Anna Soror


Quand elle eut jeté à son amant fugitif sa dernière imprécation, Didon se frappa au sein d'un coup de poignard et tomba à la renverse sur son bûcher fleuri.

Ses suivantes, surprises, poussèrent des plaintes aiguës. Sa soeur Anna accourut au bruit :

«Ah ! s'écria-t-elle, tu m'as donc trompée ! Tu m'avais dit que tu voulais brûler le portrait et les autres souvenirs du Troyen, et tu as profité de mon absence pour monter seule sur ce lit de mort... Hélas ! du coup dont tu te frappais, tu m'as tuée moi-même, et ton peuple, et ton Sénat, et ta ville... Mais donnez-moi de l'eau, que je lave sa blessure, et, si un dernier soupir erre encore sur ses lèvres, que ma bouche le recueille...» (Enéide, IV)

A ces mots, Anna gravit les marches du bûcher, serra sa soeur dans ses bras ; et, de son voile, elle étanchait le sang qui sifflait dans la plaie.

Didon respirait encore. Anna la fit transporter dans sa chambre. Une vieille Egyptienne, qui connaissait les vertus des plantes et des baumes, pansa la malheureuse reine. Et, dans toute la ville, on offrit des sacrifices aux dieux pour sa guérison.

Après quinze jours d'extrême langueur et de vie hésitante et comme suspendue, Didon, un matin, ouvrit les yeux, regarda autour d'elle et dit :

- Où suis-je ?

- Tu es chez toi, dans ton palais de Carthage, lui répondit sa soeur. Tu es belle, tu es encore jeune, tu es reine, et tu vis. Tout cela n'est pas peu de chose.

Didon demeura quelque temps les yeux vagues. Tout à coup, elle se souvint et fondit en larmes :

- Ah ! dit-elle, pourquoi ne m'as-tu pas laissé mourir ?

Anna lui répondit :

- Parce que la vie est un grand bien, et la condition de tous les autres.

Là-dessus, elle fit apporter quelques mets légers.

- A quoi bon ? dit la malade.

Toutefois, elle consentit à manger, et ne le fit pas sans quelque plaisir. Puis, on l'installa sur une terrasse exposée au midi, et d'où l'on voyait la ville et le port. Elle parut jouir du soleil et de l'aspect joyeux de sa jeune capitale. Elle en nommait tout haut les temples et les autres édifices. On lui donna des fleurs. Elle les examina avec attention et les caressa de ses doigts pâles. Elle regarda voler les oiseaux et fuir les voiles sur la mer. Elle refaisait la découverte enfantine de la vie. Quelques jours plus tard, les forces lui étant revenues, elle parcourut en litière, avec sa soeur, les rues de Carthage. Elle prit intérêt aux constructions nouvelles. Les acclamations de la foule la touchèrent.

- Tout de même, dit-elle, j'ai des devoirs envers mon peuple.

- Voilà la vérité, répondit Anna. En t'appliquant à ta fonction de reine, tu auras vite oublié ton aventure. Elle n'eut rien, au fond, que d'ordinaire ; et il n'y avait pas là de quoi mourir.

- Tu en parles à ton aise, ma soeur ; et l'on voit bien que tu n'as jamais aimé.

- Tu te trompes, dit Anna. Tu étais trop absorbée pour y prendre garde ; mais je ne fus pas insensible aux soins d'Achate, le confident du chef troyen... Au fond de la vallée déserte où l'orage nous surprit et dispersa les chasseurs, il y avait deux grottes. Vous entrâtes dans l'une ; mais je me réfugiai dans l'autre avec le fidèle Achate... Il était aimable ; et pourtant, tu vois, je me suis consolée... Prends exemple sur moi, ma soeur.

- Mais ton Achate était un homme sans prestige. J'ai peine à me rappeler ses traits. Il ne paraissait pas vivre d'une vie très distincte.

- Hé ! repartit Anna, Enée était-il donc si irrésistible ? Il avait toujours les dieux à la bouche et ne parlait que de ses malheurs... Il avait l'air d'un prêtre plus que d'un roi.

- Tu n'y entends rien, répondit la reine. Ces hommes pieux et mélancoliques ont parfois d'étranges séductions.

- Quand on est si sérieux, dit Anna, on est d'autant plus coupable de manquer à sa foi et de se conduire avec les femmes comme le commun des mortels.

- Tu as raison là-dessus ; sa conduite fut inqualifiable.

- Heureusement, il ne t'a pas fait tout le mal qu'il aurait pu. Suppose que tu l'aies épousé : c'était la guerre avec Iarbas...

La reine sembla rêver un moment, et dit :

- Iarbas ? ... Que devient-il ?

- Je ne sais... Mais c'est un galant homme... Tu l'as repoussé, jadis, quand il demandait ta main...

- J'avais juré de rester fidèle à Sichée, mon premier mari.

