Le mythe de Cléopâtre en littérature


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4. Cléopâtre, une reine aussi belle que funeste

Alexandre Cabanel - Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1887)
Koninklijk Museum voor Schone Kunsten - Anvers


Le personnage de Cléopâtre connaît de nouvelles mutations au XIXe siècle : la reine d’Egypte devient une femme séduisante et séductrice, mais aussi fatale. Des écrivains comme Alexandre Pouchkine, Théophile Gautier, Victor Hugo ou José-Maria de Heredia ne cherchent en la mettant en scène ni la réalité des faits ni la fidélité aux témoignages des textes antiques : qu'ils soient romantiques ou partisans de l'art pour l'art, ils sont à la recherche de nouvelles sources d’inspiration, de nouvelles sensations et de nouveaux mythes.

C'est que dès le XVIIIe siècle, les héros antiques de la mythologie grecque ou latine ont été supplantés en particulier par les personnages des Contes des Mille et une nuits, des récits de voyages et des traductions des auteurs arabes. L'expédition de Napoléon Bonaparte en 1799 confirme cet engouement pour l’Orient et plus précisément pour l’Egypte : sans se limiter à une simple conquête militaire, Bonaparte a emmené avec lui des artistes et des scientifiques, qui ont fait découvrir à toute l'Europe  les trésors égyptiens jusque là inconnus.

Le monde occidental est à la recherche d’autres personnages de légende, et rêve d’un monde exotique même en partie imaginaire. Les écrivains romantiques sont des voyageurs et des adeptes des récits de voyages, à la recherche d’un idéal qui ne se trouve plus ou pas au sein de leur pays ou de leur continent.  Selon Victor Hugo : « Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant on est orientaliste. Il n’y a pas de fait. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme de l’Asie. Le statuquo européen, déjà vermoulu et lézardé, craque du côté de Constantinople. Tout le continent penche à l’Orient ( Les Orientales, 1829).

La Cléopâtre du XIXe siècle devient ainsi l’une des icônes de cette contrée lointaine et fascinante qu’est l’Orient. Un Orient revisité et fantasmé par les écrivains, où le mystère, la sensualité, la vie, la mort, le voyage et le dépaysement règnent en maîtres. Cléopâtre devient pour les auteurs romantiques une reine qui offre ses faveurs aux hommes qui acceptent de mourir ensuite : une nuit d’amour, que vient payer et clôturer la mort.

 

1) Cléopâtre : une reine qui tue ses amants

Dans le « Liber de viris illustribus Urbis Romae », Cléopâtre aurait eu coutume de se prostituer à qui était prêt à payer de sa vie le plaisir d’une nuit de ses faveurs. «  Haec tantae libidinis fuit ut saepe prostiterit, tantae pulchritudinis, ut multi noctem illius morte emerint ». C’est cette accusation qui est reprise dans la littérature du XIXe siècle par les écrivains romantiques. Cette reine, mante religieuse ou femme araignée, a inspiré notamment des écrivains comme Pouchkine et Théophile Gautier.

 

Alexandre Pouchkine


Alexandre Pouchkine, écrivain et poète russe (1799-1837) redécouvre le thème de la reine-tueuse et le modernise. Il avait consulté les auteurs classiques comme Tacite, Plutarque et Aurelius Victor pour la rédaction de son ouvrage sur les personnages illustres de Rome. De toutes ces sources, l’écrivain ne retient que l’idée de la souveraine séductrice et assassine, à partir de laquelle il écrit un poème.

Cléopâtre séduit trois hommes avec trois personnalités et caractères différents, qui acceptent tous les trois, successivement, le défi d’une nuit d’amour payée du sacrifice de leur vie. Ni le statut social, ni la renommée, ni la richesse ni l’âge ne font reculer Cléopâtre dans sa volonté d’assouvir ses désirs physiques et de donner la mort.


