bronzés par le soleil, mordus par les épines des halliers. Le regard accusait à la fois la malice et la duplicité. Dès le premier moment, le personnage parut au roi d'Ithaque une jeune vipère assez dangereuse.
«Mon fils Télégone», dit froidement Circé.
Ulysse, frappé de stupeur, laissa retomber le fruit qu'il portait à sa bouche.
«Télégone, poursuivit l'empoisonneuse, viens saluer l'hôte illustre que les Dieux et sa bonne fortune ont conduit à mon foyer. Il n'est point, dans le monde entier, d'homme que tu doives aimer plus tendrement. Je veux que tu lui donnes la moitié de ton coeur».
L'enfant prit la main d'Ulysse et la pressa contre ses lèvres. Le héros grec sentit que le serpent allait mordre. Il retira vivement sa main.
«Ceci, dit-il, est un grand mystère. Tu n'avais point de fils, lors de ma première visite en cette île. Environ douze années se sont écoulées depuis ce jour. Et cet enfant ne compte pas moins de seize printemps.
- Tu n'oublies qu'une chose, répliqua Circé, la puissance de mes enchantements. S'il m'est facile de changer en loups, en pourceaux, en lions, des guerriers, des gens de mer et des prêtres, je puis, plus aisément encore, hâter pour un être humain la lente croissance du temps. Télégone naquit moins d'une année après ton départ. Quand il aura seize ans, son front touchera au faîte de ces colonnes et, de son bras de géant, il arrachera les cèdres et les chênes de ma forêt comme de frêles brins d'herbes.
- Quel fut son père ? interrogea Ulysse, dont la figure avait pâli tout à coup.
- Devine son nom, si tu le peux, prononce ce nom en présence de mon fils, si tu l'oses. Son père, ce fut, je crois, un Grec à la langue dorée, que les hasards de la guerre et les caprices de l'Océan avaient entraîné vers les côtes de Colchide. Alors l'Asie était en deuil, la mer couverte d'exilés, la terre souillée de meurtres et d'infamies. Dans les cités vaincues, les chefs vainqueurs égorgeaient de leurs mains les enfants au berceau ; d'autres brisaient sur le pavé des temples la tête de ces petits. Alors tes Dieux enseignaient à leurs fidèles la trahison, l'inceste, le parricide. Votre Olympe n'était plus qu'une caverne de larrons, d'assassins et d'adultères. La race des hommes s'enivrait de voluptés, d'orgueil et de sang. C'est au temps de ces grandes misères que fut conçu Télégone. Il en a conservé la violence et la tristesse. Cet enfant m'effraie, et je sais que le Destin lui réserve, comme il fit pour vos Atrides, un avenir de terreur, un crime que vos aèdes chanteront sur la lyre. Te plaît-il maintenant, Ulysse, que nous cherchions ensemble le nom, la patrie et les dieux de son père ?»
Ulysse ne répondait point. Il ressentait une angoisse mortelle et comme un vertige, tel qu'un voyageur arrêté brusquement, au détour d'un sentier, par un précipice. Les obscures menaces de Circé recevaient, des paroles révélatrices de la déesse, une signification formidable. Et, pour accroître encore l'amertume de ses pensées, la vague prophétie de Cassandre revenait à sa mémoire :
«Garde-toi de la race d'Ulysse ! Chez vous autres Grecs, le parricide est un jeu qui sourit aux adolescents !»
Télégone semblait n'avoir rien compris au sinistre discours de sa mère. Quand il eut contenté sa faim, il retourna vers ses souffre-douleur, à l'ours rêveur, aux deux chacals, et leur infligea d'ingénieux ennuis. Son plaisir fut extrême quand il vit l'énorme bête velue serrer étroitement entre ses bras les deux misérables rôdeurs des bois et des champs, qui, à demi-étouffés et les yeux hors de la tête, glapissaient sur un ton de grande détresse.
«Voilà ses joies, dit Circé, ou plutôt sa folie. Il est le bourreau de mes bêtes. Il invente mille tourments à leur intention. Cet ours est cependant un animal pacifique et courtois. En son temps, il fut l'astrologue du roi Priam. Sa renommée s'étendait à toute l'Asie. Chaque soir, il annonçait à son maître, pour ie lendemain, la fuite honteuse de l'armée grecque. Il s'embarqua sur le même navire que les prêtres de Cybèle. Les deux chacals n'étaient que de maigres pirates errant sur la mer Cimmérienne à la poursuite des pauvres pêcheurs. Télégone ne laisse point à ses trois victimes préférées une heure de repos. J'ai dû renoncer à le frapper de verges ; car le châtiment me le rendait toujours plus rebelle et plus méchant. Et c'est grand dommage ; car, moins féroce et plus docile, cet enfant serait bien aimable».
La nuit s'avançait. Le vieux loup blanc dormait profondément. Le grand lion familier bâillait. Les hurlements et les rugissements lointains s'éteignaient peu à peu dans la forêt. Circé fit étendre sous le portique de chaudes toisons d'agneaux noirs pour les étrangers.
«Bonne nuit ! dit-elle au fils de Laërte. Puisse l'essaim des songes fortunés bourdonner, jusqu'à l'aurore, autour de ton chevet !»
Elle se retira, majestueuse, précédée de ses esclaves et suivie par ses nymphes.
Le roi de Scythie et le grand-prêtre phrygien, le roi d'Ithaque et son porcher demeurèrent seuls dans les demi-ténèbres de la cour. Eumée ne tarda pas à s'endormir, roulé en son manteau. Ulysse, accoudé près du vieil esclave, songeait. Il songeait au passé et plus tristement encore au lendemain. L'image de Télégone se dressait, énigme redoutable, et marcherait désormais côte à côte avec lui sur la route incertaine de sa vie. Combien il estimait à présent le vertueux Télémaque, les maximes de sagesse et les filiales remontrances du chaste jeune homme ! A son tour, la terrible enchanteresse lui faisait regretter Pénélope, assise à l'antique foyer, le fuseau à la main, voilée et très grave, divinité conjugale dont l'âme austère enfermait peut-être plus d'indulgence encore que de sévérité. Là-bas, sur son rocher, dans sa maison, l'attendait un port de refuge, terme heureux de ses longues aventures. Là-bas seulement, protégé par les Dieux amis, il pourrait échapper à la vengeance de Circé, aux attentats impies de Télégone, et déjouer les coups de Némésis. Et le voeu qu'il avait formé si souvent jadis, dans l'île riante de Calypso, renaissait au coeur du héros : voir de loin, une fois encore, la fumée bleuâtre monter en tremblant sur les toits de la pauvre Ithaque.
Avant tout, il importait de s'enfuir au plus vite de l'île scélérate, de reprendre la mer, d'implorer, parmi les ruines d'Ilion, la pitié et le pardon d'Astyanax. Il se leva et, doucement, sur la pointe des pieds, se dirigea vers la porte du palais. Au dehors, le bûcher de cèdre ne projetait plus que des lueurs mourantes. Mais autour du bûcher se tenaient des esclaves revêtus d'armures d'airain, armés de lances et de glaives. Au seuil même du palais, le long du portique extérieur, des sentinelles veillaient, immobiles, appuyées aux colonnes massives. L'une d'elles fit un mouvement offensif et croisa sa lance contre l'ombre du roi.
Ulysse était prisonnier. A pas furtifs, il regagna la couche où sommeillait le bon Eumée. Et résigné, découragé, il attendit.
A minuit, la lune parut aux combles du palais et versa dans la cour une lumière mélancolique. Du côté où les fauves familiers reposaient, le bruit d'une marche prudente et comme étouffée fut entendu. Puis, les deux bêtes enchantées, le lion et le loup, traversèrent la cour, allant en droite ligne vers nos deux aventuriers.
Chemin faisant, elles s'arrêtèrent, comme pour s'orienter ou se consulter. Mais leur attitude n'était point hostile. Tout à coup, elles prirent une résolution et bondirent sans bruit jusqu'aux pieds d'Ulysse.
«Voilà, pensa le divin fils de Laërte, une visite mystérieuse et fort imprévue».
Le loup au blanc pelage s'était approché d'Eumée, et, lui soufflant à la figure, le caressant d'une patte bienveillante, le réveillait. Le grand lion de Scythie se posait noblement en face de son frère en royauté, et, battant la terre de sa queue, fixait sur lui un regard amical et persuasif. Ulysse surpris, fasciné, devina l'invitation muette de la bête.
«Ici, dit-il à son esclave, les choses de la nature sont bouleversées d'une étonnante façon. Ces deux animaux sauvages ont une âme miséricordieuse, leur âme de vieux prêtre et de vieux roi. Ils nous offrent le salut. Ceignons nos reins, prenons nos bâtons de voyage et laissons-nous conduire».