- Et tu n'as pas tenu parole, car les humains sont les malheureux jouets de la fatalité... Iarbas pouvait se venger. Il pouvait profiter de ta maladie pour envahir tes Etats. Il ne l'a pas fait... Je crois que, malgré tout, il ne te hait pas... Veux-tu que j'aille m'en informer ?

Didon repoussa cette idée avec indignation :

- Ne me parle jamais d'Iarbas ! s'écria-t-elle. C'est assez d'un crime dans ma triste vie !

- Voilà, dit Anna, des propos bien exagérés.

Cependant Didon reprenait goût à l'existence. Elle s'ocupait de sa parure et du gouvernement de son peuple. Elle visitait les bâtisses commencées et encourageait les ouvriers. Elle passait souvent en revue ses petites troupes. Elle assemblait continuellement son Sénat et lui soumettait d'innombrables projets de loi. Elle était contente d'être reine.

Un jour, elle dit à sa soeur :

- Et Iarbas ?

- Tu m'as défendu de te parler de lui, dit Anna. Mais je pense que, si tu veux affermir ton règne et assurer à tes Etats la tranquillité et la durée, tu n'en as pas de meilleur moyen qu'une loyale alliance avec le roi de Numidie. Je doute seulement qu'il conçoive cette alliance sous une autre forme que celle du mariage.

- Il s'abuse étrangement s'il compte m'y réduire, répondit la reine. Néanmoins, il y a quelque vérité dans tes observations. Il serait bon, en tout cas, que je fusse instruite des secrètes dispositions du roi des Numides. Chère Anna, tu fus jadis, auprès de l'autre, mon infatigable messagère. Ne voudrais-tu pas aller trouver Iarbas et lui demander...

- Je l'ai déjà vu, dit simplement Anna.

- Ah ? fit Didon, à peine surprise.

- Iarbas t'aime toujours, et non pas froidement, comme l'autre, mais d'un amour vraiment africain. Il est tout prêt à t'épouser. Mais, si tu refuses encore, il jure qu'il brûlera ta ville et en massacrera les habitants. Et il est capable de le faire comme il le dit.

- C'est un homme ! répondit la reine. Ce qu'il propose mérite réflexion... Ce n'est pas que je l'aime, au moins.

- Cela n'est pas nécessaire... Iarbas m'offre, à moi, la main de son capitaine des gardes, qui est son meilleur ami.

- Un autre Achate ? dit la reine en souriant.

- Si tu veux... Oh ! il ne m'inspire que des sentiments fort calmes... C'est que, vois-tu, ma soeur, notre beau temps est passé... Nous savons aujourd'hui que l'amour apporte plus de douleurs que de joies. S'il est convenable d'en courir l'aventure, c'est quand on est dans le plein de sa force, et qu'on a plus de jours à vivre que de jours vécus... Tu touches à la quarantaine, et je ne suis ta cadette que d'une année. Nous venons de jeter notre dernier feu (le tien fut plus éclatant, mais j'eus aussi le mien). Il nous sied maintenant d'être raisonnables et, par là, d'être heureuses sans excès, mais avec moins de risques.

- Mais... ma légende ? objecta Didon.

- Quoi, ta légende ?

- J'entends l'opinion que les hommes auront de moi et les récits qu'ils feront de mon aventure. Les femmes obtiennent la gloire, non par des sentiments modérés, tels que les tiens, mais par les mouvements désordonnés de leur cœur et par des actes déraisonnables. Si l'on sait que j'ai survécu à la fuite de mon amant et que j'en ai pris mon parti, me voilà déshonorée aux yeux des siècles.

- Ne t'inquiète point, répondit Anna. Ta légende est faite. Les Troyens croient à ton suicide, qui les flatte. Leurs poètes le raconteront. L'avenir ne retiendra de toi que tes cris brûlants, ton bras tendu vers la mer, la plaie de ton sein, tes yeux chavirés et tes lèvres violettes... Et il ignorera que tu as doucement passé la seconde moitié de ta vie sous ce beau soleil, dont la vue est la plus grande des joies, et que les morts ne reverront pas...

Le mariage de Didon avec Iarbas et celui d'Anna avec le capitaine des gardes furent célébrés le même jour. Didon fut heureuse. Son bonheur paisible la rendit indulgente à Enée. Puis, la pratique de la royauté lui faisait mieux comprendre la «raison d'Etat» et, par suite, la vertueuse trahison du fils d'Anchise.

- Je ne lui en veux plus, disait-elle. Il avait ses dieux, son devoir et sa destinée, comme j'ai les miens... D'ailleurs, je puis bien l'avouer, ma rencontre avec lui, nos amours et sa fuite m'apparaissent comme des événements très lointains et où je suis à peine intéressée. C'est que mon corps n'est plus le même ; c'est que mon sang, lentement renouvelé après ma maladie, n'est plus le sang qui s'était échauffé pour le Troyen, et que j'avais répandu sur le bûcher funèbre.