...ou l'amant partagé
Plangon la Milésienne fut en son temps une des
femmes les plus à la mode d'Athènes. Il
n'était bruit que d'elle dans la ville ; pontifes,
généraux, satrapes, petits-maîtres,
jeunes patriciens, fils de famille, tout le monde en
raffolait. Sa beauté, semblable à celle
d'Hélène aimée de Paris, excitait
l'admiration et les désirs des vieillards moroses et
regretteurs du temps passé. En effet, rien
n'était plus beau que Plangon, et je ne sais pourquoi
Vénus, qui fut jalouse de Psyché, ne l'a pas
été de notre Milésienne. Peut-être
les nombreuses couronnes de roses et de tilleul, les
sacrifices de colombes et de moineaux, les libations de vin
de Crète, offerts par Plangon à la coquette
déesse, ont-ils détourné son courroux et
suspendu sa vengeance ; toujours est-il que personne n'eut de
plus heureuses amours que Plangon la Milésienne,
surnommée Pasiphile.
Le ciseau de Cléomène ou le pinceau d'Apelles,
fils d'Euphranor, pourraient seuls donner une idée de
l'exquise perfection des formes de Plangon. Qui dira la belle
ligne ovale de son visage, son front bas et poli comme
l'ivoire, son nez droit, sa bouche ronde et petite, son
menton bombé, ses joues aux pommettes aplaties, ses
yeux aux coins allongés qui brillaient comme deux
astres jumeaux entre deux étroites paupières,
sous un sourcil délicatement effilé à
ses pointes ? A quoi comparer les ondes crespelées de
ses cheveux, si ce n'est à l'or, roi des
métaux, et au soleil, à l'heure où le
poitrail de ses coursiers plonge déjà dans
l'humide litière de l'Océan ? Quelle mortelle
eut jamais des pieds aussi parfaits ? Thétis
elle-même, à qui le vieux
Mélésigène a donné
l'épithète des pieds d'argent, ne pourrait
soutenir la comparaison pour la petitesse et la blancheur.
Ses bras étaient ronds et purs comme ceux
d'Hébé, la déesse aux bras de neige ; la
coupe dans laquelle Hébé sert l'ambroisie aux
dieux avait servi de moule pour sa gorge, et les mains si
vantées de l'Aurore ressemblaient, à
côté des siennes, aux mains de quelque esclave
employée à des travaux pénibles.
Après cette description, vous ne serez pas surpris que
le seuil de Plangon fût plus adoré qu'un autel
de la grande déesse ; toutes les nuits des amants
plaintifs venaient huiler les jambages de la porte et les
degrés de marbre avec les essences et les parfums les
plus précieux ; ce n'étaient que guirlandes et
couronnes tressées de bandelettes, rouleaux de papyrus
et tablettes de cire avec des distiques, des
élégies et des épigrammes. Il fallait
tous les matins déblayer la porte pour l'ouvrir, comme
l'on fait aux régions de la Scythie, quand la neige
tombée la nuit a obstrué le seuil des
maisons.
Plangon, dans toute cette foule, prenait les plus riches et
les plus beaux, les plus beaux de préférence.
Un archonte durait huit jours, un grand pontife quinze jours ; il fallait être roi, satrape ou tyran pour aller
jusqu'au bout du mois. Leur fortune bue, elle les faisait
jeter dehors par les épaules, aussi
dénués et mal en point que des philosophes
cyniques ; car Plangon, nous avons oublié de le dire,
n'était ni une noble et chaste matrone, ni une jeune
vierge dansant la bibase aux fêtes de Diane, mais tout
simplement une esclave affranchie exerçant le
métier d'hétaïre.
Depuis quelque temps Plangon paraissait moins dans les
théories, les fêtes publiques et les promenades.
Elle ne se livrait pas à la ruine des satrapes avec le
même acharnement, et les dariques de Pharnabaze,
d'Artaban et de Tissaphernes s'étonnaient de rester
dans les coffres de leurs maîtres. Plangon ne sortait
plus que pour aller au bain, en litière fermée,
soigneusement voilée, comme une honnête femme ; Plangon n'allait plus souper chez les jeunes
débauchés et chanter des hymnes à
Bacchus, le père de Joie, en s'accompagnant sur la
lyre. Elle avait récemment refusé une
invitation d'Alcibiade. L'alarme se répandait parmi
les merveilleux d'Athènes. Quoi ! Plangon, la belle
Plangon, notre amour, notre idole, la reine de nos orgies ; Plangon qui danse si bien au son des crotales, et qui tord
ses flancs lascifs avec tant de grâce et de
volupté sous le feu des lampes de fête ; Plangon, au sourire étincelant, à la repartie
brusque et mordante ; l'oeil, la fleur, la perle des bonnes
filles ; Plangon de Milet, Plangon se range, n'a plus que
trois amants à la fois, reste chez elle et devient
vertueuse comme une femme laide ! Par Hercule ! c'est
étrange, et voilà qui déroute toutes les
conjectures ! Qui donnera le ton ? qui décidera de la
mode ? Dieux immortels ! qui pourra jamais remplacer Plangon
la jeune, Plangon la folle, Plangon la charmante ?
Les beaux seigneurs d'Athènes se disaient cela en se
promenant le long des Propylées, ou accoudés
nonchalamment sur la balustrade de marbre de
l'Acropole.
«Ce qui vous étonne, mes beaux seigneurs
athéniens, mes précieux satrapes à la
barbe frisée, est une chose toute simple ; c'est que
vous ennuyez Plangon qui vous amuse ; elle est lasse de vous
donner de l'amour et de la joie pour de l'or ; elle perd trop
au marché ; Plangon ne veut plus de vous. Quand vous
lui apporteriez les dariques et les talents à pleins
boisseaux, sa porte serait sourde à vos supplications.
Alcibiade, Axiochus,Callimaque, les plus
élégants, les plus renommés de la ville,
n'y feraient que blanchir. Si vous voulez des courtisanes,
allez chez Archenassa, chez Flore ou chez Lamie. Plangon
n'est plus une courtisane ; elle est amoureuse.
