L'innocente diplomatie d'Hélène
Un grand jardin s'étendait en terrasse au-dessus
des portes Scées ; et c'était la promenade
habituelle des Troyens et de leurs femmes.
Un soir, assis sur un banc du jardin, Priam,
Thimoetès, Lampos, Klytios, Anténor,
Hikétaon et Ukalégon, vieillards
vénérables, devisaient ensemble des nouvelles
du jour, quand Hélène vint à passer. Et
alors ils se dirent les uns aux autres, à voix basse
:
- Il n'est pas étonnant que les Troyens et les
Achéens consentent à subir tant de maux pour
une telle femme, car elle ressemble, par sa beauté,
aux déesses immortelles.
Ils parlaient ainsi parce qu'ils étaient de vieux
hommes, proches de la mort, et que la vue
d'Hélène leur apportait une dernière
joie.
Mais tout autre était la pensée de la vertueuse
princesse Andromaque, femme d'Hector. Lorsque les propos des
vieillards lui furent rapportés :
- On peut, dit-elle, manquer de bon sens avec des cheveux
blancs. N'est-il pas monstrueux que tout un peuple supporte
les maux de la guerre et que des milliers d'hommes
s'entr'égorgent à cause d'une femme sans pudeur ?
- Hélène n'est pas sans pudeur, répondit
Hector. Sa tenue est parfaite. Elle reproche souvent son
crime à Pâris et voudrait se soustraire à
son amour. Elle se qualifie elle-même de la plus dure
façon. Mais elle est la triste victime de la
fatalité.
- Cela est facile à dire, répliqua Andromaque.
Mais quoi ! vous autres hommes, vous êtes indulgents
aux personnes irrégulières quand elles sont
belles, et l'obscure vertu de vos épouses vous touche
peu.
- Elle nous touche, et nous les estimons fort. Mais il est
certain que la fille du Cygne et de Léda n'est point
méchante et qu'elle a je ne sais quel charme en elle
qui apaise les colères.
- Les hommes peuvent sentir ce charme, dit Andromaque. Mais
moi, il me fait horreur, car c'est lui qui a
déchaîné le malheur sur ma ville.
Andromaque et son mari échangeaient ces propos dans
une des cinquante chambres nuptiales de pierre polie,
construites les unes auprès des autres, où
couchaient les fils de Priam avec leurs femmes
légitimes.
Mais Hélène habitait avec Pâris un
pavillon écarté, d'où elle ne sortait
que pour aller respirer l'air, quelquefois, sur la terrasse
des portes Scées. Elle était simple,
réservée, un peu craintive. Elle
s'étonnait de sa propre aventure, et l'attribuait de
bonne foi à la volonté des dieux. La
connaissance qu'elle avait de sa beauté et du
sortilège qui était en elle la rendait peu
sensible aux mauvais jugements et aux paroles
désobligeantes. Mais toutefois,
sévèrement élevée à
Sparte, elle souffrait de ce qu'il y avait
d'irrégulier dans sa situation ; elle comprenait et
trouvait presque juste l'hostilité des honnêtes
femmes à son endroit et eût voulu la vaincre
à force de modestie, de correction et de
douceur.
Les femmes troyennes avaient décidé d'aller en
procession au temple d'Athéné, et de
déposer un voile richement brodé sur les genoux
de la déesse, afin qu'elle prît la ville en
pitié.
Hélène sentit un vif désir de prendre
part à cette cérémonie.
Depuis qu'elle avait suivi Pâris, elle avait
adopté les dieux et, par suite, la patrie de son ami,
et était devenue fort bonne Troyenne. D'ailleurs, elle
préférait aux moeurs de son ancien pays les
moeurs et la vie de Troie : elle y trouvait un art
peut-être moins pur mais plus de commodités et
de luxe que dans l'austère
Lacédémone.
Un soir qu'elle se promenait sur les portes Scées,
elle y rencontra Andromaque.
Elle s'effaça respectueusement devant l'épouse
d'Hector. Andromaque passa, la tête haute, en jetant
sur elle un regard glacé. Hélène rentra
dans sa maison, tout en larmes.
Mais Andromaque, si peu qu'elle l'eût regardée,
n'avait pas été sans remarquer l'harmonie de sa
toilette et certaine broderie dont sa robe était
ornée. Elle avait dit, le soir, à Hector
:
- Cette femme est ce qu'elle est. Mais elle a du goût,
je dois le reconnaître.
Hélène le sut, et fit porter à l'une des
suivantes d'Andromaque le dessin de la broderie qui avait plu
à la vertueuse princesse. Elle y joignait quelques
conseils sur la manière de tailler les robes, les
ceintures et les manteaux.
Andromaque laissa ses femmes profiter de ces indications.
Elle leur permit aussi d'exécuter la broderie et,
quelques jours après, elle parut à la promenade
avec cet ornement nouveau. Elle vit Hélène,
qui, ce jour-là, avait mis une robe toute simple et
tout unie. Et, cette fois, elle regarda sans malveillance la
compagne de Pâris.
Le lendemain, Hélène rencontra, dans le jardin
du roi, le petit Astyanax aux bras de sa nourrice.
Elle demanda poliment à cette femme la permission
d'embrasser «le fils du plus vaillant des hommes et de
la plus sage des femmes». L'enfant, la voyant belle,
lui sourit, et, avec un murmure caressant, promena ses
petites mains sur le délicieux visage de la
Tyndaride.
