Les discours de Brutus et Marc Antoine


   

Le meurtre de César a marqué un tournant décisif dans l'histoire romaine, à la fin d'une République déjà fissurée. Après ce geste ultime, deux hommes ont successivement prononcé deux discours : d'abord Brutus, conspirateur ayant pris part au meurtre du dictateur, puis Marc-Antoine, cette année-là consul en même temps que César et son ami, qui lui avait proposé à trois reprises avant sa mort la couronne royale.

Cette scène a profondément marqué la littérature dès l'époque impériale, puis au XXe siècle le cinéma. Le plus fiable, Plutarque, l'évoque dans ses Vies parallèles des hommes illustres. Mais c'est bien Shakespeare, dramaturge élisabéthain du XVIe siècle, qui a le premier, dans sa pièce Jules César, théâtralisé ces deux discours décisifs, en nous livrant un parfait exemple de rhétorique romaine capable de manipuler la foule. La scène fut pour la première fois représentée au cinéma par Joseph L. Mankiewicz en 1953, dans un péplum hollywoodien inspiré, servi par l'interprétation remarquable de ses deux acteurs principaux, James Mason dans le rôle de Brutus et Marlon Brando dans celui de Marc-Antoine.

Toutefois, il convient de prendre acte de l'écart historique entre la version théâtrale de Shakespeare ou celle de Mankiewicz, et les événements ont été à l'origine du Second Triumvirat. En quoi ces deux adaptions fictives de la réalité historique donnent-elles un exemple magistral de l'art oratoire ? Pour répondre à cette question, nous étudierons, dans une vision en diptyque, les deux discours, pour mettre en valeur un rythme oratoire propre à émerveiller les foules, un jeu d'alternance entre les différents enjeux et une manipulation qui mène à la révolte.

 

Texte de la scène III,2

 

I/ Deux discours apparemment semblables

On remarque tout d'abord la présence commune, chez les deux orateurs, d'un exorde puissant, propre à éveiller l'attention des foules romaines, où l'apostrophe « Romains, compatriotes et amis » forme un rythme ternaire parfaitement ciselé, compact, avec un rapprochement en gradation ascendante, destiné à limiter le plus possible la distance entre l'orateur et les destinataires.

De la même manière, on observe une certaine continuité dans la volonté de supprimer la distance avec la foule, notamment lorsque Brutus d'une part et ensuite Marc-Antoine haranguent leurs récepteurs par des interrogations  mais surtout des exclamations rhétoriques : « Quel est ici l'homme assez bas pour vouloir être esclave ! », qui marquent la volonté polémique de leur énonciateur.

De plus, ils utilisent tous deux de nombreuses oppositions antithétiques très marquées, pour nuancer le décalage, entre la réalité et ce qui devait être ; voici pourquoi de nombreux connecteurs logiques comme « mais » ou « pourtant » délimitent les deux discours à tout instant, dans le but de susciter l'indignation des destinataires.

Pourtant, ont-ils vraiment la même puissance et la même répercussion sur les foules ?

 

II/ Un Brutus qui s'appuie la collectivité et l'idéal Républicain


Au premier abord, de la part de deux sénateurs romains, on s'attend plutôt à trouver un genre délibératif propre au domaine politique, mettant au premier plan la collectivité. Pourtant, dans cette scène ce n'est pas toujours le cas.

Brutus, fervent républicain et principal conspirateur, s'appuie sur différentes entités politiques pour justifier son geste. D'abord, puisqu'il déclare qu'il « amai[t] Rome davantage » face à un César « ambitieux », il marque sa profonde loyauté face à la République romaine. Voici comment il joue d'abord sur ce qu'en rhétorique on appelle le Logos, c'est-à-dire sa capacité à convaincre le peuple par l'exposition de faits logiques menés par la raison : « César m'aimait, et je le pleure, il fut fortuné, et je m'en réjouis ; il fut vaillant, et je l'en admire ; mais il fut ambitieux, et je l'ai tué ». Il justifie donc son geste par une défense logique de sa raison, contre une attaque purement personnelle de la République de César. Ainsi, il se place en défenseur des valeurs romaines.

Mais il met aussi véritablement en valeur les qualités humaines de César, « l'amitié », « la fortune », et « la vaillance » dont l'éloge renforce l'idéal romain : l'importance des sentiments qui résultent de cet éloge s'apparente alors au Pathos, qui s'efforce de persuader les récepteurs de regretter cet homme assassiné uniquement pour les vertus qu'il manisfestait alors.