- Amoureuse ! Mais de qui ? Nous le saurions ; nous sommes
toujours informés huit jours d'avance de l'état
du cœur de ces dames. N'avons-nous pas la tête sur
tous les oreillers, les coudes sur toutes les tables ?
- Mes chers seigneurs, ce n'est aucun de vous qu'elle aime ; soyez-en sûrs ; elle vous connaît trop pour cela.
Ce n'est pas vous, Cléon le dissipateur ; elle sait
bien que vous n'avez de goût que pour les chiens de
Laconie, les parasites, les joueurs de flûte, les
eunuques, les nains et les perroquets des Indes ; ni vous,
Hipparque, qui ne savez parler d'autre chose que de votre
quadrige de chevaux blancs et des prix remportés par
vos cochers aux jeux Olympiques ; Plangon se plaît fort
peu à tous ces détails d'écurie qui vous
charment si fort. Ce n'est pas vous non plus, Thrasylle
l'efféminé ; la peinture dont vous vous teignez
les sourcils, le fard qui vous plâtre les joues,
l'huile et les essences dont vous vous inondez
impitoyablement, tous ces onguents, toutes ces pommades qui
font douter si votre figure est un ulcère ou une face
humaine, ravissent médiocrement Plangon : elle n'est
guère sensible à tous vos raffinements
d'élégance, et c'est en vain que pour lui
plaire vous semez votre barbe blonde de poudre d'or et de
paillettes, que vous laissez démesurément
pousser vos ongles, et que vous faites traîner
jusqu'à terre les manches de votre robe à la
persique. Ce n'est pas Timandre, le patrice à tournure
de portefaix, ni Glaucion l'imbécile, qui ont ravi le
cœur de Plangon».
Aimables représentants de l'élégance et
de l'atticisme d'Athènes, jeunes victorieux, charmants
triomphateurs, je vous le jure, jamais vous n'avez
été aimés de Plangon, et je vous
certifie en outre que son amant n'est pas un athlète,
un nain bossu, un philosophe ou un nègre, comme veut
l'insinuer Axiochus.
Je comprends qu'il est douloureux de voir la plus belle fille
d'Athènes vivre dans la retraite comme une vierge qui
se prépare à l'initiation des mystères
d'Eleusis, et qu'il est ennuyeux pour vous de ne plus aller
dans cette maison, où vous passiez le temps d'une
manière si agréable en jouant aux dés,
aux osselets, en pariant l'un contre l'autre vos singes, vos
maîtresses et vos maisons de campagne, vos grammairiens
et vos poètes. Il était charmant de voir danser
les sveltes Africaines avec leurs grêles cymbales,
d'entendre un jeune esclave jouant de la flûte à
deux tuyaux sur le mode ionien, couronnés de lierre,
renversés mollement sur des lits à pieds
d'ivoire, tout en buvant à petits coups du vin de
Chypre rafraîchi dans la neige de l'Hymette.
Il plaît à Plangon la Milésienne de
n'être plus une femme à la mode, elle a
résolu de vivre un peu pour son compte ; elle veut
être gaie ou triste, debout ou couchée selon sa
fantaisie. Elle ne vous a que trop donné de sa vie. Si
elle pouvait vous reprendre les sourires, les bons mots, les
oeillades, les baisers qu'elle vous a prodigués,
l'insouciante hétaïre, elle le ferait ; l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses
épaules, la rondeur de ses bras, ce sujet ordinaire de
vos conversations, que ne donnerait-elle pas pour en effacer
le souvenir de votre mémoire ! comme ardemment elle a
désiré de vous être inconnue ! qu'elle a
envié le sort de ces pauvres filles obscures qui
fleurissent timidement à l'ombre de leurs mères ! Plaignez-la, c'est son premier amour. Dès ce
jour-là elle a compris la virginité et la
pudeur.
Elle a renvoyé Pharnabaze, le grand satrape,
quoiqu'elle ne lui eût encore dévoré
qu'une province, et refusé tout net Cléarchus,
un beau jeune homme qui venait d'hériter.
Toute la fashion athénienne est
révoltée de cette vertu ignoble et monstrueuse.
Axiochus demande ce que vont devenir les fils de famille et
comment ils s'y prendront pour se ruiner ; Alcibiade veut
mettre le feu à la maison et enlever Plangon de vive
force au dragon égoïste qui la garde pour lui
seul, prétention exorbitante ; Cléon appelle la
colère de Vénus Pandémos sur son
infidèle prêtresse ; Thrasylle est si
désespéré qu'il ne se fait plus friser
que deux fois par jour.
L'amant de Plangon est un jeune enfant si beau qu'on le
prendrait pour Hyacinthe, l'ami d'Apollon : une grâce
divine accompagne tous ses mouvements, comme le son d'une
lyre ; ses cheveux noirs et bouclés roulent en ondes
luisantes sur ses épaules lustrées et blanches
comme le marbre de Paros, et pendent au long de sa charmante
figure, pareils à des grappes de raisins mûrs ; une robe du plus fin lin s'arrange autour de sa taille en
plis souples et légers ; des bandelettes blanches,
tramées de fil d'or, montent en se croisant autour de
ses jambes rondes et polies, si belles, que Diane, la svelte
chasseresse, les eût jalousées ; le pouce de son
pied, légèrement écarté des
autres doigts, rappelle les pieds d'ivoire des dieux, qui
n'ont jamais foulé que l'azur du ciel ou la laine
floconneuse des nuages.
Il est accoudé sur le dos du fauteuil de Plangon.
Plangon est à sa toilette ; des esclaves moresques
passent dans sa chevelure des peignes de buis finement
denticulés, tandis que de jeunes enfants
agenouillés lui polissent les talons avec de la pierre
ponce, et brillantent ses ongles en les frottant à la
dent de loup ; une draperie de laine blanche, jetée
négligemment sur son beau corps, boit les
dernières perles que la naïade du bain a
laissées suspendues à ses bras. Des
boîtes d'or, des coupes et des fioles d'argent
ciselées par Callimaque et Myron, posées sur
des tables de porphyre africain, contiennent tous les
ustensiles nécessaires à sa toilette : les
odeurs, les essences, les pommades, les fers à friser,
les épingles, les poudres à épiler et
les petits ciseaux d'or. Au milieu de la salle, un dauphin de
bronze, chevauché par un cupidon, souffle à
travers ses narines barbelées deux jets, l'un d'eau
froide, l'autre d'eau chaude, dans deux bassins
d'albâtre oriental, où les femmes de service
vont alternativement tremper leurs blondes éponges.