D’abord vient Aquila de Pompée un ami,
Dans les combats blessé, dans les luttes blanchi.
Il n’a pas supporté le mépris de la femme
Et s’est précipité avec toute sa flamme
Pour répondre à l’appel de ses derniers désirs
Comme avant vers la gloire on le voyait courir.
Criton le suit, Criton un enfant d’Argolide.
Sage amateur de tous les biens,
Et de tous temps admirateur avide
De l’ardent Cypris et des ardents festins.
Quant au nom du dernier, nul ne peut le connaître
Car il ne fut célèbre en rien.
Sur son jeune menton on peut voir apparaître,
Comme une ombre, un duvet très fin.
L’amour sur tous ses traits exerce son empire,
Tout le feu de l’amour le consume, on le sent,
Et Cléopâtre semble être l’air qu’il respire.
La reine l’admira en silence longtemps…

Cléopâtre (1824)


Sur une durée de dix ans, Pouchkine écrivit quatre variantes de ce poème, dont trois en 1828 sous les titres « Cléopâtre » et «  Cléopâtre et ses amants ».

En 1835, il reprend ce thème de la reine d’Egypte séductrice et assassine dans une nouvelle parue en 1837 intitulée « Les Nuits Egyptiennes ». Le héros Tcharky, un écrivain décide d’apporter son aide à un improvisateur de métier en Italie. Lors d’une soirée, dans les salons d’une grande famille aristocratique, les invités sont priés de proposer des sujets. C’est le thème de «  Cléopâtre et ses amants » qui est tiré au sort. L’improvisateur, très inspiré par le sujet récite la dernière version du poème de Pouchkine. Dans cette dernière version, ce sont les derniers vers du poème qui sont la fin de la nouvelle. Ce poème décrit le dernier amant de Cléopâtre dont on ignore à la fois le nom et le destin. Malgré l’évocation approfondie du jeune amant de la reine, le lecteur reste « sur sa faim », il n’y a pas de conclusion au poème. Tout est mystérieux, un jeune amant dont le nom n’est pas cité, son sort (va-t-il mourir ou pas ?) et la fin du poème (à chacun d’inventer la fin de la nuit d’amour entre Cléopâtre et son amant).


Le dernier n’a pas aux siècles
Laissé son nom. Ses joues
D’un premier duvet tendrement s’ombraient,
L’extase dans ses yeux brillait,
La force de la passion encore vierge.
Dans son jeune cœur bouillonnait….
Et la reine a sur lui arrêté
Un regard plein de tendresse…

Les Nuits Egyptiennes (1835/1837)


Pour Pouchkine, c’est l’excès de respect et d’admiration, même d’adulation, que lui témoignent ses sujets ou son public qui conduisent la reine à devenir une amante tueuse.


Ecoutez – moi, car je suis celle
Qui vous offre l’égalité :
Mon amour qui vous ensorcelle,
Mon amour, on peut l’acheter
Qui se présente à cette enchère ?
A qui vais – je vendre mes nuits ?
Celui qui sera volontaire.
De sa mort en paiera le prix.

Cléopâtre (1824)

 

Théophile Gautier


Théophile Gautier, écrivain français (1811-1872) est un passionné d’archéologie et d’antiquités égyptiennes. Contrairement à Pouchkine, pour qui l’exactitude historique n’était pas un souci, Théophile Gautier fait de sa marque de fabrique la restitution de l’atmosphère et de l’ambiance de l’Egypte à l’époque de la reine.

L’auteur a laissé trois témoignages de son admiration et de son amour pour l’Egypte ancienne.


Dans cette dernière nouvelle, Cléopâtre est présentée comme une reine très belle. Elle est comparée à une déesse.  « Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fit perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable, auquel les poètes n’ont pu rien ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il n’est pas besoin de nommer Cléopâtre. » 

La reine d’Egypte est comparée à Nephté (selon les dictionnaires une sorte de déesse de la Victoire, « Vacuna » chez les Sabins).  « Nephté avait des yeux charmants relevés par les coins avec une indéfinissable expression de volupté, une bouche où scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides, des bras d’une rondeur exquise et des pieds plus parfaits que les pieds de jaspe de la statue d’Isis : assurément il n’y avait pas dans toute l’Egypte une main plus petite et des cheveux plus longs..[..] Les charmes de Nephté n’eussent été effacés que par ceux de Cléopâtre. »

C’est aussi une reine malheureuse, insatisfaite qui s’ennuie et qui n’hésite pas pour assouvir ses désirs à donner son corps à un autre homme que César ou Marc-Antoine. « La reine Cléopâtre n’avait cependant pas l’air de satisfaction »… « Cette Egypte qui m’anéantit et m’écrase »…. «  Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue ».

