
Ulysse (Bekim Fehmiu) évoque les ombres des morts - Minisérie TV de Franco Rossi - L'Odyssée - 1968
Réveil d'ombres

Par delà l'Océan, dans l'île des
Cimmériens, éternellement enveloppée de
brume. Des eaux mortes, des prairies d'asphodèles, des
collines pâles. Là demeurent les
«têtes sans force», les âmes, les
ombres, les formes des morts. Les morts vivent là,
vaguement, faiblement, dolemment. (Car ni l'on ne peut
concevoir la vie sans le corps, ni l'on ne veut que tout
finisse au bûcher et à la tombe.) «Les
nerfs ne soutiennent plus les chairs ni les os... La flamme
du bûcher ayant dompté nerfs, chairs et os,
l'âme qui s'en est échappée et qui garde
la forme du corps, voltige comme un songe». Les morts,
«images de ceux qui ne sont plus», continuent de
faire par habitude ce qu'ils faisaient auparavant. Achille
continue de brandir ses armes, Agamemnon de porter le
sceptre. Minos de rendre des sentences, Phèdre ou
Léda d'appeler l'amour, la foule de servir. Mais ce ne
sont presque plus que des gestes, accompagnés
seulement du souvenir endormi et peu à peu
défaillant des sensations et des pensées de
jadis.
Lorsque Ulysse vint dans l'île des Cimmériens
consulter l'ombre du devin Tirésias, et qu'ayant
creusé une fosse il y eut versé le sang d'une
génisse, les âmes des morts, bruissantes comme
les feuilles mortes balayées par le vent d'automne, se
pressèrent autour de la fosse pour boire du sang et
retrouver par là un peu de vie et de force. Mais le
héros les écarta de son épée, et
ne laissa boire que les ombres avec qui il lui plaisait de
s'entretenir : sa mère Antyclée, Achille,
Agamemnon, Phèdre, Ariane, Léda et le bel
Antiloque.
Or, après le départ du prudent Ulysse, les
morts qui avaient bu le sang noir conservèrent pendant
quelques jours, dans leur forme moins transparente et
soutenue par un semblant de nerfs, de chair et d'os, le
pouvoir de sentir, d'être émus, de
désirer et de faire entendre des paroles.
C'était comme une demi-vie, fragile et lentement
décroissante, qui leur était rendue.
D'abord, ils se souvinrent avec plus de précision de
ce qu'ils avaient fait et souffert quand ils étaient
vivants. Au milieu des autres âmes demeurées
muettes, ils goûtèrent le plaisir oublié
de la conversation. Et, malgré eux, quoique leur
mémoire leur rappelât plus de douleurs que de
plaisirs, ils regrettèrent amèrement la vie et
souhaitèrent de la recommencer. Et tous
approuvèrent ce qu'avait dit Achille à Ulysse :
«Ne me parle pas de la mort. J'aimerais mieux
être le mercenaire d'un pauvre homme que le roi de ceux
qui ne sont plus».
Ils se remirent donc à vivre, chacun suivant son
caractère, autant que le leur permettait
l'énergie précaire puisée dans la fosse
rouge.
Dans la première joie d'un peu de vie
retrouvée, ils s'étaient sentis pleins de
bienveillance les uns pour les autres : «Pourquoi se
jalouser, se haïr, se faire du mal ? Si les biens que
nous connûmes avant la mort ne valaient pas qu'on se
donnât pour eux tant de peine, plus vains encore sont
les biens de la cité des ombres, et plus grande la
folie de se les disputer».
Et pourtant, dès le deuxième jour, l'ombre
d'Achille et l'ombre d'Agamemnon cessèrent
d'être amies. Chacun d'eux prétendait
régner sur le blême troupeau des formes vides :
l'un, sous prétexte qu'il fut le plus vaillant des
Grecs ; l'autre, parce qu'il avait été jadis le
«roi des rois».
Les ombres des guerriers qui n'avaient pas bu le sang
assistaient à cette querelle. De légers
murmures, pareils à ceux de l'herbe froissée
par un souffle, marquaient tour à tour leur faveur ou
leur hostilité. Mues par d'obscurs ressouvenirs, les
unes se rangèrent autour d'Agamemnon, et les autres
autour d'Achille, selon que, dans leur vie antérieure,
elles avaient aimé l'Atride ou le fils de
Thétis. Et Agamemnon, suivi de ses diaphanes soldats
prit position derrière un étang sans couleur,
et Achille établit son camp de fantômes sur une
colline couleur de cendre.
Cependant Phèdre, en qui le sang de la fosse avait
fait revivre son fatal amour, cherchait, parmi les ombres,
celle du farouche Hippolyte. Elle le trouva fort
occupé à lancer des flèches qui se
perdaient dans le brouillard. Elle l'assaillit de paroles
brûlantes ; et, comme il ne pouvait parler et qu'il ne
faisait que des gestes hésitants, elle crut l'avoir
persuadé, se jeta sur lui et voulut
l'étreindre. Mais ses bras se refermèrent sur
son sein, n'ayant enveloppé qu'une image. Elle s'y
reprit avec plus de précaution et de manière
que cette image restât du moins enclose dans le cercle
de ses bras. Mais cela ne lui faisait aucun plaisir ; et,
aussitôt qu'elle resserrait un peu son étreinte,
l'image se dérobait. Et Phèdre
recommençait encore, en poussant de petites
plaintes.
