Le mythe de Cléopâtre en littérature


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1. Cléopâtre, une vile séductrice, insatiable et provocatrice

Buste de Cléopâtre VII - Berlin - Antikensammlung


L’histoire et les témoignages des événements sont souvent écrits par les vainqueurs ; voilà pourquoi les vaincus ne sont pas souvent présentés sous leur meilleur aspect. Cléopâtre en est l’exemple parfait. Elle réunit à elle seule tous les éléments pour composer le portrait à charge d'une créature vile et amorale. C’est une femme, une étrangère (une non-romaine), elle a séduit et partagé la vie de deux grands hommes politiques romains, et surtout elle appartient au clan des vaincus.

Pour toutes ces raisons, les sources littéraires antiques, pour la plupart romaines, sont toutes hostiles à la souveraine égyptienne. Les écrivains contemporains sont même les plus féroces, n’hésitant pas à la dénigrer et à l’insulter. Ces auteurs sont tous tributaires, de façon plus ou moins directe, de la propagande d’Octave, hostile à l’Egypte, puis de la tradition augustéenne qui présente Cléopâtre comme une séductrice. Elle n’aurait pas été belle, du moins selon les canons de beauté de l’époque, mais son charme aurait été irrésistible.

 

1) Une séductrice


Selon Plutarque « sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas, dit-on, incomparable au point de ravir d’étonnement et d’admiration dès le premier abord. Mais sa fréquentation avait tant d’attrait qu’il était impossible de lui résister. Les charmes de son visage, soutenus par les appâts de sa conversation et par toutes les grâces qui peuvent émaner du plus heureux caractère, laissaient de profondes blessures. Sa voix était d’une douceur extrême (Vie d’Antoine, 27,2)

Pour les auteurs romains, la véritable séductrice n’a pas besoin d’être belle, car elle possède une personnalité hors du commun, qui inspire et accentue un sentiment de danger. Car Cléopâtre est dangereuse. Plutarque souligne l’aveuglement suscité par la reine : son charme, son intelligence et sa grande culture provoquent l’admiration et séduisent les hommes.

Cléopâtre était une reine intelligente et instruite, ainsi qu’une polyglotte confirmée : « Sa langue, qu’elle maniait avec une grande facilité comme instrument à plusieurs cordes, prononçait également bien plusieurs langues. Ainsi, il y avait peu de peuples auxquels elle s’adressait par l’intermédiaire d’un interprète. Elle répondait dans leur propre langue aux Ethiopiens, aux Troglodytes (population d’Afrique), aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes. Elle savait encore, dit-on plusieurs langues, tandis que les rois d’Egypte, ses prédécesseurs n’avaient pu apprendre qu’ à grand peine l’égyptien et quelques-uns d’entre eux avaient même oublié le macédonien, leur langue maternelle ». (Vie d’Antoine, 27,2)

 

Denier d'argent de Cléopâtre VII et Marc-Antoine - 34 avant JC


Mais, toujours selon Plutarque, Cléopâtre est l’incarnation de la femme corruptrice et destructrice de héros. La reine d’Egypte peut se comparer à Circé ou aux Sirènes d’Ulysse. « Elle attire dans son palais, pour les perdre les hommes puissants de son époque ». « Elle s’empara de l’esprit d’Antoine qui se laissa entraîner […] Il perdit au milieu des plaisirs offerts par la reine son temps et le sens de ses devoirs ». (Vie d’Antoine, 28,1).

Selon Dion Cassius, Antoine est victime du charme du charme maléfique de Cléopâtre, qui le transforme en esclave consentant et sans conscience. Antoine est une victime de la reine et son aliénation le conduit à sa perte. « Tombé amoureux de Cléopâtre qu’il avait vue en Cilicie, il n’eut plus aucun souci de son honneur, devint l’esclave de l’Egyptienne et consacra tout son temps à son amour. Cela lui fit commettre beaucoup d’actes insensés […] jusqu’à qu’il fût complètement anéanti ». (Histoire Romaine 48, 24 ,2).