Par les fenêtres, dont un léger zéphyr
fait voltiger les rideaux de pourpre, on aperçoit un
ciel d'un bleu lapis et les cimes des grands lauriers-roses
qui sont plantés au pied de la muraille.
Plangon, malgré les observations timides de ses
femmes, au risque de renverser de fond en comble
l'édifice déjà avancé de sa
coiffure, se détourne de temps en temps et se penche
en arrière pour embrasser l'enfant. C'est un groupe
d'une grâce adorable, et qui appelle le ciseau du
sculpteur.
Hélas ! hélas ! Plangon la belle, votre bonheur
ne doit pas durer ; vous croyez donc que vos amies
Archenassa, Thaïs, Flora et les autres souffriront que
vous soyez heureuse en dépit d'elles ? Vous vous
trompez, Plangon ; cet enfant que vous voudriez
dérober à tous les regards et que vous tenez
prisonnier dans votre amour, on fera tous les efforts
possibles pour vous l'enlever. Par le Styx ! c'est insolent
à vous, Plangon, d'avoir voulu être heureuse
à votre manière et de donner à la ville
le scandale d'une passion vraie.
Un esclave soulevant une portière de tapisserie
s'avance timidement vers Plangon et lui chuchote à
l'oreille que Lamie et Archenassa viennent lui rendre visite,
et qu'il ne les précède que de quelques
pas.
«Va-t'en, ami, dit Plangon à l'enfant ; je ne
veux pas que ces femmes te voient ; je ne veux pas qu'on me
vole rien de ta beauté, même la vue ; je souffre
horriblement quand une femme te regarde».
L'enfant obéit ; mais cependant il ne se retira pas si
vite que Lamie, qui entrait au même moment avec
Archenassa, lançant de côté son coup
d'oeil venimeux, n'eût le temps de le voir et de le
reconnaître.
«Eh ! bonjour, ma belle colombe ; et cette chère
santé, comment la menons-nous ? Mais vous avez l'air
parfaitement bien portante ; qui donc disait que vous aviez
fait une maladie qui vous avait défigurée, et
que vous n'osiez plus sortir, tant vous étiez devenue
laide ? dit Lamie en embrassant Plangon avec des
démonstrations de joie exagérée.
- C'est Thrasylle qui a dit cela, fit Archenassa, et je vous
engage à le punir en le rendant encore plus amoureux
de vous qu'il ne l'est, et en ne lui accordant jamais la
moindre faveur. Mais que vais-je vous dire ? vous vivez dans
la solitude comme un sage qui cherche le système du
monde. Vous ne vous souciez plus des choses de la
terre.
- Qui aurait dit que Plangon devînt jamais philosophe ?
- Oh ! oh ! cela ne nous empêche guère de
sacrifier à l'Amour et aux Grâces. Notre
philosophie n'a pas de barbe, n'est-ce pas, Plangon ? et je
viens de l'apercevoir qui se dérobait par cette porte
sous la forme d'un joli garçon. C'était, si je
ne me trompe, Ctésias de Colophon. - Tu sais ce que je
veux dire, Lamie, l'amant de Bacchide de Samos».
Plangon changea de couleur, s'appuya sur le dos de sa chaise
d'ivoire, et s'évanouit.
Les deux amies se retirèrent en riant, satisfaites
d'avoir laissé tomber dans le bonheur de Plangon un
caillou qui en troublait pour longtemps la claire
surface.
Aux cris des femmes éplorées et qui se
hâtaient autour de leur maîtresse, Ctésias
rentra dans la chambre, et son étonnement fut grand de
trouver évanouie une femme qu'il venait de laisser
souriante et joyeuse ; il baigna ses tempes d'eau froide, lui
frappa dans la paume des mains, lui brûla sous le nez
une plume de faisan, et parvint enfin à lui faire
ouvrir les yeux. Mais, aussitôt qu'elle
l'aperçut, elle s'écria avec un geste de
dégoût :
«Va-t'en, misérable, va-t'en, et que je ne te
revoie jamais ! »
Ctésias, surpris au dernier point de si dures paroles,
ne sachant à quoi les attribuer, se jeta à ses
pieds et, tenant ses genoux embrassés, lui demanda en
quoi il avait pu lui déplaire.
Plangon, dont le visage de pâle était devenu
pourpre, et dont les lèvres tremblaient de
colère, se dégagea de l'étreinte
passionnée de son amant, et lui répéta
la cruelle injonction.
Voyant que Ctésias, abîme dans sa douleur, ne
changeait pas de posture et restait affaissé sur ses
genoux, elle fit approcher deux esclaves scythes, colosses
à cheveux roux et à prunelles glauques, et,
avec un geste impérieux : «Jetez-moi, dit-elle,
cet homme à la porte».
Les deux géants soulevèrent l'enfant sur leurs
bras velus comme si c'eût été une plume,
le portèrent par des couloirs obscurs jusqu'à
l'enceinte extérieure, puis ils le posèrent
délicatement sur ses pieds ; et quand Ctésias
se retourna, il se trouva nez à nez avec une belle
porte de cèdre semée de clous d'airain fort
proprement taillés en pointe de diamant, et
disposés de manière à former des
symétries et des dessins.
L'étonnement de Ctésias avait fait place
à la rage la plus violente ; il se lança contre
la porte comme un fou ou comme une bête fauve ; mais il
aurait fallu un bélier pour l'enfoncer, et sa blanche
et délicate épaule, que faisait rougir un
baiser de femme un peu trop ardemment appliqué, fut
bien vite meurtrie par les clous à six facettes et la
dureté du cèdre ; force lui fut de renoncer
à sa tentative.
La conduite de Plangon lui paraissait monstrueuse, et l'avait
exaspéré au point qu'il poussait des
rugissements comme une panthère blessée, et
s'arrachait avec ses mains meurtries de grandes
poignées de cheveux. Pleurez, Cupidon et Vénus !