- Que ne puis-je, soupira-t-elle, avoir, moi aussi, un beau
petit garçon ! Mais les dieux m'ont refusé
cette joie.
Et ses yeux se mouillèrent.
- A votre âge, on peut espérer, fit obligeamment
la nourrice.
- Hélas ! répondit Hélène, je
crains bien que les dieux n'aient frappé mon sein de
stérilité ! (1) De toutes les marques de leur
colère, celle-là m'est la plus sensible.
La nourrice raconta la scène à sa
maîtresse, en présence d'Hector.
- Il faut avouer, dit Andromaque, que cette femme a
gardé quelques bons sentiments.
- Ma conviction, dit Hector, c'est qu'Hélène
était faite pour vivre paisible entre un mari et des
enfants... Son désir de maternité le prouve
bien... Visiblement, sa destinée est en contradiction
avec son caractère... Son malheur est d'avoir connu
mon frère Pâris, qui est le plus
séduisant et le plus artificieux des hommes... Mais
Vénus l'a voulu ; et, sans doute, c'est encore
Vénus qui la maintient stérile pour la
conserver belle... Ainsi, ce qui fait sa gloire est aussi sa
punition. Car enfin...
- Mon ami, dit Andromaque, prenez garde : vous la
défendez trop, et vous divaguez un peu.
A ce moment, une servante d'Hélène apporta,
pour le jeune Astyanax, un jouet magnifique : c'était
un petit char d'argent, attelé de deux chevaux en bois
de cèdre harnachés d'or.
L'enfant, charmé, battit des mains.
Andromaque, embarrassée, songeait à rendre le
jouet. Mais Astyanax pleura. Hector intervint :
- Renvoyer ce petit char, ce serait, dit-il, désoler
cet enfant et offenser sans raison une femme qui eut
assurément des torts, mais qui t'admire et te
respecte, et qui honore la vertu qu'elle ne sut pas observer.
Gardons cet objet, cela est sans conséquence ; et tu
ne crains pas, j'imagine, que l'amitié
d'Hélène soit dangereuse à un enfant de
dix-huit mois.
Il ajouta prudemment :
- Tu n'as pas à la craindre davantage pour ton mari.
Hélène n'est point coquette... Tu es d'ailleurs
aussi jolie qu'elle, depuis quelque temps surtout. Tu es
beaucoup mieux mise qu'autrefois, et cela me fait
plaisir.
Andromaque se réjouit de ces paroles, mais elle ne dit
pas comment elle avait appris à se mieux parer.
Lorsque Pâris, sauvé par Vénus des mains
de Ménélas, rentra piteusement dans son palais,
poursuivi par les imprécations d'Hector :
- Ah ! dit Hélène en défaisant sa
chevelure avec art, je ne suis qu'une créature de
malheur ! ... Plût aux dieux qu'au jour même
où ma mère m'enfanta un tourbillon m'eût
emportée sur une montagne ou abîmée dans
les flots, avant que ces choses fussent arrivées ! ...
Mais puisque les dieux avaient résolu ces maux, je
voudrais du moins être la femme d'un meilleur
guerrier... Heureuse Andromaque, épouse sans tache de
l'invincible Hector ! ... Il est vrai que celle-là a
mérité son bonheur...
Andromaque fut vite informée de ces louables
discours.
- Cette pauvre Hélène, dit-elle à
Hector, a des excuses, quand on y réfléchit.
Son mari passe pour un peu sot... Elle aurait sur Pâris
une très bonne influence, si Pâris avait du
cœur... Elle ne se glorifie pas de sa faute et respecte ce
qui est respectable... Au reste il serait puéril de
croire qu'elle est la vraie cause de la guerre. Il est clair
que son enlèvement n'a été qu'un
prétexte. A défaut de celui-là, les
Achéens en eussent inventé quelque autre. Elle
a raison de parler de fatalité. Il y en a certainement
dans son cas. Elle méritait d'être
vertueuse.
Cependant le jour approchait où les Troyennes devaient
porter le Voile sacré dans le temple
d'Athéné. Hélène alla trouver le
roi Priam, qui avait toujours été très
bon pour elle.
- Père, lui dit-elle, je voudrais assister à
cette cérémonie. Non certes par vanité,
mais pour signifier que je suis de cœur avec les femmes de
ma nouvelle patrie et qu'elles-mêmes ne me
considèrent plus comme une étrangère. Je
vous supplie donc de me conduire au temple dans le moment
où les épouses troyennes y entreront, afin que
je puisse me joindre à leur cortège.
- Chère fille, répondit Priam, je ferai ce que
tu désires. Mais ne crains-tu pas que les
épouses des Troyens, et surtout la fière
Andromaque, ne te fassent quelque avanie ?
- Nous verrons bien, cher père.
La procession des femmes arrivait au portique du temple
lorsque Hélène parut, conduite par Priam.
Timide et les yeux baissés, elle se glissa au dernier
rang.
Mais Andromaque, l'ayant aperçue, alla vers elle et
lui tendit la main en disant :
- Que vous êtes aimable d'être venue, Madame !
(1) Je sais bien que, d'après une tradition, Hélène avait eu de Thésée une fille : Hermione. Mais j'ai délibérément négligé ce détail. (Note de l'auteur)