Eugène Delacroix - Cicéron accuse Verrès (1838-1847)
Coupole de la bibliothèque de l'Assemblée nationale



Histoire de Gavius (De Suppliciis, 25, 61-63)

 

Gavius hic quem dico, Consanus, cum in illo numero civium Romanorum ab isto in vincla conjectus esset et nescio qua ratione clam e Lautumiis profugisset Messanamque venisset, qui tam prope jam Italiam et moenia Reginorum, civium Romanorum, videret et ex illo metu mortis ac tenebris quasi luce libertatis et odore aliquo legum recreatus revixisset, loqui Messanae et queri coepit "se civem Romanum in vincla conjectum, sibi recta iter esse Romam, Verri se praesto advenienti futurum". Non intellegebat miser nihil interesse utrum haec Messanae an apud istum in praetorio loqueretur ; nam, ut antea vos docui, hanc sibi iste urbem delegerat quam haberet adjutricem scelerum, furtorum receptricem, flagitiorum omnium consciam. Itaque ad magistratum Mamertinum statim deducitur Gavius, eoque ipso die casu Messanam Verres venit. Res ad eum defertur, "esse civem Romanum qui se Syracusis in Lautumiis fuisse quereretur ; quem jam ingredientem in navem et Verri nimis atrociter minitantem ab se retractum esse et adservatum, ut ipse in eum statueret quod videretur". Agit hominibus gratias et eorum benevolentiam erga se diligentiamque conlaudat. Ipse inflammatus scelere et furore in forum venit ; ardebant oculi, toto ex ore crudelitas eminebat. Exspectabant omnes quo tandem progressurus aut quidnam acturus esset, cum repente hominem proripi atque in foro medio nudari ac deligari et virgas expediri jubet. Clamabat ille miser "se civem esse Romanum, municipem Consanum ; meruisse cum L. Raecio, splendidissimo equite Romano, qui Panhormi negotiaretur, ex quo haec Verres scire posset". Tum iste "se comperisse eum speculandi causa in Siciliam a ducibus fugitivorum esse missum" ; cujus rei neque index neque vestigium aliquod neque suspicio cuiquam esset ulla ; deinde jubet undique hominem vehementissime verberari. Caedebatur virgis in medio foro Messanae civis Romanus, judices, cum interea nullus gemitus, nulla vox alia illius miseri inter dolorem crepitumque plagarum audiebatur, nisi haec, "Civis Romanus sum". Hac se commemoratione civitatis omnia verbera depulsurum cruciatumque a corpore dejecturum arbitrabatur ; is non modo hoc non perfecit, ut virgarum vim deprecaretur, sed cum imploraret saepius usurparetque nomen civitatis, crux, - crux, inquam, - infelici et aerumnoso, qui numquam istam pestem viderat, comparabatur. O nomen dulce libertatis ! o jus eximium nostrae civitatis ! o lex Porcia legesque Semproniae ! o graviter desiderata et aliquando reddita plebi Romanae tribunicia potestas ! Hucine tandem haec omnia reciderunt ut civis Romanus in provincia populi Romani, in oppido foederatorum, ab eo qui beneficio populi Romani fasces et secures haberet, deligatus in foro virgis caederetur ? Quid ? cum ignes ardentesque laminae ceterique cruciatus admovebantur, si te illius acerba imploratio et vox miserabilis non inhibebat, ne civium quidem Romanorum qui tum aderant fletu et gemitu maximo commovebare ? In crucem tu agere ausus es quemquam qui se civem Romanum esse diceret ? 