Cependant, la tristesse et l’ennui de la souveraine ne semble émouvoir personne et surtout pas son esclave Charmion.  « On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine n’a pas eu d’amant et n’a fait tuer personne depuis un mois » et « Elle fit mine d’y compatir ».

Fasciné par sa souveraine, un jeune homme Meïamoun qui suit Cléopâtre dans toutes ses apparitions publiques, réussit un jour à l’espionner dans son bain. Découvert, il se voit proposer la réalisation de son rêve au prix de sa vie. "Eh bien ! ce que tu croyais impossible va s’accomplir, je vais faire une réalité de ton rêve ; cela me plait, une fois, de combler une espérance folle…. […] Tu étais en bas de la roue, je vais te mettre en haut, brusquement, subitement, sans transition. Je te prends dans le néant, je fais de toi l’égal d’un dieu, et je te replonge dans le néant : c’est tout…[…] .. je me prête à ta folie ; j’aurais le droit de te faire tuer sur le champ ; mais tu me dis que tu m’aimes, je te ferai tuer demain ; ta vie pour une nuit. Je suis généreuse, je te l’achète, je pourrais la prendre. »

Cléopâtre, une reine aussi belle que funeste


Le jeune homme accepte, et est alors accueilli et fêté par Cléopâtre, qui danse pour lui. A la fin de cette nuit de fête, lorsque le soleil se lève, Meïamoun en respectant son engagement, boit la coupe de poison et tombe mort. Arrive  le triumvir Marc-Antoine qui s’interroge sur la présence du cadavre et Cléopâtre lui répond qu’elle a essayé des poisons sur des esclaves.

Mais cette reine est une femme cruelle et cynique. Elle use et abuse du mensonge afin de cacher ses infidélités à son général romain.  "Oh ! rien, fit Cléopâtre en souriant ; c’est un poison que j’essayais pour m’en servir si Auguste me faisait prisonnière. Vous plairait-il mon cher seigneur de vous assoir à côté de moi et de voir danser ces bouffons grecs. »

Avec cette pirouette, Cléopâtre se moque à la fois de ses amants occasionnels comme le jeune Meïamoun qui doivent mourir et les présente comme des marionnettes, des pantins avec lesquels elle s’amuse en tirant les ficelles. Mais elle se moque aussi de son compagnon Marc Antoine, général romain car elle est infidèle et lui préfère des amants qu’elle désigne comme des esclaves grecs.

Théophile Gautier, comme Pouchkine, développe le thème de la reine meurtrière, qui élimine ses amants après une nuit d’amour (ou de sexe). C’est la beauté de la reine d’Egypte qui ensorcelle ses amants et la rend maléfique. Cléopâtre envoûte, ensorcelle son peuple et ses amants par sa beauté et cette beauté lui permet de cacher sa duplicité et ses mensonges. La reine est l’égale d’une déesse donc c’est une créature non humaine, elle ne connaît ni la honte ni le remords.

 

2) Cléopâtre ou Chronique d’une mort annoncée


Pour les auteurs romantiques, la vie et la mort sont des thèmes de prédilection, tout comme le voyage et la quête.

Victor Hugo, tout comme ses contemporains notamment Théophile Gautier ou Alexandre Pouchkine, a été lui aussi fasciné par la magie de l’Orient et plus précisément par l’Egypte. Mais l’auteur des Orientales ne s’est jamais rendu sur les lieux qu’il décrit dans ses ouvrages. A la recherche d’exotisme et mystère, l’imagination joue un rôle capital pour Victor Hugo.