Cependant, Brutus n'oublie à aucun moment de se « concilier la bienveillance des auditeurs », comme l'avait théorisé Cicéron, c'est-à-dire de mettre en valeur sa propre personne, ce qu'en rhétorique on appelle l'Ethos. L'affirmation « je n'ai rien fait à César que vous ne feriez à Brutus » révèle en effet un parallélisme voulu par l'orateur avec César : le peuple n'assassinerait Brutus que s'il venait à porter atteinte à la République romaine. Vous voilà peut-être convaincu de sa puissance oratoire ?  voyez pourtant l'acmé de son discours : « Ayant tué mon meilleur ami pour le bien de Rome, je tournerai la même dague contre moi, quand il plaira à mon pays de réclamer ma mort ». Cette phrase marque véritablement l'apogée de ce discours, dans l'image qu'il donne de lui au peuple, dévoué au bien de la collectivité et prêt à se sacrifier sous l'injonction du peuple romain. Que dire d'une telle mise en valeur de sa propre morale !

Voici comment une telle prise de parole réussit non seulement à convaincre la foule de la légitimité de cette conspiration, mais aussi à placer Brutus sur le devant de la scène au plan politique :


LES CITOYENS - Vive Brutus ! vive, vive Brutus !

PREMIER CITOYEN - Ramenons-le chez lui en triomphe !

DEUXIÈME CITOYEN - Donnons-lui une statue au milieu de ses ancêtres.

TROISIÈME CITOYEN - Qu’il soit César !

QUATRIÈME CITOYEN - Le meilleur de César sera couronné dans Brutus.


Face à cette prise de parole d'une efficacité aussi radicale, comment Antoine va-t-il réussir à retourner la foule à son propre avantage ?

 

III/ Marc-Antoine, un orateur jouant surtout sur la persuasion par les sentiments

Antoine, personnage emblématique, ancien condisciple de César et son collègue consul en cette année 44 avant JC, est à présent mis au défi de retourner une foule provisoirement gagnée au parti républicain en faveur de Brutus.

 


Il semble d'abord bien prendre la mesure de cette foule, en feignant d'être en accord avec elle lorsqu'elle honore Brutus. Pour pouvoir simplement se faire entendre, il concède à Brutus un certain éloge, avec un champ lexical de l'honneur omniprésent et même martelé, ce qui produit une certaine redondance rhétorique : « le noble Brutus » est tout de suite supplanté par une formule plus forte, « Brutus est un homme honorable », destinée à ancrer cette dimension épidictique dans l'esprit des destinataires. Mais il joue progressivement avec cet éloge, en l'opposant, par un décalage paradoxal, à la conspiration que cet « homme honorable a accomplie ». Voilà comment, lorsqu'il « lui a représenté une couronne royale, qu'il a refusée trois fois », il contredit le discours de son adversaire, puisque « Brutus dit qu'il était ambitieux ». Il cherche donc à mettre en évidence l'illogisme du geste conspirateur de Brutus, en recourant à un procédé de conviction par l'apparente véracité de ses propos.

Néanmoins, il semble aussi incarner les valeurs romaines de la raison et de la tempérance. En opposant « la révolte et la fureur » qu'il pourrait exciter dans le cœur du peuple romain à l'honneur des conspirateurs, il suscite dans l'esprit de ces Romains des idées de révolution grâce à cette simple hypothèse, mais tout en se donnant l'allure d'un homme raisonnable, porté à la discussion et au respect de l'image qu'il donne de lui-même. Il en va de même avec la prétérition du testament de César, qu'il mentionne pour dire aussitôt qu'il ne le lira pas, mais tout en en évoquant les grandes lignes (testament qui, d'ailleurs, selon Plutarque, est totalement illusoire et faussé par Antoine) : sa réponse polémique face aux demandes instantes du peuple qui ne désire qu'une chose, connaître les dernières volontés de César, relève en réalité d'une mise en attente orchestrée par Marc-Antoine, et jouant délibérément sur la cupidité de ses destinataires.