Ce Gavius dont je parle, un homme de Compsa, alors qu'avec nombre d'autres citoyens romains il avait été jeté en prison par Verrès, qu'il s'était, je ne sais comment, évadé en secret des Latomies et qu'il était venu à Messine, parce qu'il apercevait alors de si près l'Italie et les remparts des habitants de Rhégium, citoyens romains, et qu'au sortir la crainte de la mort et des ténèbres, comme ranimé par la lumière de la liberté et l'atmosphère des lois, il s'était cru ressuscité, il se mit à parler dans Messine et à se plaindre, disant que lui, citoyen romain, avait été mis aux fers, qu'il allait droit à Rome, que Verrès l'y trouverait à son arrivée debout devant lui. Il ne comprenait pas, le malheureux, qu'il n'y avait pas de différence entre tenir ces propos dans Messine ou les faire entendre chez Verrès, dans le palais du préteur. Car, comme je vous l'ai montré auparavant, ce triste sire s'était choisi cette ville pour en faire l'auxiliaire de ses crimes, la recéleuse de ses vols, la complice de tous ses scandales. Aussi est-ce devant le magistrat de Messine qu'aussitôt est conduit Gavius, et, ce même jour, par hasard, c'est à Messine que Verrès arrive. L'affaire est portée devant lui [par le magistrat] : il y a un citoyen romain qui se plaint d'avoir été enfermé à Syracuse dans les Latomies ; au moment où il s'embarquait et proférait les plus horribles menaces contre Verrès, le magistrat l'avait ramené à terre et gardé pour que le préteur lui-même décidât à son sujet ce qui lui semblerait bon. Verrès remercie les Mamertins et fait grand éloge à la fois de leur bienveillance et de leur zèle envers lui. Enflammé par la pensée du crime et fou de colère, lui-même se rend au Forum. Ses yeux étincelaient ; la cruauté lui sortait par tout le visage. Tous attendaient jusqu'où il irait enfin et ce qu'il allait faire, quand soudain il ordonne de traîner l'homme devant lui, de le placer nu en plein forum, de l'attacher et de dénouer les verges. Il criait, le malheureux, qu'il était citoyen romain, du municipe de Compsa, qu'il avait servi sous L. Raecius, chevalier romain très connu, négociant à Palerme, qui pouvait apprendre ces faits à Verrès. Alors celui-ci prétendit avoir eu la preuve qu'il avait été envoyé en Sicile par les chefs des esclaves fugitifs pour espionner : de ce fait, aucune dénonciation, aucune trace, aucun soupçon chez personne ; puis ordre est donné aux six licteurs à la fois de frapper l'homme avec le plus de violence possible. On tailladait à coups de verges, en plein forum de Messine, un citoyen romain, juges, et pendant ce temps, dans la souffrance et sous le claquement des coups, le malheureux ne poussait ni gémissement ni autre cri que ces mots : "Je suis citoyen romain". En rappelant sa qualité de citoyen, il croyait fermement qu'il écarterait tous les coups et détournerait la torture de son corps. Or non seulement il ne réussit pas à éloigner par ses prières la flagellation violente des verges, mais encore, lorsqu'il multipliait ses instances et se réclamait de son titre de citoyen romain, une croix, une croix, dis-je ! était préparée pour cet infortuné accablé de tous les maux, qui n'avait jamais vu un fléau tel que Verrès. O doux nom de liberté ! o droit merveilleux de notre cité ! o loi Porcia et lois de Sempronius ! o pouvoir des tribuns fortement regretté et enfin rendu à la plèbe romaine ! Toutes ces garanties ont-elles donc abouti à ce qu'un citoyen romain, dans une province du peuple romain, dans une ville d'alliés, fût attaché et tailladé à coups de verges sur le forum par celui qui, par la faveur du peuple romain, possédait les haches et les faisceaux ? Eh quoi ! Alors que les feux, les lamelles de fer rougies et tous les autres instruments de torture étaient appliqués, si l'invocation douloureuse de la victime et sa voix touchante ne te retenaient pas, n'étais-tu pas ému même par les pleurs et les gémissements multipliés des citoyens romains qui alors étaient présents ? As-tu bien osé mettre en croix quelqu'un bien qu'il se dît citoyen romain ?

 

Commentaire d'élève


Les discours contre Verrès (in Verrem Actio prima et secunda) sont une série de discours écrits et publiés par Cicéron en 70 avant JC. Auteur et philosophe romain, c'est l'un des plus grands rhéteurs de l'époque antique ; il est considéré comme un modèle de l'expression latine classique. Il est l'auteur de nombreux traités de rhétorique comme le De inventione, publié en 84 avant JC, mais il a aussi écrit de nombreux traités politiques et philosophiques comme le De Officiis, en 44 avant JC.

L'œuvre de laquelle est extrait le texte que nous allons étudier est le De Suppliciis, un réquisitoire contre Verrès, gouverneur de Sicile de 73 à 71 avant JC, qui accabla sa province d'impôts écrasants, la mettant en coupe réglée, spoliant temples et demeures particulières de leurs œuvres d'art et réduisant les opposants au silence en tirant prétexte de la révolte de Spartacus qui prenait alors en Italie du Sud des proportions inquiétantes. L'extrait se situe dans la dernière partie de ce dernier discours de l'Actio secunda, lorsque Cicéron raconte de quelle manière un citoyen romain fut emprisonné, battu et crucifié comme un esclave par Verrès.