Si dans son recueil de poésies intitulé Les Orientales Hugo montre son intérêt pour le pays des Pyramides, du Nil, des palmiers, des temples, des superstitions et des légendes ainsi que pour l’accueil chaleureux des populations, c’est dans La légende des Siècles qu’il rend hommage à la beauté de Cléopâtre.

La Légende des Siècles est un recueil de poèmes écrits entre 1855 et 1876, pendant l’exil de Victor Hugo. Conçus comme de petites « épopées », ils furent publiés en trois séries en 1859, 1877 et 1883. En écrivant cette « légende des siècles », Victor Hugo veut dénoncer la ruine des grands empires dans l’histoire des hommes, causée par des personnages assoiffés de pouvoir, de richesses et très imbus : des tyrans.

Cléopâtre apparaît dans un recueil de poèmes intitulé « Les Trônes d’Orient », dans la première série, qui raconte l’histoire d'un sultan d’Egypte dénommé Zim-Zizimi, qui interroge sur son avenir les dix sphinx soutiennent son trône.


Le trône où Zim-zizimi s’accoude est soutenu
Par dix sphinx au front ceint de roses, au flanc nu,
Tous sont en marbre blanc, tous tiennent une lyre ;
L’énigme dans leurs yeux semble presque sourire,
Chacun d’eux porte un mot sur sa tête sculptée,
Et ces dix mots sont : Gloire, Amour, Jeu, Volupté,
Santé, Bonheur, Beauté, Grandeur, Victoire, Joie… »
« Alors les sphinx, avec la voix qui sort des choses,
Parlèrent : tels les bruits qu’on entend en dormant.


A chaque sphinx correspond un personnage célèbre et puissant : la reine Nitocris, Nemrod, Cyrus, etc. Le neuvième sphinx parle de Cléopâtre.

Dans « Les Dix Sphinx » se dessine le portrait de la société orientale, avec un sultan en haut de la hiérarchie sociale. Ce sultan occupe une place très importante, sa fortune est immense et il vit dans l’opulence. Vénéré par son peuple, il exerce un pouvoir sans partage. Il est entouré de pachas ou de princes qui vivent dans l’entourage du souverain. Cependant, c'est aux sphinx que le sultan d’Egypte s’adresse afin de tromper son ennui.

Au travers de toutes les histoires funestes racontées par les dix sphinx, le sultan d’Egypte aussi puissant, aussi fort, aussi célèbre qu’il soit n’est rien face à la mort, comme tous les rois et reines qui l’ont précédé et qui sont cités dans le poème. Cette conclusion, qui est aussi la morale du poème, peut être interprétée comme un rappel à l’attention des tyrans. En effet, Hugo, est un farouche opposant politique à Louis Napoléon, qui, suite à un coup d’Etat, a mis fin à la Seconde république et instauré un régime dictatorial.


Passants, quelqu’un veut-il voir Cléopâtre au lit ?
Venez ; l’alcôve est morne, une brume l’emplit ;
Cléopâtre est couchée à jamais ; cette femme
Fut l’éblouissement de l’Asie et la flamme
Que tout le genre humain avait dans le regard ;
Quand elle disparut, le monde fut hagard ;
Ses dents étaient de perle et sa bouche était d’ambre ;
Les rois mouraient d’amour en entrant dans sa chambre ;
Pour elle Ephractæus soumit l’Atlas, Sapor
Vint d’Osymandias saisir le cercle d’or,
Mamylos conquit Suse et Tentyris détruite,
Et Palmyre, et pour elle Antoine prit la fuite ;
Entre elle et l’univers qui s’offraient à la fois
Il hésita, lâchant le monde de son choix.
Cléopâtre égalait les Junons éternelles ;
Une chaîne sortait de ses vagues prunelles ;
Ô tremblant cœur humain, si jamais tu vibras,
C’est dans l’étreinte altière et douce de ses bras ;
Son nom seul enivrait ; Strophus n’osait l’écrire ;
La terre s’éclairait de son divin sourire,
À force de lumière et d’amour, effrayant ;
Son corps semblait mêlé d’azur ; en la voyant
Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue ;
Cléopâtre embaumait l’Égypte ; toute nue,
Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil ;
Les roses enviaient l’ongle de son orteil ;
Ô vivants, allez voir sa tombe souveraine ;
Fière, elle était déesse et daignait être reine ;
L’amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs ;
Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les cœurs,
Et plus que les lions rugissants était forte ;
Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte.