Enfin, dans le dernier paroxysme de la rage, il ramassa des
cailloux et les jeta contre la maison de
l'hétaïre, les dirigeant surtout vers les
ouvertures des fenêtres, en promettant en
lui-même cent vaches noires aux dieux infernaux, si
l'une de ces pierres rencontrait la tempe de Plangon.
Antéros avait traversé d'outre en outre son
cœur avec une de ses flèches de plomb, et il
haïssait plus que la mort celle qu'il avait tant
aimée : effet ordinaire de l'injustice dans les cœurs
généreux.
Cependant, voyant que la maison restait impassible et muette,
et que les passants, étonnés de ces
extravagances, commençaient à s'attrouper
autour de lui, à lui tirer la langue et à lui
faire les oreilles de lièvre, il s'éloigna
à pas lents et se fut loger dans une petite
chambrette, à peu de distance du palais de
Plangon.
Il se jeta sur un mauvais grabat composé d'un matelas
fort mince et d'une méchante couverture, et se mit
à pleurer amèrement.
Mille résolutions plus déraisonnables les unes
que les autres lui passèrent par la cervelle ; il
voulait attendre Plangon au passage et la frapper de son
poignard ; un instant il eut l'idée de retourner
à Colophon, d'armer ses esclaves et de l'enlever de
vive force après avoir mis le feu à son
palais.
Après une nuit d'agitations passée sans que
Morphée, ce pâle frère de la Mort,
fût venu toucher ses paupières du bout de son
caducée, il reconnut ceci, à savoir qu'il
était plus amoureux que jamais de Plangon, et qu'il
lui était impossible de vivre sans elle. Il avait beau
s'interroger en tous sens, avec les délicatesses et
les scrupules de la conscience la plus timorée, il ne
se trouvait pas en faute et ne savait quoi se reprocher qui
excusât la conduite de Plangon.
Depuis le jour où il l'avait connue, il était
resté attaché à ses pas comme une ombre,
n'avait été ni au bain, ni au gymnase, ni
à la chasse, ni aux orgies nocturnes avec les jeunes
gens de son âge ; ses yeux ne s'étaient pas
arrêtés sur une femme, il n'avait vécu
que pour son amour. Jamais vierge pure et sans tache n'avait
été adorée comme Plangon
l'hétaïre. A quoi donc attribuer ce revirement
subit, ce changement si complet, opéré en si
peu de temps ? Venait-il de quelque perfidie d'Archenassa et
de Lamie, ou du simple caprice de Plangon ? Que pouvaient
donc lui avoir dit ces femmes pour que l'amour le plus tendre
se tournât en haine et en dégoût sans
cause apparente ? L'enfant se perdait dans un dédale
de conjectures, et n'aboutissait à rien de
satisfaisant. Mais dans tout ce chaos de pensées, au
bout de tous ces carrefours et de ces chemins sans issues,
s'élevait, comme une morne et pâle statue, cette
idée : Il faut que Plangon me rende son amour ou que
je me tue.
Plangon de son côté n'était pas moins
malheureuse ; l'intérêt de sa vie était
détruit ; avec Ctésias son âme s'en
était allée, elle avait éteint le soleil
de son ciel ; tout autour d'elle lui semblait mort et obscur.
Elle s'était informée de Bacchide, et elle
avait appris que Ctésias l'avait aimée,
éperdument aimée, pendant l'année qu'il
était resté à Samos.
Elle croyait être la première aimée de
Ctésias et avoir été son initiatrice aux
doux mystères. Ce qui l'avait charmée dans cet
enfant, c'étaient son innocence et sa pureté ; elle retrouvait en lui la virginale candeur qu'elle n'avait
plus. Il était pour elle quelque chose de
séparé, de chaste et de saint, un autel inconnu
où elle répandait les parfums de son âme.
Un mot avait détruit cette joie ; le charme
était rompu, cela devenait un amour comme tous les
autres, un amour vulgaire et banal ; ces charmants propos,
ces divines et pudiques caresses qu'elle croyait
inventées pour elle, tout cela avait
déjà servi pour une autre ; ce n'était
qu'un écho sans doute affaibli d'autres discours de
même sorte, un manège convenu, un rôle de
perroquet appris par cœur. Plangon était
tombée du haut de la seule illusion qu'elle eût
jamais eue, et comme une statue que l'on pousse du haut d'une
colonne, elle s'était brisée dans sa chute.
Dans sa colère elle avait mutilé une
délicieuse figure d'Aphrodite, à qui elle avait
fait bâtir un petit temple de marbre blanc au fond de
son jardin, en souvenir de ses belles amours ; mais la
déesse, touchée de son désespoir, ne lui
en voulut pas de cette profanation, et ne lui infligea pas le
châtiment qu'elle eût attiré de la part de
toute autre divinité plus sévère.
Toutes les nuits Ctésias allait pleurer sur le seuil
de Plangon, comme un chien fidèle qui a commis quelque
faute et que le maître a chassé du logis et qui
voudrait y rentrer ; il baisait cette dalle où Plangon
avait posé son pied charmant. Il parlait à la
porte et lui tenait les plus tendres discours pour
l'attendrir ; - éloquence perdue : la porte
était sourde et muette.
Enfin il parvint à corrompre un des portiers et
à s'introduire dans la maison ; il courut à la
chambre de Plangon, qu'il trouva étendue sur son lit
de repos, le visage mat et blanc, les bras morts et pendants,
dans une attitude de découragement complet.
Cela lui donna quelque espoir ; il se dit : «Elle
souffre, elle m'aime donc encore ? » Il s'avança
vers elle et s'agenouilla à côté du lit.
Plangon, qui ne l'avait pas entendu entrer, fit un geste de
brusque surprise en le voyant, et se leva à demi comme
pour sortir ; mais, ses forces la trahissant, elle se
recoucha, ferma les yeux et ne donna plus signe
d'existence.
«O ma vie ! ô mes belles amours ! que vous ai-]e
donc fait pour que vous me repoussiez ainsi ? » Et en
disant cela Ctésias baisait ses bras froids et ses
belles mains, qu'il inondait de tièdes larmes. Plangon
le laissait faire, comme si elle n'eût pas
daigné s'apercevoir de sa présence.