Pour Plutarque et pour Dion Cassius, Cléopâtre est une femme puissante qui sape la hiérarchie sociale et sexuelle préétablie. Les auteurs romains la présentent comme une nouvelle « Omphale », cette reine de Lydie, qui selon la mythologie réduisit Héraklès (Hercule) en esclave. (Omphale signifie nombril). Plutarque affirme qu’Antoine ressemblait à Héraklès et que lui-même affirmait que sa famille, la gens Antonia descendait de ce héros légendaire et demi-dieu. (Vie d’Antoine 4, 36) « Héraklès ne voulut pas se borner à la fécondité d’une seule femme ». Si Antoine est Héraklès, alors Cléopâtre est Omphale. Une femme monstrueuse, un nouveau nombril capable de mettre en péril le fonctionnement normal de la ute;té et renverser la domination masculine.

Cléopâtre est donc un danger pour l’équilibre de la société romaine, car elle refuse de respecter les usages et se moque de l’image qu’elle transmet à ses contemporains. Elle est anormale dans le sens qu’elle refuse la normalité c’est-à-dire la place de la femme dans la société selon les Romains. Plutarque affirme que la reine ne quittait pas Antoine « ni le jour ni la nuit, elle jouait, elle buvait, elle chassait avec lui et assistait même à ses exercices militaires » (Vie d’Antoine 29). Dion Cassius confirme cette image d’une souveraine scandaleuse et dangereuse qui se comporte comme une « Amazone » (des femmes guerrières qu’ Héraklès combattit). « Cléopâtre ne se sépare pas un instant de son amant afin de le garder toujours sous son contrôle […] elle monte aussi à cheval » (Histoire Romaine 50, 5).

Pour Dion Cassius, elle corrompt non seulement Antoine mais son entourage romain, qu’elle fascine autant que le triumvir. « Il (Antoine) parut avoir perdu la raison sous l’influence de Cléopâtre après des pratiques de sorcellerie […] Elle fascinait non seulement Antoine mais aussi les autres Romains qui avaient du pouvoir auprès de lui et elle les attachait à elle par un charme si puissant qu’elle pouvait espérer régner même sur les Romains » (Histoire Romaine 50 ,5 ,4).

Une autre accusation de la part de ses détracteurs romains : Cléopâtre est responsable de la mort d'un grand nombre de Romains. Tite- Live dans l'« Abrégé du livre 130 », accuse Cléopâtre d’être responsable des défaites d’Antoine et donc de la mort de soldats romains. Antoine est « prisonnier de son amour » pour elle. « En plus de la guerre contre les Parthes qu’il avait entreprise sous de si fâcheux auspices, il eut à subir l’hostilité du climat par sa propre faute, parce que dans sa hâte de rejoindre Cléopâtre, il ne voulait pas passer l’hiver en Arménie ». L’Egyptienne a réussi à transformer par ses maléfices un puissant triumvir, chef militaire reconnu et respecté, en un mauvais général qui mène ses hommes à la défaite et à la mort.

 

2) Une femme à l’ambition démesurée et insatiable


Cléopâtre est une femme qui sait utiliser la séduction pour arriver à ses fins. Les auteurs romains, parmi lesquels Dion Cassius, accusent la reine d’Egypte d’user de son charme comme d'une véritable arme de guerre ou de théâtre. (Mékhanésamène 42,34,6)

Flavius Josèphe la décrit comme une reine assoiffée de pouvoir et de richesses dans ses « Antiquités Juives XV,89-90 : « Son ardeur pour les richesses était si grande qu’il n’y avait rien qu’elle ne pensait être permis pour les acquérir. Son ambition était si démesurée qu’elle fit emprisonner son frère âgé de quinze ans, à qui le royaume appartenait, et obtint d’Antoine de tuer Arsinoé (Arsinoé IV), sa sœur alors qu’elle se trouvait à Ephèse, en prière dans le sanctuaire d’Artémis. Elle ne craignait pas de violer la sainteté des temples, des tombeaux et des asiles quand elle espérait pouvoir en tirer de l’argent [ …] Elle n’avait aucun mal à fouler aux pieds la justice, si elle pouvait en tirer quelque avantage. Et tous les trésors de la terre n’auraient pu suffire pour satisfaire cette femme somptueuse et esclave de ses désirs ».

