La Sirène
Comme ils approchaient de l'îlot des Sirènes,
le vent tomba et les flots s'assoupirent. Les matelots
plièrent les voiles. Ulysse, se souvenant des conseils
de Circé, pétrit de la cire dans ses fortes
mains, et en boucha les oreilles de tous ses
compagnons.
Ceux-ci l'attachèrent au mât avec des cordes.
Puis ils frappèrent de leurs avirons la mer
écumeuse.
Du fond de leur grotte, les Sirènes avaient
aperçu le navire. Quand il fut à portée
de la voix, elles s'approchèrent du rivage et se
mirent à chanter :
- Venez, chers hommes, venez ! ... Aucun navigateur n'a
dépassé notre île sans écouter
notre voix : puis il s'éloigne plein de joie, ayant
appris beaucoup de choses. Car nous savons tout ce qui se
passe sur la terre nourricière.
Haussant leurs corps étincelants et frais au-dessus de
l'onde immobile, elles faisaient des gestes d'appel avec
leurs beaux bras. Mais leur plus puissant sortilège
était leur voix, douce comme une mer laiteuse,
pénétrante comme l'odeur des algues, tendre et
un peu rauque comme la voix même du désir.
Ulysse s'agitait dans ses liens : mais ses compagnons,
avertis d'avance, resserrèrent les cordes autour de
ses bras et de ses cuisses.
Cependant, un des matelots, nommé Euphorion, se dit
qu'il valait la peine d'entendre, même au prix de sa
vie, des chants qui troublaient à ce point un homme
aussi consommé en sagesse que le prudent Ulysse.
Il ôta la cire de ses oreilles, et
écouta...
Ce qu'il entendit fut tel, qu'il se pencha de plus en plus
sur le bastingage et, au bout de peu d'instants, tomba dans
les flots amers.
Les matelots hésitèrent à abandonner
leur compagnon. Mais Ulysse, d'un coup d'oeil, leur commanda
de passer outre et de doubler l'îlot.
... De toutes les forces de son désir, Euphorion
nageait vers les voix.
L'eau, luisante au soleil, s'enfonçait, assombrie,
dans une grotte bleuâtre. A l'entrée, se
dressaient les Sirènes, au nombre de sept. Elles
ressemblaient à de jeunes femmes jusqu'au-dessous de
la ceinture ; elles avaient des yeux glauques, des cheveux
d'or vert, des dents pointues dans des bouches un peu
grandes, et des visages enfantins. Leurs hanches
étaient serrées d'une gaine d'écailles,
et le nageur voyait remuer à fleur d'eau les somptueux
reflets de leurs queues.
Quand il fut tout près d'elles, les Sirènes
cessèrent leurs chants ; puis, se jetant sur l'homme
avec un grand cri, elles l'entraînèrent au fond
de la grotte et le déposèrent, nu, sur une
saillie de rocher où gisaient des ossements. Car ces
belles personnes avaient coutume de déchirer les corps
des naufragés et d'en sucer le sang avec leur bouche
en fleur.
Or une des Sirènes avait paru à Euphorion plus
belle que les autres et d'un visage moins impassible. Il se
tourna vers elle, et lui dit :
- Je mourrai content d'avoir entendu les chants des filles de
la mer. Mais je serai plus heureux encore si la mort me vient
par toi seule.
La Sirène le regarda avec surprise. C'était la
première fois qu'elle voyait un désir et une
pensée éclairer une face d'homme : car,
à l'ordinaire, les traits et les yeux des
naufragés n'exprimaient que la terreur, ou même,
quand trop d'efforts les avaient épuisés,
n'exprimaient plus aucun sentiment. Elle écarta ses
soeurs d'un geste en leur disant :
- Cet étranger m'appartient.
Les autres Sirènes s'éloignèrent, soit
que celle qui parlait ainsi eût quelque autorité
sur ses compagnes, soit qu'une convention ignorée
réglât entre elles le partage des épaves
vivantes de la mer. Restée seule avec le Grec subtil
:
- Ton nom ? demanda-t-elle.
Et, quand elle le sut :
- Euphorion, je t'aime, reprit-elle aussitôt. Et, bien
qu'immortelle, c'est la première fois que je dis ce
mot et que j'éprouve ce qu'il signifie.
- Et toi, dit le Grec, comment t'appelles-tu ?
- Leucosia.
Les autres Sirènes, fidèles au pacte consenti,
laissèrent Euphorion et Leucosia vivre à part
et selon leur guise.
Il y avait, derrière la grotte une prairie
secrète, avec une fontaine d'eau douce. Euphorion
buvait cette eau et se nourrissait de coquillages.