Le cortège fantastique s'ébranla au clair de la lune. Le premier, s'avançait, tête haute, gueule béante et narines frémissantes, le lion de Circé ; Ulysse et le porcher marchaient ensuite ; le loup blanc venait à l'arrière-garde, affairé, avec un balancement sacerdotal.
Ils franchirent silencieusement le seuil du palais. Les sentinelles firent mine de s'opposer à leur passage. Mais le lion, dont les yeux jaunes flamboyaient, montra toutes les dents de son énorme gueule, et, secouant sa brune crinière, s'apprêtait à fondre sur l'ennemi. Les gardes, épouvantés, reculèrent. Déjà les esclaves armés, postés autour du bûcher, s'étaient enfuis. Le vieux loup poussa un grondement triomphal.
Ils s'enfoncèrent tous quatre dans la nuit azurée. Vainement, la forêt maudite essaya de leur barrer le chemin. Des ravins et des torrents qu'Ulysse ne reconnaissait point, les remparts d'inaccessibles rochers, des marais aux fanges profondes où grouillaient d'affreux reptiles, un champ de neiges et de glaces sillonné d'abîmes perfides, le déchaînement inattendu d'un orage dans la forêt mugissante, toute la magie de l'empoisonneuse cédait à l'élan magnifique du lion royal. La bête héroïque allait de l'avant et les prestiges menteurs de Circé chancelaient et s'évanouissaient tels qu'un léger brouillard d'automne à la lisière des bois. Enfin, après une heure de course, les deux Grecs saluèrent leur navire que berçait la mer aux rides de nacre et d'argent. Ulysse, de la plage, héla son pilote, qui fit détacher une nacelle gouvernée par quatre rameurs. Au moment de s'embarquer, l'aventurier voulut témoigner sa reconnaissance aux deux fauves. Ils étaient déjà loin dans la campagne et retournaient tranquillement à leur destinée.
A peine Ulysse avait-il gravi l'échelle qu'un bruit parti du rivage, régulier, continu, parvint à son oreille. Un être vivant se mouvait sur les flots et se rapprochait lentement du vaisseau. Le roi, Eumée et le pilote montèrent à l'endroit le plus élevé du navire afin de surveiller le nageur nocturne. Il apparaissait vaguement avec une forme indécise et parfois plongeait dans les ondes, échappait longtemps aux regards, puis ressortait à une grande distance, vision confuse, irritante.
«C'est quelque dauphin, dit le pilote. La mer Cimmérienne en nourrit de grandes multitudes. Leur chair est lourde, huileuse et d'une saveur déplaisante à la bouche. S'il vient contre nous, je lui lancerai un harpon. Les écailles de ce poisson recouvrent souvent des pierres précieuses.
- C'est plutôt, répliqua Eumée, un petit dieu malveillant, l'un de ces dieux chanteurs qui entraînent les navigateurs vers les écueils cachés sous la mer. J'en connais un qui vogue sans cesse, depuis bien des années, entre les côtes de notre Ithaque et les rochers de Céphalonie. Ils ont une chevelure d'algues vertes ou violettes, une barbe grisâtre de mousse marine, un manteau de coquillage. Celui d'Ithaque se promène volontiers, la nuit, sur la grève et dans les champs. Bien des fois, je l'ai entendu tourner autour des étables. Alors nos pourceaux s'agitent en désordre et tremblent de peur, jusqu'aux approches de l'aurore.
- Poisson ou dieu de la mer, dit Ulysse, je crains que cette apparition ne soit encore un piège de la magicienne. Il est bon de ne point le perdre de vue. Il semble, en ce moment même, que le nageur vienne à nous. Que nos rameurs se placent donc à leurs bancs et préparons-nous à lever l'ancre sans retard».
Malheureusement, un nuage immense, difforme, livide, déroba tout à coup aux voyageurs la lumière de la lune. En même temps, un vent aigre souffla des montagnes de Colchide, et de menues vagues rageuses dansèrent follement autour du navire. Puis le noir nuage creva en averse implacable. Le vent sifflait, hurlait, la pluie glacée fouettait en tourbillonnant à la face des aventuriers ; la grêle, pareille à des champignons d'acier, les souffletait cruellement. Le pilote déclara que le départ n'était plus possible par un si mauvais temps. On se briserait inévitablement contre les récifs à fleur d'eau si nombreux en ces parages. Il refusait de ramener l'ancre.
«Eh bien! dit Ulysse, allons dormir. Cette nuit fut pour moi plus pénible que joyeuse. Le jour ne tardera guère à paraître. Il est heureux que la fête infernale de Circé touche à sa fin. Après tout, cette bourrasque de pluie nous a débarrassés du nageur équivoque qui, je l'avoue, m'inquiétait un peu».
XI
Au matin, le ciel était clair, la mer radieuse. Un vent frais, venu du Caucase, enfla les voiles. Ulysse s'éloignait rapidement, l'âme plus sereine, de l'île fatale.
Une fois encore, n'avait-il point vaincu la science scélérate de Circé ? Athéna le couvrait toujours de son bouclier. Par elle, il avait échappé aux monstres sacrés de l'Egypte, à la populace furieuse de Memphis. Pourquoi n'obtiendrait-il point de sa bonne déesse un bienfait suprême, la paix de ses souvenirs, Astyanax consolé, la nuit sanglante d'Ilion effacée comme un mauvais rêve ? Certes, Athéna voyait de plus haut dans l'avenir que Cassandre, une esclave hantée de visions funèbres, tourmentée par les fantômes de Clytemnestre et d'Agamemnon, une folle, sans aucun doute, dont le délire quotidien d'Oreste avait bouleversé l'esprit. De quel prix étaient maintenant les confidences redoutables de la magicienne, qui n'avait point su prévoir le complot de ses deux bêtes fauves, la terreur et la fuite de ses gardes, l'envolée de ses prisonniers ? Il riait en songeant à la déconvenue de l'empoisonneuse, à la première entrevue de la mère et du fils, aux propos moqueurs, peut-être aux violences de Télégone. Si cet enfant, d'âme criminelle, était véritablement condamné par le Destin à lever sur l'un de ses parents un bras sacrilège, le père, emporté par son beau navire, n'avait-il point rompu le charme et démenti, pour son compte, l'affreuse prophétie ? On verrait bien alors si la déesse était inviolable, immortelle, à la manière des Dieux olympiens, ou si, ne pou-vant mourir, elle sacrifierait son fils à sa colère. Mais que Télégone ou Circé disparût du monde, le deuil serait léger pour la race des hommes, et cette aventure ne coûterait au roi d'Ithaque ni remords ni larmes.
Vers le milieu du jour, Ulysse assis, le dos contre le mât, contait à son pilote la triste histoire et la fin douloureuse du pauvre Hermodule. Eumée rappelait l'enfance et la jeunesse de l'infortuné, fils d'un pêcheur dont la cabane était voisine des porcheries royales. Bien des fois, Hermodule avait suivi, près de lui, la promenade du florissant troupeau, au bord de la mer. Tous deux, étendus sur la grève, à l'ombre de quelque rocher, ils contemplaient la grande nappe bleue d'Amphitrite, tandis que les porcs, le groin enfoncé dans le sable humide, chauffaient au soleil leurs croupes rebondies. C'étaient alors, entre l'enfant et le berger, de longs entretiens ou revenaient toujours des légendes de navigateurs trompés sur leur route par les artifices du vieux Glaukos, et dont la nef allait s'échouer, la nuit, sur une plage inconnue, inhospitalière, fertile en dragons et en géants, où la mort les attendait.
«Chassons ces fâcheuses images, s'écria le fils de Laërte ; voici venir l'heure de mon repas ; je veux aujourd'hui manger des olives d'Athènes, en l'honneur de ma divine amie, et boire le vin doré de Crète, par révérence pour Zeus Assembleur de nuages».
Le pilote fit descendre dans la cale du vaisseau un jeune garçon chargé de rapporter les provisions réservées à la bouche du roi.
Presque aussitôt, des entrailles du navire sortit un cri d'épouvanté, et l'on vit reparaître sur le pont le jeune homme tout pâle, les cheveux hérissés et les mains vides.
«Une bête, clamait-il, une bête velue, toute noire, avec les yeux luisants, qui dévore les figues du mont Ithome et le miel du Taygète ! Elle grince des dents et m'a fait peur. Une bête horrible !»