Cléopâtre est le neuvième Sphinx. En racontant son histoire, la reine d’Egypte décrite par le poète est une femme d’une très grande beauté, qui rivalisait même avec les déesses.

Ses dents étaient de perle et sa bouche d’ambre.
Les roses enviaient le rose de son orteil.

Son corps est comparé à des joyaux et même la nature la jalouse.

Cléopâtre égalait les Junons éternelles ;
Vénus le soir, rentrait jalouse sous la nue ;
Elle brûlait ainsi les yeux ainsi que le soleil ;
La terre s’éclairait de son divin sourire,
Fière, elle était déesse et daignait être reine ;

Pour Victor Hugo, la beauté de la reine d’Egypte est surnaturelle, Cléopâtre est une déesse au même rang que les déesses romaines du foyer. Sa beauté est telle qu’elle éclipse même le soleil et la terre. Par elle, elle domine les hommes, les dieux, même romains, et la nature. C’est un honneur qu’elle fait aux simples mortels d’accepter d’être une simple souveraine alors qu’elle est une déesse.

C’est aussi une grande séductrice. Les rois les hommes puissants ne peuvent lui résister, elle les ensorcelle, telle une magicienne, par sa beauté.

Les rois mouraient d’amour en entrant dans sa chambre ;
Sa beauté rendait fou les fronts, les sens et les cœurs.

Et elle a mis Antoine à ses pieds.

Et pour elle Antoine prit la fuite ;
Il hésita, lâchant le monde de son choix.

En séduisant l’un des maîtres de Rome, Cléopâtre précipita la chute de ce dernier, qui entra en conflit avec Octave et ses partisans. Suite à sa défaite lors de la bataille navale d’Actium et à sa fuite, Marc-Antoine se suicida. Cléopâtre est donc responsable de la mort de Marc-Antoine, car c’est elle qui l’a entraîné vers son funeste destin, mais elle non plusi ne peut rien contre la mort, car nul n’est immortel, même pas la reine d’Egypte.

O vivants, allez voir sa tombe souveraine ;
Mais bouchez-vous le nez le nez si vous passez la porte...

Ainsi, Victor Hugo dans son poème « le Neuvième Sphinx », fait l’éloge de la beauté et de la séduction de Cléopâtre, mais la reine d’Egypte lui sert d’exemple afin de montrer que personne ne peut lutter et gagner face à la mort. Cléopâtre a séduit le monde, a conduit des hommes et des royaumes à leur perte, mais il ne reste plus d’elle qu’un tombeau et des odeurs nauséabondes. C’est une leçon d’humilité que nous donne « ce Neuvième Sphinx ». Même les puissants des puissants, les plus beaux des plus beaux, connaissent le même sort que les plus humbles : la mort.

 

José-Maria de Heredia


José-Maria de Heredia (1842-1905) est un poète d’origine cubaine, né sujet espagnol et naturalisé français. C’est un des représentants du Parnasse, courant littéraire de la deuxième partie du XIXe siècle, dont l’idéal est la recherche de la beauté. Contrairement au romantisme qui laisse transparaître les émotions, le Parnasse a pour principe l’impersonnalité et refuse le lyrisme personnel.

L'œuvre majeure d'Hérédia est un recueil de poésies intitulé Les Trophées, paru en 1896. Ce recueil s’organise autour de l’idée d’une humanité divisée en cinq étapes historiques comprenant « La Grèce et la Sicile », « Rome et les Barbares », « Le Moyen-Age et la Renaissance », « L’Orient et les Tropiques » et « La Nature et le Rêve ».

A travers cette épopée humaine, se détache à chaque période historique un personnage qui sort de l’anonymat, qui surclasse les autres humains, une sorte de héros. Pour le poète, seul un individu extraordinaire qu’il soit roi, conquérant, artiste ou capitaine mérite d’être cité et montré comme un exemple supérieur au reste de l’humanité.