Leucosia ne le quittait point. Ils jouissaient ensemble du
bercement de la vague, et de se sentir soulevés et
pressés par la caresse liquide. Quelquefois, du haut
d'une roche, la Sirène se laissait tomber comme une
flèche, la queue droite ; il la recevait dans ses bras
et tous deux plongeaient dans le gouffre salé. Ils
s'ébattaient au soleil, dans les dentelures des
criques, parmi les tourbillons d'écume. Ou bien ils
jouaient avec les dauphins débonnaires, et leur
faisaient des plaisanteries...
La nuit venue, tandis que les autres Sirènes,
couchées sur l'herbe, allongeaient côte à
côte leurs queues pesantes, Euphorion et Leucosia se
retiraient dans un coin de la prairie ; et l'homme dormait
dans les bras froids de la petite déesse
aquatique.
Ils parlaient peu. Leucosia connaissait les mots qui
désignent les choses essentielles à la vie
d'une divinité marine de second ordre sur un
récif méditerranéen. Elle savait nommer
le ciel, la mer, le soleil, la lune, les étoiles, les
rochers, les poissons et les diverses parties du corps. Elle
savait dire aussi : Je vois, j'entends, je sens, j'aime,
je désire, j'espère, je veux... Mais
à cela se réduisait, à peu près,
son vocabulaire de jeune immortelle.
Un jour, Euphorion lui dit :
- Lorsque, de la nef rapide, je vous ai entendues, tes soeurs
et toi, vous vous vantiez de savoir beaucoup de choses
ignorées des hommes. Dis-les-moi, Leucosia.
Mais elle lui fit comprendre que les Sirènes
mentaient, et qu'elles disaient cela pour exciter la
curiosité des voyageurs.
Et, en effet, les paroles qu'elles chantaient, et qu'il
entendait maintenant tous les soirs, n'exprimaient pas des
connaissances de l'esprit, mais les sentiments qui
correspondent à la grâce du matin, à la
splendeur du couchant, à l'immensité et
à la beauté de la mer, - ou, simplement, la
joie d'avoir un corps agile et infatigable, - quelquefois la
blessure d'un désir qui restait
indéterminé pour les musiciennes
ingénues, mais qui se précisait douloureusement
dans l'âme d'Euphorion, toute chargée de
souvenirs et d'expérience humaine.
Leucosia s'apercevait de ces tristesses de son ami, et
l'apaisait de ses frais baisers. Sur la mer et dans le bassin
de la grotte, elle était plus forte et plus souple que
lui, et l'aidait, le protégeait à chaque
instant. Mais, sur la grève ou dans la prairie
secrète, obligée de marcher sur les mains en
traînant sa queue inutile, elle admirait et enviait
lespieds adroits de son compagnon. Puis, elle sentait qu'il
avait vu plus de choses qu'elle, et que son esprit
était peuplé d'images et de pensées
qu'elle ne soupçonnait pas.
Il résolut de l'instruire et essaya de lui faire
concevoir la vie et l'humanité sur les continents et
dans les grandes îles. Mais il vit bientôt
qu'elle ne le comprenait pas, parce que les mots qu'il
employait ne se rapportaient à aucun objet qu'il
pût lui mettre sous les yeux.
Alors, il commença à s'ennuyer un peu. Leucosia
n'avait plus pour lui la saveur de la nouveauté. Elle
était trop différente de lui, et d'âme
trop élémentaire. Ce qui l'avait d'abord
charmé lui devenait importun. Il en voulait à
Leucosia de son ignorance - et de sa peau froide et
salée.
Il se souvenait, avec un regret toujours plus cuisant, de sa
vie d'autrefois. La nuit, dans la prairie secrète,
tandis que la petite déesse à la croupe
squameuse dormait près de lui, il revoyait les champs,
les forêts, les fleuves, les bœufs au labour, les
habitations des hommes, les échoppes des marchands,
les temples sur les promontoires, les vaisseaux au port, et,
dans les tavernes où l'on boit du vin
aromatisé, les petites danseuses, brunes et
dorées, qui piquent des fleurs rouges dans leurs
cheveux, et dont les mains sont chaudes, et qui ont des
jambes...
Vers ce temps-là, un navire, attiré par les
chants des Sirènes, étant venu se briser sur un
écueil voisin, Euphorion vit avec horreur ces
gracieuses filles planter leurs dents aiguës dans les
corps naufragés et, du sang qu'elles pompaient, se
gonfler comme de blanches outres. Leucosia n'avait voulu ni
chanter avec ses soeurs, ni prendre sa part du festin.