Ulysse se précipita dans les profondeurs du navire. La bête pillait insolemmeut les présents du bon Ménélas. Le roi essaya de crier à son tour. Mais sa voix s'éteignit, étranglée par la terreur. Ses jambes se dérobèrent, il s'affaissa, fermant les yeux pour ne point voir, aux pieds de Télégone.
Pour la première fois, il sentait la vaillance et l'allégresse se retirer de son âme. Cet homme contre qui s'étaient ligués en vain l'Olympe et l'Océan, toutes les amours et toutes les haines, les vivants et les morts, qui jamais n'avait fléchi sous les coups de la mauvaise fortune et riait encore héroïquement, au plus fort de la tempête, debout sur les ruines de son vaisseau, pliait maintenant, terrassé par une force invincible, opiniâtre, plus divine que la méchanceté des Immortels, la rage des Erynnies, les tortures de l'Enfer. Le supplice mystérieux, chaque jour plus aigu, plus tenace, qu'il endurait depuis de si longs jours, abattait enfin son courage, déjouait, avec une insupportable ironie, ses espoirs et ses songes. Un invisible ennemi le suivait, pas à pas, dans la nuit de sa destinée. Le souffle d'un spectre venait à sa face et son âme, tourmentée par le souvenir, se faisait la complice des Dieux hostiles.
Héraklès, dévoré par la tunique sanglante, lui paraissait moins misérable. Il enviait le sort de ses vieux compagnons de guerre, Agamemnon, les deux Ajax. Le Roi des Rois était tombé, frappé à la tête, sur la pierre de sa maison et n'avait pas eu le temps de reconnaître le visage de son assassin, d'apercevoir, au fond de l'ombre, Clytemnestre infâme, triomphante. Ajax de Salamine, devenu, par un accès de folie, la risée des Grecs, s'était percé la poitrine de son épée et, mourant, retrouvait l'admiration et le respect des hommes. L'autre Ajax, le grand impie, seul contre tous les Dieux, foudroyé sur son rocher par Poséidon, avait eu la joie d'expirer en lançant au ciel un dernier outrage, un défi suprême. La fin de ces héros était glorieuse et digne d'une éternelle mémoire. Mais lui, à quelle ignominie devait-il succomber ? L'angoisse, d'abord incertaine, éveillée en son coeur par les paroles ténébreuses de la Pythie était allée, sans cesse grandissante, dans les neiges du Styx, sous le toit des Atrides, dans le palais de Circé. Et voici que les prophéties murmurées à son oreille, les visions étalées à ses regards prenaient tout à coup une figure humaine, et cet enfant qu'il ignorait encore la veille, cet enfant sauvage et cruel se tenait en travers de son chemin et lui signifiait son arrêt de mort.
Cependant Télégone, la chevelure et le vêtement trempés d'eau salée, achevait d'engloutir un rayon de miel parfumé par les fleurs du Taygète. Parfois il soulevait jusqu'à ses lèvres l'amphore où pétillait un vin capiteux de l'Archipel. Ulysse se traîna vers l'échelle du pont et reparut à la lumière du jour.
«C'est le dauphin de l'autre nuit, dit-il à ses compagnons, le dieu marin ou le démon qui nageait autour de nous et s'est glissé subtilement, à la faveur des ténèbres et de l'orage, parmi nos provisions de bouche. Eumée le reconnaîtra sans peine. Hier, la magicienne nous le présentait comme son fils. N'oublions pas, mes amis, que Circé ment toujours. Je verrais plutôt en ce Télégone un pauvre égipan, venu des solitudes du Caucase et que la tempête a jeté sur les rochers de l'empoisonneuse. Il ressemble, en effet, aux dieux montagnards et velus qui suivent les promenades champêtres du dieu Pan et jouent de la cornemuse, de la trompette d'Amphitrite ou du chalumeau. Celui-ci n'a point, à la vérité, les pieds fourchus et les cornes de bouc, et son pelage n'est autre qu'une tunique fort ravagée que forme la dépouille des chèvres et des chacals. Mais les incantations et les philtres de cette déesse ont une étonnante efficacité, et ce prétendu fils, le triste Télégone, est encore la victime de quelque perfide enchantement. Un orphelin, hélas ! exilé loin de son berceau et qui ne reverra jamais ni sa forêt natale, ni son agreste famille. Il convient d'avoir pitié de ce jeune homme et de lui abandonner avec douceur nos figues et notre miel. Les Dieux miséricordieux nous paieront de leur bienveillance ces humbles largesses, car c'est d'eux que viennent toujours à nous les étrangers, les suppliants et les malheureux».
Il parlait ainsi d'une voix tranquille, presque souriant, avec cette grâce de fourberie qui fut le secret de sa force et sa gloire la plus haute parmi les hommes. Il savait bien qu'Eumée, simple d'esprit, n'avait rien appris aux révélations menaçantes de Circé. Ulysse pouvait ensevelir en son coeur les confidences de la déesse, comme au fond d'une tombe. Il demeurait alors maître de toutes ses ressources dans la lutte désespérée qu'il attendait anxieusement contre Télégone et le Destin.
Le compatissant Eumée descendit à son tour au fond de la nef et ramena bientôt, appuyé à son bras, le visiteur inattendu. Télégone fut, par les soins du vieil homme, couché au soleil, délivré de ses peaux de bêtes, essuyé, frotté d'huile, caressé et roulé dans un manteau. Comme il semblait ignorer la langue de ses nouveaux amis, il ne répondait à ces tendresses que par des sons confus, de petits cris enfantins et des mines de contentement. L'équipage entier du navire, suspendant le travail des rames, fit cercle autour de l'égipan et se déclara charmé par la beauté de son corps et la candeur de son visage. Seul, le pilote, un homme rude, que son métier avait rendu soupçonneux, remarqua les yeux louches, le regard pervers de l'adolescent. Chaque fois que ses yeux se fixaient sur Ulysse, ils prenaient une étrange expression de dureté ; alors le seigneur d'Ithaque, détournant la tête, contemplait la mer.
Télégone, troublé par les fumées du vin couleur d'or, posa son front sur les genoux d'Eumée et ne tarda pas à goûter les bienfaits du sommeil. Le bon vieillard le prit alors paternellement entre ses bras et descendit à l'entrepont, où sa voix cassée par les ans berça le tendre orphelin d'une chanson de nourrice.
Les rameurs étaient revenus à leurs bancs. Le pilote s'approcha de son maître étendu, tout songeur, près du gouvernail. Il lui toucha doucement l'épaule. Ulysse tressaillit comme un homme brusquement réveillé et dit :
«Que me veux-tu ?
- Te donner un avis sage et, s'il le faut, te présenter une prière. Ecoute. Je suis ton esclave, mais je t'aime, et je hais cet enfant. Son visage m'effraie. Il doit mourir.
- La haine est mauvaise conseillère, dit le fils de Laërte. Il ne t'a fait aucun mal. Et puis, sur ce navire, il est mon hôte. Pour moi, pour tous les miens, il est sacré ; car il s'est assis, nu, faible et désarmé, à mon foyer.
- Pour une oeuvre ténébreuse, répliqua le pilote. Tu n'as pas lu tout à l'heure, comme moi, dans les yeux de ton hôte. Non, ce n'est pas Zeus tout-puissant et très bon qui nous l'envoie. Prends garde. Il n'a trompé, cette nuit, notre vigilance que par un artifice redoutable. C'est un ennemi. Il a le regard perçant et mobile de la vipère. Fais-le mourir.
- Il louche légèrement, dit Ulysse. Mais ce n'est pas le signe d'une âme criminelle. J'ai connu beaucoup de Grecs excellents qu'affligeait cette infirmité. Mon père Laërte n'a point les yeux très droits ; cependant il n'a jamais versé même le sang d'un agneau et n'a porté le fer que sur les branches stériles de ses poiriers et de ses pommiers».
Le pilote se pencha vers Ulysse et lui parlant à l'oreille, murmura :
«Rien ne serait plus facile. Tu ne verrais rien, n'entendrais rien. Eumée le conduirait ici, ce soir, avant que la lune ne fût levée. Un grand coup de rame à la tempe, de rame haussée maladroitement, un simple accident, un malheur si tu le veux. Et puis, le bruit sourd d'une chose inerte qui tombe à l'eau, par hasard. La mer est discrète, silencieuse. Tu sais bien que la mer est notre amie. Elle ne garde point de trace plus durable d'un vaisseau qui sombre que de l'aile d'une mouette rasant le miroir de l'onde. Fais-le mourir, divin Ulysse !»