Comment Cicéron présente-t-il cette procédure illégale, et comment critique-t-il l'accusé, sans perdre de vue la suite de son propre cursus honorum ? Pour répondre à cette question, nous verrons que Cicéron dénonce une procédure scandaleuse et illégale, dans un violent réquisitoire contre Verrès, mais avec des arrière-pensées personnelles politiques.

 *

Etudions d'abord une procédure qui viole toutes les règles du droit en faveur des citoyens romains.

En premier lieu, on le voit, Cicéron démontre la citoyenneté incontestable de la victime de Verrès, qui n'est pas la seule. En effet, il n'oublie pas de rappeler le statut de "civis romanus"  de Gavius (neuf occurrences dans l'extrait !). De même, pour appuyer ses propos, il rappelle à son auditoire que la victime est originaire de Compsa ("Consanus", "municipem Consanum") et se trouve au moment de son arrestation à Messine dans une "civitas foederata", "in oppido foederatorum", c'est-à-dire dans une cité alliée de Rome, où le droit romain est censé être respecté. De plus, il rappelle les différentes lois romaines ("lex Porcia legesque Semproniae") qui garantissent les droits du citoyen lors d'un procès criminel, procédure que Verrès bafoue allègrement.

 

Les Latomies - C Charles Cavenel


En effet, comme nous le montre Cicéron, Verrès transgresse absolument toutes les lois romaines. Tout d'abord, Cicéron insiste sur le fait que la victime a été enfermée dans une terrible prison près de Syracuse, "ab isto in vincla conjectus esset", "e Lautumiis", "in vincla conjectum esse", "se Syracusis in Lautumiis fuisse", sans en expliciter la raison.

De même, sans intenter le moindre procès à l'encontre de Gavius, s'il était réellement persuadé de sa culpabilité, il passe outre le droit politique qu'avaient les tribuns de la plèbe d'opposer leur VETO à la décision de Verrès ("tribunicia potestas, aliquando reddita plebi romanae"). Or Verrès a abusé de l'autorité que lui conférait le pouvoir des magistrats, les "fasces et secures", les faisceaux de licteurs composés de verges entourant une hache, pour châtier un citoyen romain : en aucun cas, sous la République, un citoyen ne pouvait être supplicié avant d'avoir été jugé et condamné, et de toute façon le recours aux verges était interdit par la loi "de tergo civium".



Histoire de Gavius (De Suppl. 25, 61-63)


Pour stigmatiser cette action illégale, Cicéron use de procédés rhétoriques variés, en décrivant successivement tous les châtiments et supplices appliqués à Gavius.

Tout d'abord, il a subi l'humiliation d'être traîné nu en plein forum : "hominem proripi atque in foro medio nudari et deligari". Puis Cicéron évoque la violence des coups de verges reçus par Gavius en multipliant les effets d'harmonie imitative, avec force allitérations en occlusives : "Caedebatur virgis [...] inter dolorem crepitumque plagarum" "cum ignes ardentesque laminae ceterique cruciatus admovebantur". Le summum de ces supplices, exprimé par la répétition, l'interruption en incise et les mêmes effets sonores, est évidemment la crucifixion : "cruxcrux, inquam !" Le condamné était déshabillé, étendu en travers du patibulum, les mains enclouées à la hauteur des poignets, avant que le patibulum ne soit hissé sur le stipes et que les pieds ne soient à leur tour encloués. Dans la plus grande souffrance, la victime agonisait en s'asphyxiant, jusqu'à la mort.

Aux yeux de Cicéron, rien n'est plus grave que de crucifier un citoyen romain, surtout sur des accusations sans fondement, puisque c'est le mettre sur le même plan qu'un esclave et instrumentaliser sa mort pour en faire un exemple public et dissuader d'éventuels opposants : c'est la logique qui a présidé aux crucifixions massives, le long de la via Appia, de Capoue à Rome, des survivants de la révolte de Spartacus.


Histoire de Gavius (De Suppl. 25, 61-63)

La crucifixion de 6000 esclaves le long de la via Appia - Gravure du XIXe siècle

*

La dénonciation de cette procédure inique passe donc par un véritable réquisitoire contre Verrès, dans lequel l'exemple de la victime Gavius est exploité avec tout le pathétique nécessaire pour émouvoir les juges.