Euphorion lui en sut gré ; mais, en l'interrogeant, il
démêla qu'elle s'était abstenue
unique-ment pour ne pas lui déplaire, et que, - si
l'amour, commun à la plupart des animaux, avait pu
l'émouvoir, - la pitié, propre seulement aux
hommes, lui était demeurée
étrangère.
Les Sirènes respirent également sous les flots
et dans l'air. Assisté par son amie, Euphorion avait
appris à retenir sous l'eau sa respiration plus
longtemps qu'aucun plongeur. Il se plaisait souvent à
nager avec Leucosia à travers les bosquets de coraux
et les jardins de plantes sous-marines, et à douter si
les formes qui chatoyaient sourdement dans la transparence
vitreuse étaient des pierreries, des fleurs ou des
bêtes.
Dans une de ces promenades, il découvrit, au fond d'un
vallon maritime, les débris d'un navire et, parmi ces
épaves, des vases, des chaudrons, des ustensiles
domestiques, des colliers, des bijoux, des ceintures, des
miroirs d'argent, des tablettes peintes qui
représentaient diverses scènes de la vie
humaine, - et un coffret tout rempli d'or.
Avec l'aide de Leucosia, il remonta ces objets à
terre. Il lui mit un collier au cou, des bracelets aux bras,
lui serra la taille d'une ceinture ciselée, et lui
présenta un miroir. Elle se trouva belle et sourit.
Puis il lui expliqua à quoi servaient les autres
objets, et ce qui était figuré sur les
planchettes coloriées.
Cette fois, Leucosia parut se former quelque image d'une vie
différente de la sienne. Elle dit avec un peu de
tristesse :
- Je voudrais voir tout cela ; mais je ne suis qu'une
déesse marine, et je ne connaîtrai jamais que la
mer.
L'idée vint alors à Euphorion d'exciter
davantage en elle la curiosité de la terre et de s'en
servir pour s'évader de l'îlot des
Sirènes. Ainsi, il méditait de se
séparer de son amie à l'instant même
où elle devenait plus intelligente et où elle
commençait à se rapprocher de lui.
Il ne cessa de lui faire des contes délicieux de la
vie qu'on menait parmi les hommes :
- Si tu voulais venir avec moi, lui dit-il enfin, nous
pourrions traverser la mer à la nage, jusqu'à
une ville que l'on nomme Athènes, et qui n'est
qu'à trois journées d'ici.
- Mais, dit-elle, je ne pourrai pas marcher longtemps sur la
terre.
- Je t'aiderai, répondit Euphorion ; et, quand nous
serons dans la ville, un char magnifique, comme ceux que tu
as vus sur les tablettes peintes, te transportera où
tu voudras aller. Et nous vivrons heureux avec l'or de ce
coffret.
Mais il ne disait pas toute sa pensée.
Une traversée de trois jours était un jeu pour
la Sirène. Tantôt nageant à ses
côtés, tantôt soutenu par elle, Euphorion
lui-même n'était pas trop fatigué quand
ils atteignirent le bord du continent.
L'endroit était désert. Mais une ville
paraissait à l'horizon. Un long sentier rude et
poudreux y conduisait.
Euphorion se mit une ceinture de feuillages afin de se
présenter décemment devant les hommes.
La Sirène rampa d'abord sur les mains. Mais elle se
déchirait aux pierres, et le poids du soleil
l'accablait.
Déjà Euphorion était assez loin devant
elle. Elle l'appela.
- La terre des hommes est dure, dit-elle. Je t'ai
porté, ami : porte-moi à ton tour.
Il n'eut pas le cœur de refuser. Il revint sur ses pas, se
baissa, offrit son dos. La Sirène lui mit ses bras
autour du cou ; il se releva, et, pendant qu'il marchait, le
bout de la queue squameuse balayait derrière lui la
poussière.
Suant sous son fardeau, Euphorion murmurait des mots
irrités. Il se demandait ce qu'il ferait de cette
femme-poisson dans le pays des hommes.
Soudain, il délia brutalement de son cou les bras de
Leucosia, la laissa tomber de son long sur le sol, et
détala à grandes enjambées.
- Euphorion ! Euphorion ! cria plaintivement la
Sirène.
Ce cri fut tel que l'homme, touché,
s'arrêta.
- Sois patiente, dit-il. Je vais à la ville et je
reviendrai te prendre avec un chariot.
- Non, non, gémit-elle, tu ne reviendras pas je le
sais. Tu ne m'aimes plus parce que je ne suis pas tout
à fait pareille à une femme. C'est grâce
à moi que tu vis, et c'est par toi que je vais mourir,
car sans doute les dieux m'ont ôté
l'immortalité pour me punir d'aimer un homme.