Le roi complaisamment écoutait l'homme et la tentation s'emparait de son âme. Ses résolutions généreuses, ses scrupules, sa pitié s'évanouissaient. Après tout, le pilote avait raison. Il proposait à son maître l'unique, le dernier moyen qu'eût celui-ci d'empêcher le coup mortel de Némésis. Ulysse se trouvait en état de guerre. Il défendait sa vie. Peut-être aussi Télégone n'était-il point son fils véritable. L'empoisonneuse avait imaginé, par cette fantaisie mensongère, une torture nouvelle. Dès lors, il était libre. 11 pouvait sacrifier, sans remords, le rejeton d'une aventurière scélérate. Au moins ne verrait-il point, cette fois, une mère en deuil pleurer sur le visage pâle de son enfant.
Il ne répondit rien à l'ingénieux serviteur. Mais, les yeux à demi clos, comme assoupi par le bruissement de la mer, il méditait.
Il entendit alors à l'extrémité opposée du navire le bruit d'un pas léger. Quelqu'un marchait doucement vers lui. Il releva la tête et regarda.
Le soleil s'était plongé dans l'Océan. Sur l'or et la pourpre du ciel se détachaient la figure délicate et la taille svelte d'un adolescent. Ulysse, au premier moment, ne reconnut point Télégone.
Le jeune homme semblait transformé par les soins du vieil Eumée, vêtu d'une blanche tunique de lin, les jambes nues, le front découvert, la chevelure disposée, sur les tempes, en boucles onduleuses, et relevée au sommet de la tête par une bandelette vermeille. Les yeux noirs, presque caressants, avaient perdu leur inquiétante mobilité. Télégone souriait. Le roi crut apercevoir Télémaque tel qu'il l'avait embrassé, le jour où, dans le port de son île, parmi les clameurs de son peuple, il revint porté par le navire d'Alkinoos.
Un éclair de souffrance traversa l'âme d'Ulysse. Dans la stupeur confuse de ses pensées, éclatait comme une éblouissante lumière. L'enfant qui venait à lui, entre le ciel et la mer, était bien sa chair et son sang.
Une émotion étrange s'empara du voyageur, douloureuse d'abord, puis peu à peu mêlée de résignation et pénétrée de tendresse humaine. Il rappela près de lui le pilote et dit :
«Que pas un cheveu ne tombe de cette tête. J'adopte ce jeune garçon. Il sera le frère de Télémaque, peut-être l'appui de ma vieillesse, la joie de mes derniers jours. Et puisse Athéna sourire à ma bonté !»
La navigation se poursuivit monotone et très calme. Déjà le printemps renaissait. De tièdes haleines gonflaient les voiles d'Ulysse. Les côtes lointaines se revêtaient d'un azur plus'doux. A l'entrée du Bosphore, un matin, la première hirondelle se posa, l'aile frémissante, à la cime de la proue.
Tout ce long jour, les aventuriers, entraînés par l'onde puissante, voguèrent entre les collines parées de jeune verdure, brillantes d'herbes fraîches, émaillées de fleurs roses et blanches. Dans les futaies de cyprès et de platanes gémissait la plainte amoureuse des colombes. Sur le miroir des baies profondes folâtraient les dauphins. Les caresses de la brise rendaient aux rives de l'Europe l'arôme troublant de l'Asie. Au détour des petits promontoires, le vent effeuillait sur le navire une pluie embaumée de pétales. Puis le Bosphore s'ouvrit, la vaste mer s'étala, toute nacrée, et, au dernier horizon, rehaussée par le socle bleuâtre des côtes, surgit une grande montagne solitaire, allongée, étincelante. Aux feux du soleil couchant, le manteau de neige déroulé sur la cime auguste apparut fouetté d'or et de pourpre. Ulysse, debout à la proue du vaisseau, salua gravement la montagne.
«Voici l'Olympe, dit-il au vieil Eumée, un séjour de béatitude où les Dieux savourent l'ambroisie, tandis qu'Apollon fait chanter les cordes d'or de sa lyre. Les Immortels habitent parfois sur un autre sommet, au pays farouche des Lapithes et des Myrmidons, parmi les tempêtes et les grondements du tonnerre. Là, jadis, les Titans, petits-fils d'Ouranos, livrèrent contre Zeus enfant une formidable bataille. Les montagnes volèrent alors comme les pierres lancées par la fronde. Les roches brisées, entassées, Pélion bouleversé sur les ruines de l'Ossa, montèrent jusqu'aux nues. La terre se déchira et le Tartare engloutit les Titans impies. Cet Olympe sauvage est l'habitacle favori de Héra, l'épouse acariâtre de Zeus ; elle vient y cacher ses fureurs ; de son trône de nuages elle surveille, entre deux éclairs, les amours vagabondes de ce grand dieu. Zeus, irrité par la jalousie de la déesse, la suspendit un jour au bout d'une chaîne d'or, qui, du ciel, tombait vers la terre. Que n'ai-je pu, faible mortel, éprouver sur Pénélope un si ingénieux artifice ! L'illustre fille d'Icarios, une fois détachée et remise sur pied, fût devenue la joie de mon foyer. Laissons les vains regrets ! L'Olympe qui s'élève en face de nous est un temple pacifique, où les vents d'hiver n'ont aucun accès, où ne tombe jamais la pluie, et que couronne un ciel toujours riant. De là-haut, il m'en souvient, les Immortels se penchaient curieusement vers la plaine d'Ilion et contemplaient nos combats. Je ferais peut-être bien de gravir avec ce petit Télégone les degrés du vénérable sanctuaire. Je vouerai le jeune homme aux Dieux amis de ma maison. Car il a grand besoin de purifier son coeur des souillures maternelles et d'effacer de son front le souffle et les baisers de la magicienne».
Lentement le vaisseau glissa sur la mer de marbre. Toute une nuit encore et tout un jour il marcha vers la montagne sainte et, comme le soleil s'abaissait à l'occident, les aventuriers jetèrent l'ancre au fond d'une baie sablonneuse. A ce moment, une chouette énorme, échappée d'un pin solitaire dressé au bord de l'onde, accourut, battant l'air de ses ailes pesantes et se posa à la pointe du mât.
«Salut à toi, s'écria Ulysse, salut, messagère d'Athéna, ma consolatrice et ma déesse de famille ! Tu viens à moi pour me guider vers le trône de Zeus, dont la main lance le tonnerre. Après de si longues misères, à l'heure où mon destin semblait le plus menaçant, où les Dieux m'abandonnaient, tu m'apportes la bienvenue o des Olympiens et fais luire, parmi les ombres où je cherchais en vain mon sentier, un premier rayon d'espérance !»
La chouette parut comprendre ce discours ; elle inclina sa tête rousse vers le fils de Laërte et arrêta fixement ses yeux ronds, d'un jaune clair, ses yeux couleur d'ambre, sur la face du voyageur. Puis se tournant du côté de la haute mer, elle agita doucement ses ailes, telle qu'un oiseau fatigué qui se prépare à reprendre son vol vers une terre lointaine.
Ulysse ne se rendit point au mystérieux conseil. Il voulut débarquer sans retard avec Eumée et Télégone. Déjà il allait à l'Olympe. La chouette alors quitta la pointe du mât et vint tournoyer, en cercles de plus en plus resserrés, autour du roi. Elle arrêtait sa marche et poussait un glapissement plaintif, de plus en plus aigu et presque irrité.
«Voilà, dit Eumée, un hibou fort étrange. S'il est vraiment, comme tu le crois, l'oiseau d'Athéna, il nous apporte l'ordre de ne point monter au sommet et de mettre à la voile vers Ithaque. Il n'est pas bon que les faibles humains regardent de trop près le ménage des Dieux bienheureux. D'ailleurs, la nuit est venue, nous ne connaissons rien de ce pays et je me souviens encore de nos terreurs du Parnasse.
- Allons toujours, répondit Ulysse. Cette bête emplumée est, en effet, déplaisante. Elle vient de battre mes joues d'un coup d'aile assez rude. Sans doute, elle m'est envoyée par une divinité jalouse de ma gloire. Allons. Je ne veux point que cette illustre montagne manque à la fête de mes souvenirs».
Et tout bas, comme s'il craignait d'être entendu par ses compagnons, il murmura :
«Il n'y a peut-être rien là-haut que des champs de neige et des bandes de vautours. Les aèdes et les prêtres aiment à conter, le matin, les songes qui pendant la nuit visitèrent leur sommeil. Et la race crédule des hommes vit et meurt de ces songes, éternellement».
Un éclair violet, parti de la cime suprême, illumina la montagne, les rochers, les forêts, la mer. La foudre grondait sourdement. La chouette, éperdue, s'enfonça dans les ténèbres.
«Fuyons !» supplia Eumée.