Pour Dion Cassius, le principal trait de caractère de Cléopâtre aurait été son insatisfaction permanente : elle aurait été insatiable : « Cléopâtre insatiable de jouissance de richesses, fit souvent preuve d’une louable ambition mais aussi d’un arrogant mépris. Elle reçut le royaume d’Egypte par l’amour et après avoir espéré acquérir l’empire de Rome par ce même moyen, elle perdit tous les deux. Elle domina les deux Romains les plus puissants de son temps et se tua à cause du troisième » (Histoire Romaine 51,15, 4).

 

Jacques Jordaens - Le banquet de Cléopâtre (1653) - détail - Musée de l'Hermitage, St Pétersbourg


Pline aussi reprend l’idée d’une reine insatiable, à la recherche de toujours plus de richesses dans son Histoire Naturelle X, 58. Il y raconte le déroulement d’un repas entre les deux amants, durant lequel Cléopâtre aurait parié d’engloutir 10000 sesterces. « Elle fit servir un dîner somptueux […] mais ordinaire. Comme Antoine se moquait d’elle et lui demandait le compte des dépenses, la reine répondit que ce n’était qu’un hors-d’œuvre, que le dîner coûterait le prix convenu et qu’elle mangerait les dix mille sesterces. Elle commanda le second service. Suivant ses instructions, ses serviteurs déposèrent devant elle un seul vase rempli d’un violent vinaigre dont l’acidité dissout les perles. Alors qu’Antoine lui demandait ce qu’elle allait faire, elle détacha une des perles (Cléopâtre portait en boucles d’oreilles les deux plus grosses perles alors connues) la plongea dans le vinaigre et, quand elle fut dissoute, elle l’avala. »

Ce récit, plus proche d’une histoire inventée que de la réalité des faits, tend à démontrer à la fois le mode de vie dispendieux de la reine et un désir immodéré pour les richesses, sans oublier sa vanité. Un fait historique est cependant avéré : tout comme Jules César, Cléopâtre appréciait  les perles et surtout les parures en perles.

 

3) Une reine prostituée


Si les historiens antiques condamnent Cléopâtre, les auteurs latins contemporains de la reine et admirateurs d’Octave n’hésitent pas à l’insulter en la traitant même de« Meretrix regina » (reine prostituée). Des auteurs comme Horace, Virgile et Properce sont les meilleurs avocats de la propagande menée par Octave contre la légitimité du fils de Cléopâtre et de Jules César, Césarion.

Pour Horace, Cléopâtre est « une reine démente qui préparait la ruine du Capitole et les funérailles de l’Empire, avec son troupeau malsain d’hommes infâmes, incapable de mettre un frein à ses désirs et enivrée par les douceurs de la Fortune » (Odes, I, 37).

Virgile, auteur de l’Enéide et défenseur des milieux traditionnalistes romains qui ont en haine cet Orient jugé barbare, néfaste et dangereux pour Rome, considère Cléopâtre et son union avec Antoine comme une abomination, un crime. Sur le bouclier d'Enée, « Antoine avec ses troupes barbares et ses armes de toutes sortes […] transporte avec lui l’Egypte et il est accompagné, ô abomination ! d’une épouse égyptienne » (Enéide VIII, vers 685-688)

C’est Properce qui utilise le terme de « reine prostituée » dans ses « Elégies (III-II) : Que dire de cette femme qui autrefois apporta la honte à nos armes, de cette femelle défoncée ( « femina trita ») par ses esclaves qui en échange de ses faveurs, exigeait de son époux impudique qu’il lui ouvre les portes du Sénat.[…] Oui, la prostituée reine (« meretrix regina) de l’incestueuse Canope, marque honteuse pour le sang de Philippe, a prétendu opposer à notre Jupiter, son Anubis aboyant, forcer le Tibre à subir les menaces du Nil, chasser la trompette au son pénible du sistre (instrument du culte d’Isis). »