«Plangon ! ma chère, ma belle Plangon ! si vous
ne voulez pas que je meure, rendez-moi vos bonnes
grâces, aimez-moi comme autrefois. Je te jure, ô
Plangon ! que je me tuerai à tes pieds si tu ne me
relèves pas avec une douce parole, un sourire ou un
baiser. Comment faut-il acheter mon pardon, implacable ? Je
suis riche, je te donnerai des vases ciselés, des
robes de pourpre teintes deux fois, des esclaves noirs et
blancs, des colliers d'or, des unions de perles. Parle ; comment puis-je expier une faute que je n'ai pas commise ?
- Je ne veux rien de tout cela ; apporte-moi la chaîne
d'or de Bacchide de Samos, dit Plangon avec une amertume
inexprimable, et je te rendrai mon amour».
Ayant dit ces mots, elle se laissa glisser sur ses pieds,
traversa la chambre et disparut derrière un rideau
comme une blanche vision.
La chaîne de Bacchide la Samienne n'était pas,
comme l'on pourrait se l'imaginer, un simple collier faisant
deux ou trois fois le tour du cou, et précieux par
l'élégance et la perfection du travail ; c'était une véritable chaîne, aussi
grosse que celle dont on attache les prisonniers
condamnés au travail des mines, de plusieurs
coudées de long et de l'or le plus pur.
Bacchide ajoutait tous les mois quelques anneaux à
cette chaîne ; quand elle avait dépouillé
quelque roi de l'Asie Mineure, quelque grand seigneur persan,
quelque riche propriétaire athénien, elle
faisait fondre l'or qu'elle en avait reçu et
allongeait sa précieuse chaîne.
Cette chaîne doit servir à la faire vivre quand
elle sera devenue vieille et que les amants, effrayés
d'une ride naissante, d'un cheveu blanc mêlé
dans une noire tresse, iront porter leurs voeux et leurs
sesterces chez quelque hétaïre moins
célèbre, mais plus jeune et plus fraîche.
Prévoyante fourmi, Bacchide, à travers sa folle
vie de courtisane, tout en chantant comme les rauques
cigales, pense que l'hiver doit venir et se ramasse des
grains d'or pour la mauvaise saison. Elle sait bien que les
amants, qui récitent aujourd'hui des vers
hexamètres et pentamètres devant son portique,
la feraient jeter dehors et pelauder à grand renfort
de coups de fourche par leurs esclaves si, vieillie et
courbée par la misère, elle allait supplier
leur seuil et embrasser le coin de leur autel domestique.
Mais avec sa chaîne, dont elle détachera tous
les ans un certain nombre d'anneaux, elle vivra libre,
obscure et paisible dans quelque bourg ignoré, et
s'éteindra doucement, en laissant de quoi payer
d'honorables funérailles et fonder quelque chapelle
à Vénus protectrice. - Telles étaient
les sages précautions que Bacchide
l'hétaïre avait cru devoir prendre contre la
misère future et le dénûment des
dernières années ; car une courtisane n'a pas
d'enfants, pas de parents, pas d'amis, rien qui se rattache
à elle, et il faut en quelque sorte qu'elle se ferme
les yeux à elle-même.
Demander la chaîne de Bacchide, c'était demander
quelque chose d'aussi impossible que d'apporter la mer dans
un crible ; autant eût valu exiger une pomme d'or du
jardin des Hespérides. La vindicative Plangon le
savait bien ; comment, en effet, penser que Bacchide
pût se dessaisir, en faveur d'une rivale, du fruit des
épargnes de toute sa vie, de son trésor unique,
de sa seule ressource pour les temps contraires ? Aussi
était-ce bien un congé définitif que
Plangon avait donné à notre enfant, et
comptait-elle bien ne le revoir jamais.
Cependant Ctésias ne se consolait pas de la perte de
Plangon. Toutes ses tentatives pour la rejoindre et lui
parler avaient été inutiles, et il ne pouvait
s'empêcher d'errer comme une ombre autour de la maison,
malgré les quolibets dont les esclaves l'accablaient
et les amphores d'eau sale qu'ils lui versaient sur la
tête en manière de dérision.
Enfin il résolut de tenter un effort suprême ; il descendit vers le Pirée et vit une trirème
qui appareillait pour Samos ; il appela le patron et lui
demanda s'il ne pouvait le prendre à son bord. Le
patron, touché de sa bonne mine et encore plus des
trois pièces d'or qu'il lui glissa dans la main,
accéda facilement à sa demande.
On leva l'ancre, les rameurs nus et frottés d'huile se
courbèrent sur leurs bancs, et la nef
s'ébranla. C'était une belle nef nommée
l'Argo ; elle était construite en bois de
cèdre, qui ne pourrit jamais. Le grand mât avait
été taillé dans un pin du mont Ida ; il
portait deux grandes voiles de lin d'Egypte, l'une
carrée et l'autre triangulaire ; toute la coque
était peinte à l'encaustique, et sur le bordage
on avait représenté au vif des
néréides et des tritons jouant ensemble.
C'était l'ouvrage d'un peintre devenu bien
célèbre depuis, et qui avait
débuté par barbouiller des navires.
Les curieux venaient souvent examiner le bordage de l'Argo
pour comparer les chefs-d'oeuvre du maître à ses
commencements ; mais, quoique Ctésias fût un
grand amateur de peinture et qu'il se plût à
former des cabinets, il ne jeta pas seulement ses yeux sur
les peintures de l'Argo. Il n'ignorait pourtant pas cette
particularité, mais il n'avait plus de place dans le
cerveau que pour une idée, et tout ce qui
n'était pas Plangon n'existait pas pour lui.
L'eau bleue, coupée et blanchie par les rames, filait
écumeuse sur les flancs polis de la trirème.
Les silhouettes vaporeuses de quelques îles se
dessinaient dans le lointain et fuyaient bien vite
derrière le navire ; le vent se leva, l'on haussa la
voile, qui palpita incertaine quelques instants et finit par
se gonfler et s'arrondir comme un sein plein de lait ; les
rameurs haletants se mirent à l'ombre sous leurs
bancs, et il ne resta sur le pont que deux matelots, le
pilote et Ctésias, qui était assis au pied du
mât, tenant sous son bras une petite cassette où
il y avait trois bourses d'or et deux poignards
affilés tout de neuf, sa seule ressource et son
dernier recours s'il ne réussissait pas dans sa
tentative désespérée.