Ulysse hésitait. Mais, à la lueur de l'éclair, il avait entrevu le visage de Télégone, le sourire énigmatique, le regard louche de l'adolescent. S'il reculait, étalant ainsi la vanité de son courage, il se livrait à la perversité de cet enfant. Dès lors il se sentait perdu.
«En avant ! cria-t-il. L'eau du Styx que nous bûmes l'hiver passé n'est-elle point un breuvage efficace contre la malveillance ou la colère des Dieux ?»
Ils cheminèrent toute la nuit. Ils traversèrent, au hasard de la marche, de petites rivières d'eau glacée qui descendaient des neiges de l'Olympe, des ruisseaux d'eau brûlante dont la vapeur acre les suffoquait. A l'aurore, ils s'arrêtèrent, afin de reprendre haleine, au coeur d'une forêt magnifique, tout étoilée de fleurs aux teintes suaves, où se dressaient les cèdres gigantesques couronnés d'un panache immense de verdure, les châtaigniers chargés de bouquets vermeils. Au lever du soleil, éclata le chant d'allégresse jeté par des milliers d'oiseaux dont les plumes étincelaient telles que des pierres précieuses. Et ce chant était d'une si rare douceur que les voyageurs ravis, appuyés sur leurs bâtons, immobiles, se crurent arrivés déjà au mélodieux vestibule des Immortels. Des buissons de roses grimpaient jusqu'aux plus hautes branches des noyers et des sycomores ; des touffes de lys enlaçaient le tronc nerveux des cyprès ; des sources luisaient et tremblaient, pareilles à des rayures d'argent, parmi les violettes et les rouges anémones ; à la pointe des herbes scintillaient les perles très pures de la rosée. Les heures s'écoulaient. Déjà le soleil atteignait le milieu de sa course. Enchaînés par l'extase, les trois voyageurs écoutaient toujours les divins chanteurs.
«Ah! soupira le vieil Eumée, trois et quatre fois heureux le porcher qui veillerait sur un troupeau florissant à l'ombre de ces grands chênes et, vers le soir, ramènerait paisiblement à l'étable toute proche ses pourceaux rassasiés de glands savoureux !»
Il fallut enfin quitter ce lieu de délices. Et, dès les premiers gradins de la montagne, Ulysse entrevit la formidable difficulté de son entreprise. L'Olympe apparaissait inviolable aux pas des mortels. Il montait superbement dans l'azur, échelle immense, indéfinie, de plateaux désolés, que séparaient d'affreux précipices, au fond desquels écumaient les torrents. On avançait, avec effort et péril, de rocher en rocher, de ravin en ravin, à travers un chaos de pierres brisées, de falaises effondrées, de troncs d'arbres fracasser par le tonnerre.
L'ascension du Styx avait été moins douloureuse. Les aventuriers glissaient et roulaient dans les crevasses, puis, afin de gravir un nouvel échelon, se hissaient par d'étroits couloirs, s'accrochant aux saillies des roches, vers des hauteurs vertigineuses. Eumée, dont les pieds saignaient, conjurait son maître d'abandonner le voyage. Seul, Télégone, alerte, infatigable, bondissait, à la façon d'un jeune chamois, au bord des abîmes. Il encourageait Ulysse d'un sourire et d'un geste moqueurs, et le roi d'Ithaque, honteux de sembler moins téméraire que cet enfant, s'entêtait à lutter follement contre la nature et les Olympiens conjurés.
Le soir approchait. Ils étaient parvenus au pied de la dernière cime et croyaient toucher au seuil même du sanctuaire, à la tente de Zeus. Malheureusement, pour pénétrer dans le temple, l'escalier manquait. La tête de l'Olympe se dressait, blanche et froide, au delà d'une muraille colossale de marbre, un rempart à pic, invincible.
Ulysse, découragé, s'arrêta. «Athéna m'avait averti, soupira-t-il, et sa vénérable chouette avait raison de m'inviter à reprendre ma course sur la plaine liquide, où l'on ne vendange point. Les Dieux se déroberont éternellement aux regards des humains. Et nous les honorons, avec une grande simplicité d'âme, sans jamais les bien connaître. Peut-être, si nous les contemplions face à face...»
Il allait proférer une parole impie. Mais un aigle de taille prodigieuse, déployant ses longues ailes noires, s'élança d'une caverne béante sous la nappe de neige, plana quelques instants dans le bleu pâle du ciel, puis, rapide comme la foudre, fondit sur le fils de Laërte, d'un coup de son bec d'acier déchira le front du pèlerin sacrilège, et remonta, avec un croassement de victoire, vers le trône de Zeus.
Télégone éclata de rire. Et l'écho de son rire courut, de plus en plus sonore et presque terrible, autour de l'Olympe.
Le sang ruisselait de la blessure du roi. Tout à coup le jeune homme, dont la joie semblait extrême, vint appliquer sa main droite à la plaie, tout en chantant à demi-voix une incantation que les deux Grecs ne comprirent point. Quand il retira sa main, la blessure était effacée.
«Voici, pensait Ulysse, un compagnon de route à la fois dangereux et bienfaisant. Sa mère l'empoisonneuse m'a dépêché un étrange médecin qu'il convient de surveiller avec sollicitude. Pourquoi m'a-t-il guéri dans le même temps qu'il se riait de ma misère et insultait à ma souffrance ?»
La nuit montait de la mer, de la vallée et des pentes de la montagne. Eumée tira de sa besace quelques poignées d'olives et de figues desséchées, souper frugal, arrosé d'eau de neige, que les voyageurs, transis par la bise soufflant des hauteurs, se partagèrent silencieusement. Puis ils se blottirent dans la fente d'un rocher afin d'attendre le retour de la lumière et l'heure propice à la descente.
Ulysse ne dormit point cette nuit-là.
Il évoqua le souvenir de tous les jours de détresse qu'il avait connus depuis sa rencontre avec Ménélas, le Parnasse et le Styx, la Pythie et le palais maudit d'Agamemnon, l'horrible nuit de Mycènes, Calypso près de mourir, les angoisses de l'Egypte, l'avanie de Memphis, l'orgueil d'Hélène, la malice de Circé et ce fils inattendu que la fortune jetait entre ses bras, l'enfant redoutable qui sommeillait à ses côtés, le mystérieux Télégone. Il lui tardait de clore enfin cette vie errante, d'affronter une suprême aventure, de déchiffrer dans les ruines d'Ilion les dernières paroles et peut-être l'énigme menaçante de la Destinée. Et, puisque les Dieux refusaient de l'accueillir, il fallait quitter au plus vite le tabernacle de leur félicité.
Dès l'aube ils se mirent en chemin et, contournant le front de l'Olympe, découvrirent, entre les roches accumulées, un long corridor, affreusement escarpé, qui leur permit de gagner rapidement les plateaux inférieurs de la montagne. Puis le lit d'un torrent, qui ne roulait pas encore les neiges fondues par les premières haleines du printemps, les conduisit jusqu'à la plaine. Mais ils cherchèrent en vain la forêt enchantée. Elle s'était évanouie en même temps que leur rêve.
XII
Trois journées de navigation entre les rives basses et tristes de la mer d'Hellé amenèrent les aventuriers en vue de la terre troyenne. Ulysse s'empara du gouvernail et commanda la manoeuvre. Il fit replier les voiles et ralentir le rythme des rameurs. Le vaisseau glissait avec prudence entre les bas-fonds de la côte. Dans les premières ombres du crépuscule, le pilote jeta l'ancre. On entendait le frôlement des vagues indolentes le long du rivage prochain, et le soupir du vent à travers les touffes de roseaux épars sur la plage.
Ulysse, ému et dont la voix tremblait, appela près de lui son vieil esclave. D'un geste large, le roi d'Ithaque montra la mer déserte, les champs silencieux, le ciel livide :
«Qu'il est loin, dit-il, le jour où la proue de mon navire déchirait en ce lieu même les flots d'Amphitrite et touchait à l'empire de l'orgueilleuse Ilion ! Nous étions plus de mille trirèmes que montaient les fils de l'Hellade : Athènes, Argos, Lacédémone, Pylos, Salamine, Céphalonie, Cythère et Délos, toutes les cités, toutes les îles, toutes les acropoles voguaient en choeur vers le royaume de Priam, portant à la pointe des mâts l'icône de leurs Dieux, parée d'une gerbe de fleurs. Debout à la poupe des navires, les adolescents chantaient sur la cithare un paean à la gloire des Immortels ; les cymbales d'airain marquaient la cadence de nos rames, et la mer et le ciel échangeaient un immense sourire. Et je reviens ce soir, seul, vieilli, le coeur inquiet, à cette rive désolée qui n'a gardé ni le souvenir de mes ruses de guerre, ni l'écho de mon nom !...»