Cicéron déprécie Verrès d'abord en tant qu'individu. Il utilise de nombreuses fois le pronom-adjectif démonstratif dépréciatif "iste", "ab isto", etc. Il utilise aussi de nombreuses hyperboles et des effets sonores spectaculaires pour suggérer sa folie criminelle : "ipse inflammatus scelere et furore" (fricatives et sifflantes"), "ardebant oculi", "crudelitas eminebat" (occlusives diverses). Voici un homme vicieux, qui ne sait pas contrôler sa colère et ses pulsions. Cicéron résume cette cruauté par une magnifique métaphore : "qui nunquam istam pestem viderat", métaphore elle aussi hyperbolique, puisqu'elle assimile Verrès à une véritable épidémie meurtrière. Mais Cicéron ne s'arrête pas là, et poursuit sa gradation en interpellant directement l'accusé sur l'émotion qu'il aurait normalement dû éprouver en torturant ainsi un être humain : "si te illius acerba imploratio et vox miserabilis non inhibebat, ne civium quidem Romanorum qui tum aderant fletu et gemitu maximo commovebare ?" A la différence des autres citoyens assistant à la scène et manifestant une empathie simplement humaine, Verrès a fait ici la preuve de son inhumanité.

Cependant, Cicéron ne stigmatise pas seulement la monstruosité de l'individu, mais aussi sa manière d'exercer ses fonctions de magistrat, indissociable des dangers qui menacent la République romaine. Pour cela, il rappelle la fonction judiciaire de Verrès : "apud istum in praetorio", mais avec un procédé courant en rhétorique, l'ironie, pour s'assurer la complicité de son auditoire. Mais c'est surtout un système mafieux de racket, de corruption et de complicités qu'il dénonce en désignant Messine comme "adjutricem scelerum, furtorum receptricem, flagitiorum omnium consciam". Encore une fois, les occlusives claquent avec violence, mais ce sont ici surtout les rythmes ternaires qui dominent sa critique de la corruption : remarquez le parfait parallélisme syntaxique, où chaque membre est composé d'un nom à l'accusatif et d'un complément de ce nom. Cicéron réutilise d'ailleurs ce rythme ternaire, composé cette fois d'un nom et de sa négation, pour stigmatiser l'absence de preuves à l'appui de l'accusation d'espionnage à l'encontre de Gavius : "neque index, neque vestigium aliquod, neque suspicio", avec une gradation dans l'évanescence : ni accusation effective, ni indice factuel, ni même soupçon. On peut d'ailleurs signaler que dans cette phrase, le verbe "dixit" a le sens de "prétendit", ce qui déprécie encore davantage Verrès, un magistrat qui mélange les rôles de l'accusateur et du juge, et qui ne recule pas devant le mensonge, au mépris de toutes les règles du droit.

Grâce à ces techniques, Cicéron donne à son discours, au-delà des preuves effectives de l'iniquité de Verrès, ce qui relèverait d'un enjeu rationnel (le logos), une dimension surtout affective, tentant de susciter chez ses auditeurs indignation envers le magistrat et pitié pour la victime : le pathos est donc aussi très présent.

Afin d'émouvoir l'auditoire, l'orateur utilise plusieurs registres, et d'abord le registre dramatique. Il multiplie pour cela les verbes d'action ("proripi", "nudari", "deligari", "expediri", etc), tout en opposant les verbes de volonté associés à Verrès ("jubet") et les verbes à la voix passive associés à Gavius, en particulier le spectaculaire "caedebatur" en tête de phrase. Mais il recourt surtout au pathétique, pour susciter la pitié des juges. Pour cela, il insiste sur la violence des coups et la souffrance de la victime. Le verbe "clamabat" est lui aussi mis en valeur en tête de phrase, pour graver le cri de Gavius dans l'esprit de l'auditoire. La violence est exprimée par l'adverbe de manière au superlatif : "vehementissime", et par un effet sonore relevant de l'harmonie imitative : "virgarum vim", pour faire en quelque sorte entendre le sifflement des verges. Le pathos est encore amplifié par de nombreuses occurrences de l'adjectif "miser" désignant Gavius, avec à certains égards un registre tragique : "infelici et aerumnoso". Cette infortune scelle en effet la destinée du malheureux Gavius, pris au piège d'un système anti-républicain et de circonstances historiques (la révolte de Spartacus) qui donnent à Verrès de commodes prétextes pour exercer une politique d'exception, à son seul profit, sur son territoire sicilien.