Voici ce que l'enfant voulait faire : il voulait aller se
jeter aux pieds de Bacchide, baigner de larmes ses belles
mains, et la supplier, par tous les dieux du ciel et de
l'enfer, par l'amourqu'elle avait pour lui, par pitié
pour sa vieille mère que sa mort pousserait au
tombeau, par tout ce que l'éloquence de la passion
pourrait évoquer de touchant et de persuasif, de lui
donner la chaîne d'or que Plangon demandait comme une
condition fatale de sa réconciliation avec lui.
Vous voyez bien que Ctésias de Colophon avait
complètement perdu la tête. Cependant toute sa
destinée pendait au fil fragile de cet espoir ; cette
tentative manquée, il ne lui restait plus qu'à
ouvrir, avec le plus aigu de ses deux poignards, une bouche
vermeille sur sa blanche poitrine pour le froid baiser de la
Parque.
Pendant que l'enfant colophonien pensait à toutes ces
choses, le navire filait toujours, de plus en plus rapide, et
les derniers reflets du soleil couchant jouaient encore sur
l'airain poli des boucliers suspendus à la poupe,
lorsque le pilote cria : «Terre ! terre ! »
L'on était arrivé à Samos.
Dès que l'aurore blonde eut soulevé du doigt
les rideaux de son lit couleur de safran, l'enfant se dirigea
vers la demeure de Bacchide le plus lentement possible ; car,
singularité piquante, il avait maudit la nuit trop
lente et aurait été pousser lui-même les
roues de son char sur la courbe du ciel, et maintenant il
avait peur d'arriver, prenait le chemin le plus long et
marchait à petits pas. C'est qu'il hésitait
à perdre son dernier espoir et reculait au moment de
trancher lui-même le noeud de sa destinée ; il
savait qu'il n'avait plus que ce coup de dé à
jouer ; il tenait le cornet à la main et n'osait pas
lancer sur la table le cube fatal.
Il arriva cependant, et, en touchant le seuil, il promit
vingt génisses blanches aux cornes dorées
à Mercure, dieu de l'éloquence, et cent couples
de tourterelles à Vénus, qui change les
cœurs.
Une ancienne esclave de Bacchide le reconnut.
«Quoi ! c'est vous, Ctésias ? - Pourquoi la
pâleur des morts habite-t-elle sur votre visage ? Vos
cheveux s'éparpillent en désordre ; vos
épaules ne sont plus frottées d'essence ; le
pli de votre manteau pend au hasard ; vos bras ni vos jambes
ne sont plus épilés. Vous êtes
négligé dans votre toilette comme le fils d'un
paysan ou comme un poète lyrique. Dans quelle
misère êtes-vous tombé ? Quel malheur
vous est-il arrivé ? Vous étiez autrefois le
modèle des élégants. Que les dieux me
pardonnent ! votre tunique est déchirée en deux
endroits.
- Eriphile, je ne suis pas misérable, je suis
malheureux. Prends cette bourse, et fais-moi parler
sur-le-champ à ta maîtresse».
La vieille esclave, qui avait été nourrice de
Bacchide, et à cause de cela jouissait de la faveur de
pénétrer librement dans sa chambre à
toute heure du jour, alla trouver sa maîtresse et pria
Ctésias de l'attendre à la même
place.
«Eh bien, Eriphile ? dit Bacchide en la voyant entrer
avec une mine compassée et ridée, pleine
d'importance et de servilité à la fois.
- Quelqu'un qui vous a beaucoup aimée demande à
vous voir, et il est si impatient de jouir de l'éclat
de vos yeux, qu'il m'a donné cette bourse pour
hâter les négociations.
- Quelqu'un qui m'a beaucoup aimée ? fit Bacchide un
peu émue. Bah ! ils disent tous cela. Il n'y a que
Ctésias de Colophon qui m'ait véritablement
aimée.
- Aussi est-ce le seigneur Ctésias de Colophon en
personne.
- Ctésias, dis-tu ? Ctésias, mon
bien-aimé Ctésias ! il est là qui
demande à me voir ? - Va, cours aussi vite que tes
jambes chancelantes pourront te le permettre, et
amène-le sans plus tarder».
Eriphile sortit avec plus de rapidité que l'on
n'eût pu en attendre de son grand âge.
Bacchide de Samos est une beauté d'un genre tout
différent de celui de Plangon ; elle est grande,
svelte, bien faite ; elle a les yeux et les cheveux noirs, la
bouche épanouie, le sourire étincelant, le
regard humide et lustré, le son de voix charmant, les
bras ronds et forts, terminés par des mains d'une
délicatesse parfaite. Sa peau est d'un brun plein de
feu et de vigueur, dorée de reflets blonds comme le
cou de Cérès après la moisson ; sa
gorge, fière et pure, soulève deux beaux plis
à sa tunique de byssus.
Plangon et Bacchide sont sans contredit les deux plus
ravissantes hétaïres de toute la Grèce, et
il faut convenir que Ctésias, lui qui a
été amant de Bacchide et de Plangon, fut un
mortel bien favorisé des dieux. Eriphile revint avec
Ctésias.
L'enfant s'avança jusqu'au petit lit de repos
où Bacchide était assise, les pieds sur un
escabeau d'ivoire. A la vue de ses anciennes amours,
Ctésias sentit en lui-même un mouvement
étrange ; un flot d'émotions violentes
tourbillonna dans son cœur, et, faible comme il
était, épuisé par les pleurs, les
insomnies, le regret du passé et l'inquiétude
de l'avenir, il ne put résister à cette
épreuve et tomba affaissé sur ses genoux, la
tête renversée en arrière, les cheveux
pendants, les yeux fermés, les bras
dénoués comme si son esprit eût
été visiter la demeure des mânes.