Alors la lune sortit d'un lit de nuages entassés au bord de l'horizon et monta sur l'Asie. Par-dessus les collines et les plateaux perdus au fond de la plaine et baignés d'une brume argentée, on vit luire les glaciers du mont Ida. Tout près du vaisseau, le bruissement vague d'un torrent passait parmi les saules aux branches desquels flottaient en lambeaux des voiles de vapeurs bleuâtres. C'était le Simoïs et son frère le Scamandre, roulant dans le même lit, dont le murmure apportait à l'enfant d'Ithaque la bienvenue mélancolique de la Dardanie. Le fleuve se heurtait à la mer, brisait la barrière impuissante des flots et rejetait au loin des nappes d'écume étincelante.
Déjà Télégone, roulé dans une peau de chèvre, sommeillait sur le pont du navire.
Ulysse veilla jusqu'au jour à la poupe de son vaisseau, les yeux tournés vers Ilion, l'oreille tendue aux rumeurs confuses de la vallée, du torrent et de la mer. Là-bas, de loin en loin, quelques feux de pâtres s'allumaient, chétifs flambeaux qui rendaient plus sépulcrale encore la figure du désert. Le chuchotement morne, monotone des ténèbres lassa bientôt la patience du voyageur. Tout était donc mort dans cette campagne, où résonnaient jadis les boucliers et les trompettes de bronze, les hennissements des chevaux, les cris des guerriers, et parfois, sur la plate-forme des tours troyennes, la lamentation désespérée des épouses et des mères ?
Télégone, bercé par le mouvement très doux du navire, semblait toujours plongé dans le sommeil heureux de l'enfance. La lune l'enveloppait de lumière blanche. Chaque fois qu'Ulysse se tournait vers lui, le demi-sourire d'un rêve candide s'épanouissait sur les lèvres minces et pâles de l'adolescent. Mais à peine le roi se reprenait-il à contempler la campagne d'Ilion ou les hauteurs neigeuses de l'Ida, entre les longs cils abaissés du dormeur brillait la lueur d'un regard noir et le sourire enfantin s'éteignait.
Dès l'aurore, Ulysse se préparait à débarquer. Il appelait Eumée près de lui et donnait ses derniers ordres. Son absence ne durerait que deux journées. Au matin du troisième jour, il naviguerait vers Ithaque. Il rentrerait en sa maison au moment même où, sur les coteaux de l'île natale, à l'abri des rochers, la vigne fleurirait. Et ce serait la dernière étape de ses voyages, la fin de ses longues aventures, le crépuscule de sa vie héroïque.
Il montrait un visage tranquille et très grave. Eumée déposa en sa besace un lécythe de vin couleur d'or, dont la libation plairait à l'ombre douloureuse d'Astyanax. On achèterait, à quelque pauvre pâtre errant dans les champs de Troie, l'agneau destiné au sacrifice. Déjà la paix sereine de l'expiation paraissait sur le front du roi.
Deux rameurs attendaient dans la nacelle, qui se balançait au flanc du navire. Au moment où il mit le pied sur l'échelle, le fils de Laërte se sentit retenir par le pan de son manteau. Télégone s'attachait à lui et le suppliait du regard. Mais le pilote accourut en criant :
«Non ! non ! je le garde près de moi. N'emmène point, maître, l'étranger ! je l'ai vu, cette nuit, dans mes songes, mêlé à je ne sais quelle horrible vision que je n'ai point comprise. C'est le conseil d'Athéna. Si tu tiens à la vie, laisse-moi cet enfant !»
Ulysse, cette fois encore, fut en un instant plus rapide que l'éclair, arbitre souverain de sa destinée. Mais il crut surprendre dans les yeux de Télégone un rayon d'amour filial, il prit doucement l'adolescent par la main, et, sans répondre une seule parole à la prière éperdue de son pilote, lui fit signe de descendre derrière lui l'échelle du navire.
Le pilote suivit longtemps du regard les trois hommes cheminant le long du Simoïs. Quand ils eurent disparu parmi les replis de la vallée, il secoua sa vieille tête grise d'un air de profond chagrin et soupira :
«Hélas ! que n'ai-je écrasé sous mon talon ce jeune reptile !»
Le printemps déroulait alors sur le tombeau où gisait la grandeur d'Ilion un linceul d'herbes fleuries. A perte de vue, dans le désert tout embaumé de fraîches senteurs, l'or des genêts se mariait à la pourpre des anémones, à la blancheur éblouissante des lis sauvages, à la splendeur des iris pareils à des bouquets d'améthystes. Des nids chantaient dans les buissons d'églantiers. Les merles jasaient sous la jeune verdure des peupliers et des trembles ; des vols de blanches colombes s'échappaient des halliers ; des bandes d'hirondelles tournaient dans l'azur clair du ciel ; les hérons allaient et venaient, avec une dignité magistrale, tout autour des étangs fleuris de pâles nénuphars, où coassaient un peuple de grenouilles ; les lézards, couleur de safran et d'émeraude, frétillaient au soleil ; les libellules bleues, aux ailes transparentes, dansaient dans la blanche lumière matinale.
Mais au joyeux réveil de la nature la vie humaine manquait. Ulysse foulait de ses pieds la cendre d'une cité morte, d'une nation éteinte. Des rares masures rencontrées par les voyageurs, les unes étaient rigoureusement closes, sinistres ; d'autres, délabrées, sans toit ni portes, envahies par les ronces, ouvertes à tous les vents. Un petit berger presque nu, grelottant de la fièvre, la face flétrie, les yeux farouches, ramassa hâtivement à leur approche son troupeau de chèvres et grimpa, sans oser retourner la tête, jusqu'au sommet d'une colline où il se déroba, plus leste qu'un lièvre, en un fourré de lentisques. Un autre, plus hardi, lança ses chiens contre les inconnus et fit siffler à leurs oreilles les pierres de sa fronde. Plus loin encore, une flèche s'enfonçait dans le manteau d'Eumée.
«Une race vaincue, dit Ulysse, devient facilement inhospitalière et méchante. Ceux-ci sont retombés à la barbarie de leurs plus vieux ancêtres, au temps où les mortels habitaient dans les cavernes des montagnes, à la façon des renards et des ours et ignoraient le culte des Dieux. Ils ont payé bien cher pour la perfidie de Paris et les criminelles amours d'Hélène, fille de Léda...»
Il marchait, dans la poussière de la plaine, le front incliné, comme occupé par une pensée triste ; à demi-voix, il dit encore :
«Et nous aussi, petits-fils de Danaos, nous avons payé de notre sang le plus pur, de nos gloires les plus hautes, la grande misère de Ménélas...»
Tout à coup, il se souvint de la parole proférée devant lui par la Dame d'Asie, dans les ténèbres de Sérapis :
«Tant de larmes, pour le sourire d'une femme !»
Et il ajouta :
«Mes compagnons, mes amis sont morts. Ménélas et moi, nous sommes les derniers héros de l'Hellade que le ciseau des Parques ait épargnés. Mais pleurera-t-on sur l'époux d'Hélène ? Cet homme infortuné fut, pour le monde entier, une calamité singulière. Pour son injure la terre fut dépeuplée et le sanglot des veuves remplit encore les cités. Quant à moi, dont la destinée est peut-être proche, qui sait où sera mon tombeau ? J'aimerais à dormir au pisd des rochers d'Ithaque, dans la grève sonore où rebondit l'écume des flots, le long de la mer blanchissante. A la vérité, les Dieux jaloux se réservent le secret de notre dernière heure et le choix de notre tombe nous est refusé aussi bien que celui de notre berceau».
On était au milieu du jour. La plaine sablonneuse, chauffée par le soleil, s'élevait vers Ilion en une pente de plus en plus abrupte. Déjà paraissaient au loin les murs et les tours de Priam. Les voyageurs franchirent le Simoïs à l'endroit où ce torrent reçoit les eaux du Scamandre ; puis ils remontèrent le cours plus paisible de cette rivière que forment un grand nombre de sources sorties des racines de l'Ida.