Marc-Antoine et Cléopâtre font partie des héros de José-Maria de Heredia, et il leur a consacré trois poèmes : « Le Cydnus », « Soir de bataille » et « Antoine et Cléopâtre ». « Cydnus » et « Antoine et Cléopâtre » sont deux poèmes qui s’intéressent à la relation entre le Romain et la Reine d’Egypte.

 

Le Cydnus

Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie,
La trirème d'argent blanchit le fleuve noir
Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir
Avec des sons de flûte et des frissons de soie.

A la proue éclatante où l'épervier s'éploie,
Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre debout en la splendeur du soir
Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.

Voici Tarse, où l'attend le guerrier désarmé ;
Et la brune Lagide ouvre dans l'air charmé
Ses bras d'ambre où la pourpre a mis des reflets roses.

Et ses yeux n'ont pas vu, présage de son sort,
Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses,
Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.



Antoine et Cléopâtre

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L'Égypte s'endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu'il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d'un enfant,
Ployer et défaillir sur son coeur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l'ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d'or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.


Dans les deux situations, c’est Cléopâtre qui prend l’ascendant dans sa relation avec Antoine. Sa personnalité comporte différentes facettes qui fascinent et intriguent le poète.

Dans « Le Cydnus », c'est une séductrice qui a décidé de charmer le général romain, et une prédatrice dont Marc-Antoine est la proie : "Où l’épervier s’éploie", "se penchant pour mieux voir / Cléopâtre / Semble un grand oiseau d’or qui guette au loin sa proie. » Cléopâtre est en chasse. Elle n’agit pas sur une impulsion, elle a prémédité son geste. Marc Antoine est la cible, l’objectif à atteindre. Pour arriver à son but, elle subjugue son invité. La rencontre entre les deux protagonistes a lieu en Egypte et plus précisément à Tarse où le navire royal se rend en naviguant sur le fleuve Cydnus. « Le Cydnus » raconte cette première rencontre et Cléopâtre se doit d’impressionner son invité par ses richesses et son prestige. Le vocabulaire utilisé pour décrire l’arrivée de la reine et de son équipage souligne ce faste voulu par Cléopâtre : "la trirème d'argent", "un parfum d'encensoir", "des sons de flûte et des frissons de soie", "son dais royal". Des métaux précieux, de la musique et de riches tissus, les finances de la souveraine sont florissantes.

Mais Cléopâtre compte surtout et aussi sur sa beauté et ses charmes, qui sont des armes efficaces. Marc Antoine est déjà prisonnier de sa séduction, la sensualité de la reine l’ensorcelle, il est perdu.

Debout en la splendeur du soir,
Le guerrier désarmé ;
Et la brune Lagide, ouvre dans l’air charmé
Ses bras d’ambre, où la pourpre a mis des reflets roses

La vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher sont convoqués dans cette entreprise de séduction. Cléopâtre fait de sa propre sensualité une arme offensive pour vaincre Marc Antoine.

Cependant à la fin du poème, la mort est déjà présente. Même si elle est associée au désir, à la richesse, aux plaisirs, la mort rôde déjà sur Cléopâtre et son Romain : "Présage de son sort / l'eau sombre / Et la mort."

Marc-Antoine, subjugué par la mise en scène organisée par Cléopâtre lors de leur rencontre à Tarse, tombe amoureux de la reine, mais cette passion si grande entre deux grands personnages ne peut être que destructrice voire fatale.

 

Le thème de la mort est repris dans le poème « Antoine et Cléopâtre » et sert de conclusion à l’histoire entre les deux amants. Dans ce deuxième poème, c’est la vie de couple entre la reine d’Egypte et son amant romain qui est retracée. Les deux amants règnent sur l’Egypte.

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Egypte s’endormir sous un ciel étouffant
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Une guerre oppose Octave, fils adoptif de César, nouveau maître de Rome au couple formé par Cléopâtre et Marc-Antoine. Le poème se situe au moment de la bataille d’Actium qui se conclue par la défaite des deux amants.