Bacchide effrayée souleva l'enfant dans ses bras avec
l'aide de sa nourrice et le déposa sur son lit. Quand
Ctésias rouvrit les yeux, il sentit à son front
la chaleur humide des lèvres de Bacchide, qui se
penchait sur lui avec l'expression d'une tendresse
inquiète.
«Comment te trouves-tu, ma chère âme ? dit
Bacchide, qui avait attribué l'évanouissement
de Ctésias à la seule émotion de la
revoir.
- O Bacchide, il faut que je meure, dit l'enfant d'une voix
faible, en enlaçant le col de l'hétaïre
avec ses bras amaigris.
- Mourir! enfant, et pourquoi donc ? N'es-tu pas beau ? n'es-tu pas jeune ? n'es-tu pas aimé ? Quelle femme,
hélas ! ne t'aimerait pas ? A quel propos parler de
mourir ? C'est un mot qui ne va pas dans une aussi belle
bouche. Quelle espérance t'a menti ? quel malheur
t'est-il donc arrivé ? Ta mère est-elle morte ? Cérès a-t-elle détourné ses yeux
d'or de tes moissons ? Bacchus a-t-il foulé d'un pied
dédaigneux les grappes non encore mûres de tes
coteaux ? Cela est impossible. La Fortune, qui est une femme,
ne peut avoir de rigueurs pour toi.
- Bacchide, toi seule peux me sauver, toi, la meilleure et la
plus généreuse des femmes ; mais non, je
n'oserai jamais te le dire ; c'est quelque chose de si
insensé, que tu me prendrais pour un fou
échappé d'Anticyre.
- Parle, enfant ; toi que j'ai tant aimé, que j'aime
tant encore, bien que tu m'aies trahie pour une autre (que
Vénus vengeresse l'accable de son courroux ! ),que
pourrais-tu donc me demander qui ne te soit accordé
sur-le-champ, quand ce serait ma vie ?
- Bacchide, il me faut ta chaîne d'or, dit
Ctésias d'une voix à peine intelligible.
- Tu veux ma chaîne, enfant, et pourquoi faire ? Est-ce
pour cela que tu veux mourir ? et que signifie ce sacrifice ? répondit Bacchide surprise.
- Ecoute, ô ma belle Bacchide ! et sois bonne pour moi
comme tu l'as toujours été. J'aime Plangon la
Milésienne, je l'aime jusqu'à la
frénésie, Bacchide. Un de ses regards vaut plus
à mes yeux que l'or des rois, plus que le trône
des dieux, plus que la vie ; sans elle je meurs ; il me la
faut, elle est nécessaire à mon existence comme
le sang de mes veines, comme la moelle de mes os ; je ne puis
respirer d'autre air que celui qui a passé sur ses
lèvres. Pour moi tout est obscur où elle n'est
pas ; je n'ai d'autre soleil que ses yeux. Quelque magicienne
de Thessalie m'a sans doute ensorcelé. Hélas ! que dis-je ? le seul charme magique, c'est sa beauté,
qui n'a d'égale au monde que la tienne. Je la
possédais, je la voyais tous les jours, je m'enivrais
de sa présence adorée comme d'un nectar
céleste ; elle m'aimait comme tu m'as aimé,
Bacchide ; mais ce bonheur était trop grand pour
durer. Les dieux furent jaloux de moi. Plangon m'a
chassé de chez elle ; j'y suis revenu à plat
ventre comme un chien, et elle m'a encore chassé.
Plangon, la flamme de ma vie, mon âme, mon bien,
Plangon me hait, Plangon m'exècre ; elle ferait passer
les chevaux de son char sur mon corps couché en
travers de sa porte. Ah ! je suis bien malheureux ! »
Ctésias, suffoqué par des sanglots, s'appuya
contre l'épaule de Bacchide et se mit à pleurer
amèrement.
«Ah ! ce n'est pas moi qui aurais jamais eu le courage
de te faire tant de chagrin, dit Bacchide en mêlant ses
larmes à celles de son ancien amant. Mais que puis-je
pour toi, mon pauvre désolé, et qu'ai-je de
commun avec cette affreuse Plangon ?
- Je ne sais, reprit l'enfant, qui lui a appris notre liaison ; mais elle l'a sue. Ce doit être cette venimeuse
Archenassa, qui cache sous ses paroles mielleuses un fiel
plus acre que celui des vipères et des aspics. Cette
nouvelle a jeté Plangon dans un tel accès de
rage, qu'elle n'a plus voulu seulement m'adresser la parole ; elle est horriblement jalouse de toi, Bacchide, et t'en veut
pour m'avoir aimé avant elle ; elle se croyait la
première dans mon cœur, et son orgueil blessé
a tué son amour. Tout ce que j'ai pu faire pour
l'attendrir a été inutile. Elle ne m'a jamais
répondu que ces mots : «Apporte-moi la
chaîne d'or de Bacchide de Samos, et je te rendrai mes
bonnes grâces. Ne reviens pas sans elle, car je dirais
à mes esclaves scythes de lancer sur toi mes molosses
de Laconie, et je te ferais dévorer».
Voilà ce que répliquait à mes
prières les plus vives, à mes adorations les
plus prosternées, l'implacable Plangon. Moi, j'ai dit
: «Si je ne puis jouir de mes amours, comme autrefois,
je me tuerai».
Et, en disant ces mots, l'enfant tira du pli de sa tunique un
poignard à manche d'agate dont il fît mine de se
frapper. Bacchide pâlit et lui saisit le bras au moment
où la pointe effilée de la lame allait
atteindre la peau douce et polie de l'enfant.
Elle lui desserra la main et jeta le poignard dans la mer,
sur laquelle s'ouvrait la fenêtre de sa chambre ; puis,
entourant le corps de Ctésias avec ses beaux bras
potelés, elle lui dit :
«Lumière de mes yeux, tu reverras ta Plangon ; quoique ton récit m'ait fait bien souffrir, je te
pardonne ; Eros est plus fort que la volonté des
simples mortels, et nul ne peut commander à son cœur.
Je te donne ma chaîne, porte-la à ta
maîtresse irritée ; sois heureux avec elle, et
pense quelquefois à Bacchide de Samos, que tu avais
juré d'aimer toujours».