De son côté Léda, encline jadis aux
amours excentriques, profitait des forces retrouvées
pour s'éprendre du géant Orion. L'ombre
énorme du chasseur arpentait interminablement les
champs d'asphodèles, à la poursuite de fauves
imaginaires. Léda le guettait au coin des halliers,
et, lorsqu'il passait à grandes enjambées, elle
s'efforçait d'attirer son attention par des soupirs et
des mots caressants. Mais Orion ne l'entendait pas...
Pareillement, la douce Ariane avait senti renaître en
elle ses dispositions affectueuses. Moins chimérique
que Phèdre et que Léda, elle tourna ses vues
sur Antiloque qui, ayant humé comme elle la liqueur
rouge, offrait de nouveau quelque consistance.
La sombre Procris avait, elle aussi, remarqué le beau
guerrier. Mais Antiloque lui préféra la
sensible Ariane ; et tous deux, Ariane et Antiloque, s'en
furent le long du pâle Achéron vers un bois
d'oliviers dont les feuilles semblaient d'argent
terni...
Le troisième jour (si l'on peut employer ce mot pour
mesurer le temps dans le pays qui n'a point de soleil), les
armées d'Achille et d'Agamemnon en vinrent aux mains.
A vrai dire, les ombres des guerriers ne risquaient pas
grand'chose à s'entr'égorger. Bientôt
elles formèrent une mêlée confuse de
spectres qui passaient les uns au travers des autres : en
sorte que les deux armées eurent bientôt
échangé leurs positions sans aucun
résultat. Alors, d'un grand courage, elles
s'apprêtèrent à se retraverser
mutuellement.
Mais, entre les deux camps, Achille et Agamemnon luttaient de
façon un peu plus réelle, à ce qu'il
semblait. Car, Agamemnon ayant atteint Achille à la
cuisse, des gouttes roses sortirent de la blessure. Mais, un
moment après, Achille ayant enfoncé la pointe
de son glaive dans la poitrine du roi des rois, la plaie ne
laissa couler que quelques gouttes, non plus roses
déjà, mais incolores. Puis, les cris des deux
chefs s'éteignirent dans leur gorge ; et les coups
d'épée ne tiraient même plus un peu d'eau
de leurs corps évanescents. Leurs formes se
transperçaient réciproquement et entraient
l'une dans l'autre sans rencontrer aucune résistance;
et ce n'étaient plus que deux ombres qui luttaient au
milieu des ombres.
A la même heure, Phèdre, attachée
à l'ombre d'Hippolyte, n'était plus qu'une
ombre qui embrassait une ombre.
Et Léda, s'étant mise à courir
après le géant Orion, avait
épuisé dans cet effort sa mince provision de
sang ; et elle ne s'apercevait pas qu'elle n'était
plus qu'une ombre qui poursuivait l'ombre d'un chasseur
d'ombres...
Et, sous les oliviers d'argent terni, au moment où
Ariane et Antiloque tentaient de leurs lèvres
déjà molles et blêmes, un baiser
décevant, la jalouse Procris, qui s'était
glissée derrière eux, leva son poignard sur sa
rivale. Antiloque se jeta au-devant de son amie, et ce fut
lui qui reçut le coup. Et Procris allait
s'écrier : «Ah ! grands dieux ! c'est lui que
j'ai tué ! » Mais le cri mourut dans sa bouche.
Elle vit que les deux amants n'étaient
déjà plus que deux images vides et pensa :
«Puisqu'il en est ainsi, lui ou elle, cela est fort
indifférent». Mais l'ayant pensé, elle ne
pensa plus ; et elle ne fut qu'une ombre qui a voulu
poignarder une cmbre dans les bras d'une ombre...
Or, tandis que se passaient ces choses vaines,
Antyclée, la vénérable mère
d'Ulysse, était demeurée assise, la tête
dans ses mains. Elle repassait les paroles de son fils et
s'appliquait intérieurement à retenir et
à préciser les visions qu'il avait
ranimées dans son esprit : la maison d'Ithaque, le
grand verger, les collines pierreuses, le port et la mer
bleue, l'allure et les vêtements de son vieux mari
Laërte, le départ d'Ulysse pour Troie, et le
noble visage de son cher enfant. Mais, à mesure que le
sang, par cet effort même, s'usait dans ses veines
fragiles, tous ces souvenirs, qu'elle voulait fixer, lui
échappaient. Et la vénérable
Antyclée ne fut plus qu'une ombre qui, vaguement,
rêve à des ombres... Tout était
rentré dans l'ordre.