Le poème fait, comme le précédent, l’éloge de la beauté fatale de Cléopâtre et de son charme sur les hommes. « Le Romain [...]  Soldat captif », Ployer et défaillir [...] L’ardent Imperator » Marc-Antoine est toujours sous le charme de Cléopâtre, c’est un soldat qui se prépare à combattre contre Rome, lui le Romain. C’est sa passion pour la reine d’Egypte qui a fait de lui un jouet entre les mains de cette femme fatale.

Ce n’est plus ici la reine stratège de la rencontre Tarse, mais une femme amoureuse pour laquelle Antoine part au combat avec « sa lourde cuirasse ».

Berçant le sommeil d’un enfant.
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires.


Cléopâtre est toujours une reine à la beauté irrésistible, mais l’amour existe au sein du couple autant que la sensualité. La reine d’Egypte est comparée à un enfant et l’enfance, c’est le symbole de l’innocence.

Cependant ces moments de tendresse entre les deux amants sont assombris par la guerre qui se profile et ses conséquences. Marc-Antoine est en tenue de combat et part en guerre ; la mort est présente dans le dernier vers : « où fuyaient des galères ».

La bataille d’Actium est perdue. Antoine est vaincu à cause de la désertion de la flotte égyptienne. Cette vision dans les yeux de Cléopâtre traduit les espoirs brisés de Marc Antoine et sa défaite à la bataille d’Actium.

Pour José-Maria de Heredia, seuls quelques instants sont importants dans l’histoire des hommes ; ce sont les minutes héroïques. Dans ces brefs moments, un grand destin s’achève ou se construit. Antoine, à travers les yeux de Cléopâtre, lit sa défaite et son funeste destin, mais lit aussi la lutte entre deux civilisations, dont une seule sortira gagnante.

 

Conclusion

Cléopâtre, reine d’Egypte, ennemie de Rome, maîtresse de Jules César et de Marc-Antoine, n’a laissé que peu de témoignages et de traces de son existence historique. Ses détracteurs, en voulant l’entraîner dans les oubliettes de l’histoire, n’ont au contraire réussi qu'à développer sa légende.

La reine d’Egypte appartient au patrimoine des hommes comme à leur conscience collective. Elle est l’un des rares personnages historiques dont le nom traverse les époques et les générations en s’adaptant à toutes les modes. Femme de caractère, puissante souveraine, grande érudite et excellente négociatrice, elle représente aussi le grain de sable qui dérange toute société traditionnelle au sein de laquelle la femme n’est qu’un faire-valoir.

Cléopâtre, depuis sa mort, est devenu un sujet de littérature, de peinture et même de cinéma, et reste d’un des fantasmes masculins par excellence : celui de la femme fatale, la vamp.

En 1958, un dénommé Hans Volkmann a recensé les œuvres de poésie et de fictions inspirées par la reine d’Egypte : plus de cent vingt-sept productions entre 1549 et 1905, dont soixante-dix sept pièces de théâtre, quarante-cinq opéras et cinq ballets. La liste s’est depuis allongée.        

Cléopâtre est par sa légende entrée au panthéon de l’histoire et de la littérature, elle est la seconde reine d’Egypte à avoir réussi à susciter autant de haine que de fascination tant de ses contemporains que des générations suivantes. Hatchepsout, reine ou plus précisément pharaon sous la XVIIIe dynastie, régna pendant vingt ans sur l’Egypte. Fille de roi, épouse de roi, veuve de roi et tutrice de roi, elle devint elle-même roi. Son règne se caractérisa par le maintien d’une paix intérieure et extérieure et par un programme architectural gigantesque. Hatchepsout nhésitait pas à user de séduction avec son amant, tout en se travestissant en homme pour plaire au peuple. Elle a connu elle aussi une fin tragique, elle s’empoisonna pour ne pas être faite prisonnière par son gendre et beau-fils, Thoutmosis III, qui fit détruire toutes les statues et autres documents à la gloire de sa belle-mère.

Peut- être Cléopâtre a-t-elle été influencée par sa lointaine ancêtre ? Deux femmes, deux destins, un même pays et une même fin.


 Anaïs J., 205


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