Elle se tordait les bras, et, pour la première fois,
des larmes jaillirent de ses yeux pâles. Sa queue
poudreuse, et dont les beaux reflets s'étaient
éteints, battait faiblement le sentier.
- Euphorion ! Euphorion ! aie pitié ! reprit-elle.
- «Pitié» ? dit l'homme. Tu n'avais jamais
prononcé ce mot.
- C'est que je n'avais pas souffert, dit-elle. Ecoute, ami.
Je comprends bien que je te serais toujours une gêne.
Et moi, je serais inquiète, à cause des femmes
qui ont des pieds. Puis, ce que j'ai désiré
voir m'épouvante à présent... Mais je
suis trop faible pour regagner la mer. Porte-moi jusqu'au
rivage, et je retournerai seule vers mes cruelles
compagnes.
- «Cruelles» ? dit Euphorion. Encore un mot que
tu n'avais jamais prononcé.
- Hélas ! répondit-elle, c'est toi qui m'en as
révélé le sens.
Euphorion, sans plus rien dire, la souleva dans ses bras : si
bien que les cheveux pendants de la Sirène
frôlaient les genoux de l'homme. Elle lui souriait au
milieu de ses pleurs, puis elle gémis-sait d'une voix
si tendre, qu'il sentit plier sa volonté.
Il déposa doucement Leucosia sur la grève, tout
près de l'eau.
- Adieu, ami, dit-elle.
- Ah ! soupira-t-il, si seulement tu avais des jambes !
- Mais quoi ! je n'en ai pas ! d'ailleurs, je n'en aurai pas
besoin, là-bas, dans la mer liquide... Je
tâcherai d'oublier, pour redevenir semblable à
mes soeurs. Car, si je me souvenais, je serais trop
malheureuse de t'avoir connu, et de toutes les choses que
j'ai apprises... Mais oublierai-je ? ... Hélas ! j'en
ai peur, je ne suis qu'une pauvre petite Sirène
déclassée...
Euphorion pleurait :
- Sois ce que tu voudras, dit-il. Mais, à
présent, je t'aime, et je ne veux pas que tu t'en
ailles sans moi. Nous deviendrons ce qu'il plaira aux
dieux... Partons ensemble ! ..
L'homme eût assurément fait cette folie, si la
bienveillante Thétis n'était apparue, en cet
instant, aux deux amoureux.
- Vous m'intéressez, dit-elle, et je vous veux du
bien, parce que toi, Leucosia, tu as été bonne
pour un de ceux qui ont combattu naguère avec mon fils
Achille ; parce que toi, Euphorion, tu as pitié d'une
de mes filles marines au moment où tu allais
réaliser ton plus cher voeu ; et parce qu'enfin vous
vous êtes élevés l'un et l'autre soit en
connaissance, soit en vertu. Je pourrais vous en
récompenser de diverses manières. Je pourrais,
Leucosia, avant de te laisser partir toute seule, t'enlever
la mémoire de ce que tu as appris et qui ne peut
désormais que te faire souffrir. Je pourrais,
Euphorion, te donner les nageoires et la figure d'un Dauphin,
en te conservant sous cette forme ton esprit et tes souvenirs
humains, afin que tu vives agréablement, avec
Leucosia, dans la vaste mer. Mais je veux vous rendre heureux
de la façon dont vous l'entendez vous-mêmes en
ce moment... Leucosia, ma chère fille, renoncerais-tu,
pour vivre avec lui, à ton immortalité ?
- Certes, dit la Sirène. Il faut ne penser à
rien pour être immortelle avec plaisir.
- Grand merci ! dit Thétis.
- Oh ! dit Leucosia, je ne disais pas cela pour vous : je
parlais d'une petite déesse comme moi.
- Ne t'excuse pas, mon enfant. Mais, c'est bien entendu, tu
consens à être mortelle ?
- De tout mon cœur !
- Sois donc femme, et suis celui que tu aimes. Thétis
toucha la Sirène de son léger trident ; et la
métamorphose s'accomplit aussitôt.
- Ma fille, ajouta l'indulgente déesse, va demander
une robe à la prêtresse du petit temple que l'on
voit, à cent pas d'ici, sur cette colline... Puis,
allez tous deux vers la ville.
Euphorion et Leucosia rayonnaient de joie. Mais
Thétis, en les quittant, eut un sourire un peu
mélancolique ; car elle n'était pas absolument
sûre d'avoir fait leur bonheur.