Ctésias, éperdu de tant de
générosité, couvrit
l'hétaïre de baisers, résolut de rester
avec elle et de ne revoir jamais Plangon ; mais il sentit
bientôt qu'il n'aurait pas la force d'accomplir ce
sacrifice, et, quoiqu'il se taxât intérieurement
de la plus noire ingratitude, il partit, emportant la
chaîne de Bacchide Samienne.
Dès qu'il eut mis le pied sur le Pirée, il prit
deux porteurs, et, sans se donner le temps de changer de
vêtement, il courut chez l'hétaire
Plangon.
En le voyant, les esclaves scythes firent le geste de
délier les chaînes de leurs chiens monstrueux ; mais Ctésias les apaisa en leur assurant qu'il
apportait avec lui la fameuse chaîne d'or de Bacchide
de Samos.
«Menez-moi à votre maîtresse», dit
Ctésias à une servante de Plangon.
La servante l'introduisit avec ses deux porteurs.
«Plangon, dit Ctésias du seuil de la porte en
voyant que la Milésienne fronçait les sourcils,
ne vous mettez pas en colère, ne faites pas le geste
de me chasser ; j'ai rempli vos ordres, et je vous apporte la
chaîne d'or de Bacchide Samienne».
II ouvrit le coffre et en tira avec effort la chaîne
d'or, qui était prodigieusement longue et lourde.
«Me ferez-vous encore manger par vos chiens et battre
par vos Scythes, ingrate et cruelle Plangon ? »
Plangon se leva, fut à lui, et, le serrant
étroitement sur sa poitrine : «Ah ! j'ai
été méchante, dure, impitoyable ; je
t'ai fait souffrir, mon cher cœur. Je ne sais comment je me
punirai de tant de cruautés. Tu aimais Bacchide, et tu
avais raison, elle vaut mieux que moi. Ce qu'elle vient de
faire, je n'aurais eu ni la force ni la
générosité de le faire. C'est une grande
âme, une grande âme dans un beau corps ! en
effet, tu devais l'adorer ! » Et une
légère rougeur, dernier éclair d'une
jalousie qui s'éteignait, passa sur la figure de
Plangon.
Dès ce jour, Ctésias, au comble de ses voeux,
rentra en possession de ses privilèges et continua
à vivre avec Plangon, au grand désappointement
de tous les merveilleux Athéniens.
Plangon était charmante pour lui et semblait prendre
à tâche d'effacer jusqu'au souvenir de ses
précédentes rigueurs. Elle ne parlait pas de
Bacchide ; cependant elle avait l'air plus rêveur
qu'à l'ordinaire et paraissait agiter dans sa cervelle
un projet important.
Un matin, elle prit de petites tablettes de sycomore enduites
d'une légère couche de cire, écrivit
quelques lignes avec la pointe d'un stylet, appela un
messager et lui remit les tablettes en lui disant de les
porter le plus promptement possible à Samos, chez
Bacchide l'hétaïre.
A quelques jours de là, Bacchide reçut, des
mains du fidèle messager qui avait fait diligence, les
petites tablettes de sycomore dans une boîte de bois
précieux, où étaient enfermées
deux unions de perles parfaitement rondes et du plus bel
orient.
Voici ce que contenait la lettre :
«Plangon de Milet à Bacchide de Samos,
salut.
Tu as donné à Ctésias de Colophon la
chaîne d'or qui est toute ta richesse, et cela pour
satisfaire le caprice d'une rivale ; cette action m'a
tellement touchée, qu'elle a changé en
amitié la haine que j'éprouvais pour toi. Tu
m'as fait un présent bien splendide, je veux t'en
faire un plus précieux encore. Tu aimes Ctésias ; vends ta maison, viens à Athènes ; mon palais
sera le tien, mes esclaves t'obéiront, nous
partagerons tout, je n'en excepte pas même
Ctésias. Il est à toi autant qu'à moi ; ni l'une ni l'autre nous ne pouvons vivre sans lui : vivons
donc toutes deux avec lui. Porte-toi bien et sois belle ; je
t'attends».
Un mois après, Bacchide de Samos entrait chez Plangon
la Milésienne avec deux mulets chargés
d'argent. Plangon la baisa au front, la prit par la main et
la mena à la chambre de Ctésias :
«Ctésias, dit-elle d'une voix douce comme un son
de flûte, voilà une amie à vous que je
vous amène».
Ctésias se retourna ; le plus grand étonnement
se peignit sur ses traits à la vue de Bacchide.
«Eh bien ! dit Plangon, c'est Bacchide de Samos ; ne la
reconnaissez-vous pas ? Etes-vous donc aussi oublieux que
cela ? Embrasse-la donc ; on dirait que tu ne l'as jamais
vue». Et elle le poussa dans les bras de Bacchide avec
un geste impérieux et mutin d'une grâce
charmante.
On expliqua tout à Ctésias, qui fut ravi comme
vous pensez, car il n'avait jamais cessé d'aimer
Bacchide, et son souvenir l'empêchait d'être
parfaitement heureux ; si belles que fussent ses amours
présentes, il ne pouvait s'empêcher de regretter
ses amours passées, et l'idée de faire le
malheur d'une femme si accomplie le rendait quelquefois
triste au delà de toute expression.
Ctésias, Bacchide et Plangon vécurent ainsi
dans l'union la plus parfaite, et menèrent dans leur
palais une vie élyséenne digne d'être
enviée par les dieux. Personne n'eût pu
distinguer laquelle des deux amies préférait
Ctésias, et il eût été aussi
difficile de dire si Plangon l'aimait mieux que Bacchide, ou
Bacchide que Plangon.
La statue d'Aphrodite fut replacée dans la chapelle du
jardin, peinte et redorée à neuf. Les vingt
génisses blanches à cornes dorées furent
religieusement sacrifiées à Mercure, dieu de
l'éloquence, et les cent couples de colombes à
Vénus qui change les cœurs, selon le voeu fait par
Ctésias.
Cette aventure fit du bruit, et les Grecs,
émerveillés de la conduite de Plangon,
joignirent à son nom celui de Pasiphile.
Voilà l'histoire de Plangon la Milésienne,
comme on la contait dans les petits soupers d'Athènes
au temps de Périclès. Excusez les fautes de
l'auteur.