Bronze de Césarion (?)
Musée de l'Ephèbe - Agde

 

Présenter Cléopâtre comme une débauchée, une courtisane, permet de donner des arguments à la propagande d’Octave, nouvel homme fort de Rome et héritier officiel de Jules César. Or Cléopâtre a donné un fils à César, que ce dernier a reconnu. Plutarque reconnaît la légitimité de Césarion en précisant que le dictateur laissa la reine d’Egypte enceinte lors de son départ vers la Syrie. « Ensuite, laissant Cléopâtre sur le trône un peu plus tard, elle donna naissance à un fils de lui que les Alexandrins appelèrent Césarion, il partit pour la Syrie » (Vie de César 49-5).

Césarion, fils de César, est aussi reconnu par Suétone. Dans son ouvrage « la Vie du divin Jules, 52 » il écrit en parlant du dictateur : « Il accepta que le fils qui lui était né porte son nom ».

Césarion, par sa filiation biologique et par sa reconnaissance officielle en tant que fils de César, devient un rival d’Octave. Par sa double origine, il est qualifié pour régner sur l’Orient et l’Occident réunis. Il réunit à lui seul les héritages de la Grèce, de l’Egypte et de Rome et peut remettre en cause l’avenir d’Octave et même du peuple romain. Avec l’aide du triumvir Antoine, Césarion devient une arme contre Octave.

 

Selon Dion Cassius, « Antoine disait que Cléopâtre était réellement l’épouse et Césarion le fils du premier César (Jules césar) » (Vie d’Antoine, 49). Et « il feignait d’agir ainsi par respect pour lui afin de reprocher à César Octavien (Octave) d’être le fils de César par adoption, non par le sang » (Vie d’Antoine, 41).

 

Le thème de la reine prostituée, femme décadente, vénale et adultère, est aussi une réponse au discours officiel de Cléopâtre, qui se présente elle-même comme la « Reine des reines ». Cette reine est dégradée au rang de prostituée.

Cette condamnation des auteurs et des hommes politiques romains contemporains de la reine d’Egypte traduit surtout la condamnation par Rome de la femme non-romaine. Cléopâtre est une Egyptienne, une orientale, à l'opposé de la femme romaine et des valeurs qu’elle incarne. Horace parle de « monstre fatal » dans ses Odes (I, 37). Properce dans les Elégies (III, 11, 33) la désigne par « la fatale Alexandrie ». Ainsi, Cléopâtre cristallise les craintes des Romains de l’époque (fin du Ier s . av. JC) sur l’étranger, l’orient inconnu et la femme de pouvoir concurrente de l’homme.

 

Avec Lucain, poète du Ier s. ap. JC, la figure de la reine d’Egypte se métamorphose. Cléopâtre est toujours présentée comme une tentatrice qui séduit Jules César par son faste et son exotisme, mais qui séduit autant le poète que son lecteur. Au livre X de la Pharsale, vers 136-154 : « Le couple royal et César, puissance supérieure, sont allongés sur des lits ; elle a fardé sans mesure sa beauté malfaisante…….[…] Ses seins éclatants luisent à travers le tissu de Sidon dont les fils, noués par le peigne des Sères (les Chinois), ont été desserrés et relâchés en un voile détendu…[…] Quelle folie aveugle, quel ambitieux délire que d’étaler ses richesses devant un chef de guerres civiles et d’enflammer l’esprit d’un hôte armé ! » Mais à l'époque de Lucain, contemporain de Néron, les tensions politiques qui ont généré la guerre civile et les rivalités entre les postulants au pouvoir sont apaisées : tous les protagonistes sont morts, l’Empire romain domine le monde et la reine d’Egypte commence à devenir un objet de fantasme.

En voulant la dénigrer, les auteurs antiques et les poètes latins lui ont permis de susciter la curiosité et de devenir un mythe. Tous les témoignages antiques ont facilité le passage d’un personnage réel et historique à un personnage de légende, et le mythe de Cléopâtre, né à l’époque romaine, va pouvoir continuer de se développer tout au long des époques suivantes.



 Anaïs J., 205


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