Mais cette réflexion politique, implicite dans les deux premiers tiers de l'extrait, essentiellement narratif, devient explicite à la fin du texte, dans ce qui fonctionne comme une péroraison qu'il faut contextualiser, parce qu'elle révèle les arrière-pensées de l'orateur.

*
Histoire de Gavius (De Suppl. 25, 61-63)

Statue de Cicéron - © Agnès Vinas


Car en cet été 70 avant JC, Cicéron est en campagne électorale pour accéder à l'édilité. Ses discours contre Verrès sont avant tout pour lui un atout pour préparer la suite de son cursus honorum et favoriser ses ambitions politiques. Il doit donc se concilier la bienveillance de ses auditeurs, et pour cela se présenter sous un jour favorable, ce qui relève de ce qu'on appelle l'ethos en rhétorique.

En premier lieu, on le voit, Cicéron se dresse en défenseur de la citoyenneté pendant tout l'épisode. Il utilise particulièrement le terme qui s'y réfère, "civis romanus", à plusieurs reprises. On peut d'ailleurs observer que cette expression est souvent mise en valeur par une apposition entre virgules ou une répétition. Dans la phrase "caedebatur in medio foro Messanae civis romanus, judices", il faut remarquer que cette gradation culmine par l'apostrophe aux juges lorsque la transgression est à son comble, mettant sur un pied d'égalité dans le même élan ces juges et la victime, et mettant surtout en valeur la notion de citoyenneté à laquelle se réfère Gavius et que les juges sont censés défendre par leur verdict.

Cependant, c'est principalement dans la péroraison que Cicéron se présente comme un défenseur du peuple romain. Pour cela, il utilise l'interpellation "o" transformée en anaphore au début des quatre premières phrases du paragraphe. Pour imposer plus fortement l'image que l'orateur donne de lui-même, la syntaxe de ces phrases a été complètement épurée, puisqu'il s'agit de groupes nominaux, qui valorisent les droits des citoyens garantis par les lois romaines, la "lex Porcia legesque Semproniae". De même, Cicéron emploie un champ lexical mélioratif : "nomen dulce libertatis", "jus eximium nostrae civitatis". Enfin il n'oublie pas la "tribunicia potestas", permettant aux tribuns de la plèbe d'opposer leur veto aux décisions des magistrats, ce qui aurait dû garantir à Gavius une protection supplémentaire, si les lois de la République avaient été respectées. Mais Verrès semble ignorer que cette puissance tribunicienne, confisquée par Sylla ("graviter desiderata"), vient d'être rétablie par Pompée : "aliquando reddita plebi romanae". Or toutes ces garanties, énumérées avec un lyrisme hyperbolique, n'ont pas suffi à sauver Gavius de la mort.

On voit bien que cette image méliorative que Cicéron donne de la République, et par conséquent de lui-même puisqu'il la célèbre, n'est pas gratuite : se faire le défenseur de la citoyenneté face à l'iniquité et à la transgression des lois, est une manière de suggérer qu'il fera un bon édile. Originaire d'une famille provinciale et homo novus, il doit acquérir une renommée fondée sur ses mérites pour poursuivre son cursus honorum. Voilà pourquoi ce discours, qui relève manifestement du genre judiciaire, est aussi délibératif, puisqu'il aborde de manière frontale des questions politiques essentielles.

 *

Ainsi, à travers cette histoire de Gavius, qui fonctionne comme un exemple à valeur argumentative, Cicéron ne se contente pas d'accuser Verrès, un gouverneur qui a bafoué le droit, dans un blâme qui apparente ce discours aussi au genre épidictique. Mais au-delà de cette situation particulière, on sent que Cicéron amorce une réflexion sur la place de la justice et le rôle de chacun dans une République en décadence. Plus tard, revenant sur l'expérience acquise lors de son consulat et dans la suite de ses engagements politiques, il écrira la République, et aussi le De Officiis, dans lequel il définit les droits et les devoirs des futurs gouvernants : souci de l'intérêt collectif, abnégation, dévouement jusqu'à la mort s'il le faut, toutes qualités qu'il s'attribue implicitement, de sorte qu'il apparaît bien, dans cet autoportrait en creux, comme l'exact opposé de cette crapule de Verrès...


Samuel F., 1S3
Année 2014-2015