Un petit bois de peupliers et d'ormeaux offrait aux étrangers l'ombre légère de leur feuillage naissant et un tapis d'herbe émaillée de fleurs vermeilles. Ils allèrent aux arbres et s'étendirent sur l'herbe, parmi les fontaines murmurantes. La campagne troyenne s'endormait au grand silence de midi. Alors, comme Télégone jouait à poursuivre les lourdes sauterelles, cuirassées d'or bruni, dans la ramure des buissons, Ulysse dit à son esclave :
«Ecoute, Eumée, et retiens fidèlement toutes mes paroles. Je veux pénétrer seul, vers le soir, dans les murs de Troie, seul, dans le palais de Priam et les temples écroulés ; je gravirai seul le sentier qui mène à la citadelle démantelée, à Pergame. Toute la nuit je vaguerai de décombre en décombre, de souvenir en souvenir et je réveillerai l'âme des morts... oui, l'âme d'un mort plus lamentable que des milliers d'autres fauchés par le Destin cruel en ces jours de gloire et de deuil. Cependant tu veilleras sur Télégone. Je défends qu'il échappe à tes yeux. Il pourrait s'égarer dans ce désert qui nous est hostile, ou même, retrouvant la trace de mes pas, troubler ma veillée funèbre et déranger l'entrevue solennelle du roi d'Ithaque avec les ombres des Dardanides».
Un frais éclat de rire interrompit Ulysse. Le ieune garçon venait à lui, heureux du succès de sa chasse et montrant, embrochées à l'épingle d'or de sa coiffure, trois grosses sauterelles agonisantes.
«Il est chaque jour plus charmant, observa le bon Eumée.
- Sans doute, repartit Ulysse. Mais il n'a pas le coeur pitoyable aux bêtes. Souviens-toi de l'ours et des deux chacals dont il était le bourreau dans la maison de sa mère l'empoisonneuse. Aujourd'hui, livrons les sauterelles à sa fantaisie. Et garde-toi, mon frère, de perdre de vue cet enfant.
- Je l'occuperai, ainsi que j'ai coutume de faire depuis quelques jours, en lui enseignant la musique de notre langage. Il sait déjà dire : Père ! père ! et l'on croirait entendre la voix d'un jeune garçon venu d'Ithaque ou de Céphalonie».
Ulysse eut un bref tressaillement. Il regarda fixement son serviteur. Mais le vieil homme parlait avec une grande simplicité d'esprit.
«Chaque soir, avant de s'endormir, il me répète cette parole, qui est douce à mon oreille. Mon foyer a toujours été solitaire. Dans les longs jours tristes du prochain hiver, les soirs de grand vent ou de pluie, tous deux nous échangerons près d'un bon feu pétillant d'ingénieux discours et de plaisantes histoires».
Déjà l'ombre grêle des arbres s'allongeait sur le tapis de verdure. Télégone, fatigué du voyage, couché près d'Eumée, avait clos les paupières. Ulysse reprit :
«Prends cette monnaie d'or. Tu l'échangeras contre un agneau noir que nous égorgerons au lever du soleil, à la place où je dois apaiser le ressentiment des Dieux. Demain, avant l'aurore, tu marcheras, en tenant Télégone par la main, à cette grande tour dressée sur la porte qui ouvrait le chemin d'Ilion vers la mer. Là, je t'attendrai et, de loin, je te ferai signe. Adieu».
Il s'éloignait à grands pas, la tête haute et fière, la tunique flottante au souffle tiède de la brise et son bâton de voyage soulevait la poussière blanche de la plaine.
Comme il approchait des remparts de Priam, le bruit d'un battoir attira son attention vers une région plantée de grands roseaux et de saules, au bord du Scamandre. Il se dirigea de ce côté et reconnut bientôt le bassin de marbre où jadis les filles troyennes venaient laver leurs vêtements. Mais les cuves étaient rompues et leurs débris à demi-noyés dans le marécage. Agenouillée sur le plus haut degré des lavoirs, une vieille femme misérablement vêtue plongeait quelques lambeaux de toile dans l'eau bouillonnante des fontaines. Puis, elle les frappait du battoir, en chantant d'une voix chevrotante une complainte dont Ulysse ne comprenait point les paroles. Cette femme était une épave de la grande guerre, ruine parmi les ruines, peut-être la dernière habitante de cette nécropole. Elle ne vit point l'étranger caché par un rideau de saules. Elle chantait toujours, et l'accent de sa voix passait de l'angoisse à la terreur, de la colère à l'enfantine lamentation des pleureuses penchées sur le front glacé d'un mort. Tout à coup elle se redressa et fit le geste lent et tendre d'une mère qui berce entre ses bras son enfant. De grosses larmes roulaient le long de ses rides. Et, se tournant vers Troie dévastée, trois fois elle jeta ce cri :
«Astyanax !»
Et trois fois, des rochers du Simoïs, des remparts d'Ilion, des tours de Pergame, l'écho répondit :
«Astyanax !»
Ulysse, frémissant, s'éloigna poursuivi par ce nom terrible.
Il s'arrêta longtemps au pied des premiers escarpements de la ville. La cité royale, qu'il avait vue, au dernier jour, tout en flammes, toute sanglante, dans l'affreux tumulte du massacre et du pillage, lui apparaissait, en cette soirée de printemps, sépulcre immense, silencieux, formidable, avec ses murailles éventrées, ses tours béantes, ses palais et ses temples brisés, dispersés comme par la secousse d'un tremblement de terre. Parfois, sur un monceau de pierres ou de briques, s'élevait une colonne isolée, noircie par le feu, ou, dans la cour d'un palais, entre les dalles de marbre soulevées par ses racines, un jeune cyprès. Des brèches ouvertes dans les murs croulants s'élançaient les branches tordues des figuiers; entre les créneaux des Portes Scées fleurissaient les buissons de ronces et les rideaux sombres du lierre encadraient la blessure des tours.
Alors Ulysse franchit la porte la plus voisine et gravit lentement la montée de la ville vers le palais de Priam. Il marchait sur les herbes et les mousses de la solitude, écartant de son bâton les touffes d'orties, accrochant sa chlamyde aux épines des halliers. Tout un monde obscur s'éveillait et s'agitait sourdement au bruit léger de sa venue : les salamandres effarées s'enfuyaient en quelque trou ; une énorme couleuvre verdâtre sortit d'un casque d'airain et rampa vers la ruine d'un temple ; une cigogne prit son vol en claquant du bec et disparut du côté de la montagne. A chaque pas, le visiteur repoussait des cuirasses rongées par la rouille, des tronçons d'épées, de piques ou de javelots. Le jour déclinait. Bientôt le dernier rayon du soleil s'éteignit dans les glaces de l'Ida. Ulysse se tourna du côté de la mer.
La nappe violette des ondes tranchait sur l'or limpide du ciel ; une petite voile blanche se détachait des roches arides de Ténédos. Le voyageur arrêta sur la mer un long regard chargé de tristesse et d'amour, tendit sa main droite comme en signe d'adieu et reprit sa marche vers la maison de Priam.
Dès le seuil du palais, il fut accueilli par un tourbillon de chauves-souris qui volaient vers la fraîcheur du soir et l'ombre du crépuscule. Dès ses premiers pas dans le vestibule encombré de colonnes renversées, de poutres noircies par l'incendie et de machines de guerre démantelées, à demi enfouies sous les lianes et les ronces, un troupeau de rats courut eperdument autour de lui, tandis que, dans la cour intérieure, le froissement brusque des branchages révélait l'effroi de quelque bête fauve invisible. Il n'osa pas pousser plus avant à travers les escaliers effondrés, les corridors muets, les salles ténébreuses. Il redescendit timidement les degrés du grand portique et fit le tour de l'édifice. Malgré la nuit, il cheminait sans hésitation. C'était le quartier habité jadis par les fils et les gendres de Priam, par Hector et Paris, le théâtre de la résistance suprême. Là, il s'était battu à la tête des gens d'Ithaque contre les derniers fidèles du roi vaincu ; le long de cette galerie, il avait vu Cassandre entraînée, sa noire chevelure dénouée, le sein nu, par les hommes d'Argos, et Polyxène évanouie emportée sur l'épaule de Pyrrhus comme un trophée de victoire. Ici, devant l'autel des dieux troyens, Priam était tombé sous le couteau de l'égorgeur et le sang ruisselait sur les marches du sanctuaire. Plus loin, il avait arrêté de sa propre main Andromaque qui fuyait revêtue d'une robe d'esclave ; il l'avait reconnue, dans le flamboiement d'Ilion, à l'enfant royal qu'elle serrait contre son coeur, à la bandelette de pourpre qui ceignait les boucles blondes d'Astyanax. Puis, il avait arraché l'enfant des bras maternels et couru d'un élan fou du côté des remparts, jusqu'à l'enceinte inférieure, au-dessus des gorges du Simoïs. Tout à l'heure, quand la lune serait levée, il retrouverait, dans les détours des quartiers bas et les défilés tortueux des murailles, la terrasse où il s'était arrêté. L'enfant, qu'il traînait d'une main, épouvanté, pleurait, suppliait et ses pieds délicats saignaient. Il n'avait point vu les larmes, n'avait point entendu les prières. Il était alors le vainqueur, riait de la miséricorde et se jouait des Dieux.