Cependant, sa véritable puissance oratoire repose principalement sur sa capacité à manifester (en les surjouant) ses propres états-d'âme, grâce à un Pathos qui éveille chez l'auditeur des sentiments utiles à sa cause. Ceci explique l'abondance du champ lexical du deuil, qui passe avant tout par l'évocation des funérailles de l'ancien dictateur, mais surtout par les multiples questions oratoires à registre polémique : « Quel motif vous empêche donc de le pleurer ? » met ainsi en exergue l'anormalité de leur réaction face à la nouvelle de la perte d'un être censé être cher à leurs yeux. Voilà comment, avant de lire le testament, le corps de César est théâtralisé de façon pathétique, puisque le « cercle [formé] autour du cadavre de César » est destiné a susciter enfin de l'émotion chez les destinataires. De cette manière, ce recueillement permet à Marc-Antoine de se rendre plus proche de ses auditeurs par une anecdote. C'est ainsi qu'il peut glisser vers un éloge du général, en rappelant, par le biais du manteau, un de ses propres souvenirs après sa victoire contre les « Nerviens » (allusion à la guerre des Gaules), et dresser par conséquent le blâme des conspirateurs. Utilisant à présent ce manteau comme une pièce à conviction, il fait revivre la scène du meurtre, montrant les déchirures causées par « le poignard de Cassius » ou encore « la lame maudite de Brutus », dont il martèle dans l'esprit de ses auditeurs le lien très proche qui l'unissait à César, « Car Brutus (…) était l'ange de César » et « avec quelle tendresse il l'aimait ! ». Ce faisant, il rassemble à la fois son auditoire et lui-même dans le récit dramatique de la chute symbolique de César, où « vous et moi, nous tous, nous tombâmes », afin de susciter horreur et pitié, les deux ressorts de la tragédie classique : les « pieuses larmes » sont destinées à légitimer et à regretter le défunt dictateur, pour rendre encore plus efficace le blâme des « traîtres ! ».

Enfin, la chute de son discours est magistrale et décisive. Tout en se déresponsabilisant par rapport à la révolution imminente, afin « que ce ne soit pas moi qui vous provoque à ce soudain débordement de révolte », il se dresse en « homme rude et franc », « non en orateur comme Brutus », et peut ainsi remuer les foules en dénonçant la manipulation du peuple par Brutus, qui sait « enflammer vos esprits (…) et les faire dresser pour la révolte ». Or cette idée de révolte, déjà profondément ancrée dans les esprits, ne suffit pas à Antoine, qui, en parfait orateur, va pouvoir à présent la justifier implicitement. Grâce à la lecture tant attendue du testament, il peut faire enfin surgir les passions qui conduiront à la révolution : face au legs par César de « tous ses jardins, ses bosquets réservés, ses vergers récemment plantés en deçà du Tibre », que dire ? « Quand en viendra-t-il un pareil ? »  Magnifique exemple oratoire d'appel à la révolte prenant racine dans la folie des sentiments, au détriment d'une raison qui aurait pu prendre du recul sur l'événement : c'est ce qui mènera véritablement à la fin de la République Romaine.

Antoine nous livre donc ici l'un des plus extraordinaires exemples de retournement de la conscience du peuple. En homme de théâtre, Shakespeare a su lui donner une dimension archétypale, et nul doute que Mankiewicz, au moment de diriger Marlon Brando en 1953, n'ait pensé aux orateurs capables d'une telle propagande dans les différents états totalitaires du XXe siècle.

 

Plus de quinze siècles après l'événement historique, Shakespeare nous propose ainsi une scène exemplaire de puissance rhétorique, véritable duel entre des Républicains menés par un Brutus idéaliste, au service de la collectivité romaine, mais qui ne peut résister au discours, bien plus subtil et pervers, de celui qui le suit à la tribune, son adversaire Marc-Antoine, proche du dictateur assassiné mais surtout intéressé lui-même par sa propre carrière politique, à laquelle il donne un nouveau cours en saisissant sans scrupules l'occasion qui lui en est offerte. Jouant une émotion feinte et usant de la flatterie et de sa connaissance experte des passions de la foule, il est capable de la retourner à son avantage et de la pousser à la révolution, sans en paraître le moins du monde responsable. Ce diptyque rassemble donc un fervent Républicain et un Césarien qui bientôt, une fois constitué le Second Triumvirat, s'illustrera dans de sanglantes proscriptions, en faisant en particulier mettre à mort Cicéron.

Ce double portrait peut paraître à certains égards manichéen, mais il faut toutefois prendre du recul. On peut en effet en dégager deux points de vue complémentaires. Le premier, plutôt shakespearien, est essentiellement développé dans une autre de ses tragédies politiques, Coriolan : le véritable pouvoir est à la foule versatile, qui a véritablement la main sur le pouvoir. Mais cette réflexion ne saurait pourtant être dissociée d'une vision platonicienne développée dans le Gorgias, dialogue mettant en scène Socrate et trois des plus grands orateurs sophistes de son temps, Gorgias, Polos et Calyclès, et développant une véritable critique de la flatterie rhétorique, propre uniquement aux intérêts communs de l'orateur. C'est une idée qui sera reprise par Cicéron dans son De Officiis, où il critique de même les intérêts personnels des politiciens. Ainsi, c'est bien cet égocentrisme politique et philosophique des politiciens romains, servi par une pratique experte de la rhétorique, qui mit fin à l'ère Républicaine

 



Samuel F., 1S3