Maintenant, il lui tardait d'évoquer, dans la vision suprême du crime, la scène de meurtre et d'agonie. La lune lui semblait bien lente à paraître sur les blancheurs de l'Ida. N'était-ce point afin de s'incliner, pensif, près de la pierre scélérate, de reconnaître la tache accusatrice, de revivre une minute infâme, qu'il avait quitté son île et remonté le cours du passé lointain ? D'ailleurs, il se sentait résolu, très calme. L'image d'Astyanax, ainsi ranimée, parmi d'effroyables souvenirs, dans la nuit mortuaire d'Ilion, ne le troublait plus, comme avait fait, en ce jour même, dans la campagne ensoleillée, le nom seul de l'enfant proféré par la vieille lavandière. Une force divine le poussait en avant ; il allait à l'inévitable, impassible, docile, pareil à la feuille morte que le vent d'hiver rouie de la montagne à la vallée.
Il écoutait, sans émotion ni surprise, les bruits vagues qui montaient vers lui des profondeurs de la plaine, le bourdonnement du Simoïs contre les falaises rocheuses de Pergame, un aboiement de chien perdu dans le désert, des appels de vautours qui se répondaient de ruine en ruine et, plus près encore, l'humble concert des grillons épars sous les marbres brisés. Cette vie indifférente des êtres et des choses ne lui semblait point une menace. Il se croyait, à cette heure, la seule âme humaine qui hantât les solitudes d'Ilion. Il ne redoutait pas de rencontrer, en ce champ de deuil, soit les ombres douloureuses des Priamides, soit les fantômes de ses plus chers compagnons, et, si la parole obscure de Cassandre dans le palais de Mycène devait s'accomplir, lui qui, jadis, d'un geste de son épée, avait chassé la foule gémissante des Morts sortis de l'Hadès, aurait-il peur, cette nuit, de la pâle figure aux boucles blondes, à la bandelette de pourpre ? Et l'entrevue mélancolique avec le spectre d'Astyanax serait peut-être, pour lui, un grand bienfait. Par elle, il paierait enfin sa dette à Némésis.
A l'orient le ciel blanchissait. Le croissant de la lune se levait. Les aboiements lointains du chien errant redoublèrent, mêlés à des glapissements de chacals. Dans les hauteurs de la citadelle vide un chat-huant jetait une clameur rauque. Autour d'Ulysse les décombres, baignés de froide lumière bleuâtre, parurent grandir et se mouvoir.
«Allons ! dit le roi, l'heure est venue». Comme il tournait l'angle d'une ruelle menant aux remparts, son bâton toucha le rebord d'un bouclier et l'arme de bronze sonna d'une façon lugubre, telle que la plainte d'un mourant. Il fit halte, afin de reconnaître à quelle armée appartenait le bouclier. A ce moment il crut entendre, du côté du palais, le bruit d'un pas irrégulier, très léger. Il perça du regard les mystères de la nuit, étonné qu'un autre mortel troublât le sommeil d'Ilion. C'était sans doute un pâtre qui rentrait en sa tanière, ou, peut-être, la vieille chanteuse du Scamandre. Le bruit avait cessé. Ulysse n'apercevait que les traînées de brouillard balancées par le souffle du vent et, çà et là, les silhouettes noires, rigides, des cyprès, dont les cimes ondulaient doucement. Il se remit en marche et, par un long sentier taillé en escalier dans le rocher, descendit vers la région où l'appelait le plus amer souvenir de toute sa vie.
Quelques degrés encore le séparaient de ce lieu redoutable. Tout à coup le bruit des pas, plus distincts, plus précipités que tout à l'heure, le fit tressaillir. De nouveau il s'arrêtait, haletant, anxieux, irrité. Qui donc osait déranger le tête-à tête avec son crime et lui disputer la ruine, les ténèbres, l'inviolable horreur de ce désert ? Le promeneur obstiné suivait là-haut le chemin de ronde du rempart. Une tour délabrée se dressait à cet endroit, fendue et comme foudroyée, penchée sur le vide. Ulysse se rappela que, de la plate-forme, Andromaque avait contemplé la mort de son fils. Les pas, moins rapides, montaient maintenant les degrés intérieurs de la tour.
«Il faut en finir», pensa le roi d'Ithaque.
D'un bond, il atteignit la place tragique. Il se recueillit quelques instants, enveloppé par l'ombre solennelle de la tour, et, d'un regard timide, parmi les pavés de la terrasse, les marbres rompus, épars, les orties et les ronces, il chercha la pierre sanglante.
Il la reconnut sans tarder. C'était une dalle de grès, solitaire, autour de laquelle des mains amies avaient arraché les herbes et les buissons. La lune versait sur elle une nappa de lumière blanche.
Ulysse, attiré par un charme farouche, invincible, marcha vers la pierre. Il tentait alors un effort inouï pour chasser de sa mémoire l'affreuse image, l'enfant saisi et balancé par les pieds, le rapide mouvement de fronde, la tête fracassée, cette petite tête blonde, amour d'Ilion, espoir de l'Asie. Mais le cri d'Astyanax, le cri désespéré de l'orphelin qui, près de mourir, appelait à son aide Hector déjà descendu à l'Hadès :
«Père ! père !»
ce cri déchirant qui, si souvent, depuis la nuit maudite, avait effrayé sa veille et gémi dans ses songes, n'allait-il pas résonner une fois encore à ses oreilles ?
Une forme noire, étrange, énorme, surgit alors au sommet de la tour. A travers un éclat de rire, le rire terrible entendu l'autre soir dans le crépuscule de l'Olympe, l'appel d'Astyanax se débattant entre les mains de son bourreau, la parole sacrée enseignée par Eumée au fils de la magicienne :
«Père ! père !»
retentit et courut du Simoïs au Scamandre, du palais de Priam aux champs désolés d'Ilion.
Ulysse releva la tête. Courbé, les bras raidis, les mains tendues vers un pan de la tour qui déjà chancelait, Télégone, démesurément grandi, riait toujours et criait encore :
«Père ! père !»
Le roi se sentit rouler à l'abîme. Il n'essaya point de fuir. Il comprit que Némésis passait dans la nuit et le touchait à l'épaule. Il se traîna sur les genoux jusqu'à la pierre sinistre, posa son front pâle sur l'oreiller funèbre d'Astyanax, couvrit son visage de sa chlamyde blanche, revit, en un dernier éblouissement de sa pensée, les toits de la pauvre Ithaque, le petit verger fleuri planté par Laërte, Pénélope assise au vieux foyer et la mer, la grande mer d'azur...
Au matin, Eumée, inquiet de ne point retrouver Télégone endormi à ses côtés, s'achemina seul vers les murs de Troie. Il erra longtemps avec angoisse dans la ville, fouilla tous les recoins du palais, puis alla aux remparts. A l'heure de midi, il découvrit son maître mort, la tête brisée, sous les ruines de la tour.
Vers le soir, apparut le vieux pilote, qu'un pressentiment sinistre avait entraîné à la ville fatale. Les deux hommes relevèrent la froide dépouille, firent à la hâte, de quelques branches de figuiers, un lit funèbre et rapportèrent en pleurant Ulysse vers son vaisseau. Toute la nuit, à pas lents, ils cheminèrent au plaintif murmure du Simoïs et du Scamandre. La blanche tunique tachée de sang, la blanche figure aux yeux fermés pour toujours, balancées sur les épaules des deux serviteurs fidèles, passaient à travers la campagne endormie, que la lune baignait d'une lumière triste. De loin en loin, le cri souffreteux d'un grillon, le chant solitaire d'un rossignol saluaient le roi mort.
«Hélas ! soupirait Eumée, lequel de nous osera franchir le seuil de la maison et annoncer à ceux de là-bas une nouvelle si amère ?»
A l'aurore, ils furent rejoints par quelques-uns des matelots qui, du haut de la poupe, avaient reconnu l'étrange cortège. Pour la dernière fois, le fils de Laërte, porté par les bras de ses rameurs, montait à son navire. Ils le couchèrent sur le pont, l'enveloppèrent d'un manteau royal et ceignirent sa chevelure grise d'une couronne d'asphodèles. Et, quand le soleil rayonna sur la cime neigeuse de l'Ida, ils descendirent pieusement le dernier des grands héros dans la pourpre mobile de l'Océan, père des fleuves.