XVII |
Pharaon ne répondit pas à Tahoser ; il
regardait toujours d'un oeil sombre le cadavre de son fils
premier-né ; son orgueil indompté se
révoltait même en se soumettant. Dans son cœur,
il ne croyait pas encore à l'Eternel, et il expliquait
les plaies dont l'Egypte avait été
frappée par le pouvoir magique de Mosché et
d'Aharon, plus grand que celui de ses hiéroglyphites.
L'idée de céder exaspérait cette
âme violente et farouche ; mais, quand même il
eût voulu retenir les Israélites, son peuple
effrayé ne l'eût pas permis ; les Egyptiens
ayant peur de mourir, tous eussent chassé ces
étrangers, cause de leurs maux. Ils
s'écartaient d'eux avec une terreur superstitieuse,
et, lorsque le grand Hébreu passait, suivi d'Aharon,
les plus braves s'enfuyaient, redoutant quelque nouveau
prodige, et ils se disaient : «La verge de son
compagnon va-t-elle encore se changer en serpent et s'enlacer
autour de nous ? »
Tahoser avait-elle donc oublié Poëri en jetant
ses bras autour du cou de Pharaon ? Nullement ; mais elle
sentait sourdre dans cette âme ob tinée des
projets de vengeance et d'extermination. Elle craignait des
massacres où se fussent trouvés
enveloppés le jeune Hébreu et la douce Ra'hel,
une tuerie générale qui cette fois eût
changé les eaux du Nil en véritable sang, et
elle tâchait de détourner la colère du
roi par ses caresses et ses douces paroles.
Le cortège funèbre vint prendre le corps du
jeune prince pour l'emporter au quartier des Memnonia,
où il devait subir les préparations de
l'embaumement, qui durent soixante-dix jours. Pharaon le vit
partir d'un air morne, et il dit, comme agité d'un
pressentiment mélancolique :
«Voici que je n'ai plus de fils, ô Tahoser ; si
je meurs, tu seras la reine d'Egypte.
- Pourquoi parles-tu de mort ? dit la fille du prêtre ; les années succéderont aux années sans
laisser trace de leur passage sur ton corps robuste, et
autour de toi les générations tomberont comme
les feuilles autour d'un arbre qui reste debout.
- Moi, l'invincible, n'ai-je pas été vaincu ? répondit Pharaon. A quoi sert que les bas-reliefs des
temples et des palais me représentent armé du
fouet et du sceptre, poussant mon char de guerre sur les
cadavres, enlevant par leurs chevelures les nations soumises,
si je suis obligé de céder aux sorcelleries de
deux magiciens étrangers, si les dieux, auxquels j'ai
élevé tant de temples immenses bâtis pour
l'éternité, ne me défendent pas contre
le Dieu inconnu de cette race obscure ? Le prestige de ma
puissance est à jamais détruit. Mes
hiéroglyphites réduits au silence m'abandonnent ; mon peuple murmure ; je ne suis plus qu'un vain simulacre :
j'ai voulu, et je n'ai pas pu. Tu avais bien raison de le
dire tout à l'heure, Tahoser ; me voilà
descendu au niveau des hommes. Mais puisque tu m'aimes
maintenant, je tâcherai d'oublier, et je
t'épouserai quand seront terminées les
cérémonies funèbres».
Craignant de voir le Pharaon revenir sur sa parole, les
Hébreux se préparaient au départ, et
bientôt leurs cohortes s'ébranlèrent,
conduites par une colonne de fumée pendant le jour, de
flamme pendant la nuit. Elles s'enfoncèrent dans les
solitudes sablonneuses entre le Nil et la mer des Algues,
évitant les peuplades qui eussent pu s'opposer
à leur passage.
Les tribus l'une après l'autre
défilèrent devant la statue de cuivre
fabriquée par les magiciens, et qui a le pouvoir
d'arrêter les esclaves en fuite. Mais cette fois le
charme, infaillible depuis des siècles, n'opéra
pas : l'Eternel l'avait rompu.
L'immense multitude s'avançait lentement, couvrant
l'espace avec ses troupeaux, ses bêtes de somme
chargées des richesses empruntées aux
Egyptiens, traînant l'énorme bagage d'un peuple
qui se déplace tout d'un coup : l'oeil humain ne
pouvait atteindre ni la tête ni la queue de la colonne
se perdant aux deux horizons sous un brouillard de
poussière.
Si quelqu'un se fût assis sur le bord de la route pour
attendre la fin du défilé, il aurait vu le
soleil se lever et se coucher plus d'une fois : il en
passait, il en passait toujours.
Le sacrifice à l'Eternel n'était qu'un vain
prétexte ; Israël quittait à jamais la
terre d'Egypte, et la momie d'Yousouf, dans son cercueil
peint et doré, s'en allait sur les épaules des
porteurs qui se relayaient.
Aussi Pharaon entra dans une grande fureur, et il
résolut de poursuivre les Hébreux qui
s'enfuyaient. Il fit atteler six cents chars de guerre,
convoqua ses commandants, serra autour de son corps sa large
ceinture en peau de crocodile, remplit les deux carquois et
son char de flèches et de javelines, arma son poignet
du bracelet d'airain qui amortit le vibrement de la corde, et
se mit en route, entraînant à sa suite tout un
peuple de soldats.
Furieux et terrible, il pressait ses chevaux à
outrance, et derrière lui les six cents chars
retentissaient avec des bruits d'airain, comme des tonnerres
terrestres. Les fantassins hâtaient le pas, et ne
pouvaient suivre cette course impétueuse.
Souvent Pharaon était obligé de s'arrêter
pour attendre le reste de son armée. Pendant ces
stations, il frappait du poing le rebord du char,
piétinait d'impatience et grinçait des dents.
Il se penchait vers l'horizon, cherchant à deviner
derrière le sable soulevé par le vent les
tribus fuyardes des Hébreux, et pensant avec rage que
chaque heure augmentait l'intervalle qui les séparait.
Si ses oëris ne l'eussent retenu, il eût
poussé toujours droit devant lui, au risque de se
trouver seul contre tout un peuple.
Ce n'était plus la verte vallée d'Egypte que
l'on traversait, mais des plaines mamelonnées de
changeantes collines et striées d'ondes comme la face
de la mer ; la terre écorchée laissait voir ses
os ; des rocs anfractueux et pétris en formes
bizarres, comme si des animaux gigantesques les eussent
foulés aux pieds quand la terre était encore
à l'état de limon, au jour où le monde
émergeait du chaos, bossuaient çà et
là l'étendue et rompaient de loin en loin par
de brusques ressauts la ligne plate de l'horizon, fondue avec
le ciel dans une zone de brume rousse. A d'énormes
distances s'élevaient des palmiers épanouissant
leur éventail poudreux près de quelque source
souvent tarie, dont les chevaux altérés
fouillaient la vase de leurs narines sanglantes. Mais
Pharaon, insensible à la pluie de feu qui ruisselait
du ciel chauffé à blanc, donnait aussitôt
le signal du départ, et coursiers, fantassins, se
remettaient en marche.
Des carcasses de bœufs ou de bêtes de somme
couchées sur le flanc, au-dessus desquelles
tournoyaient des spirales de vautours, marquaient le passage
des Hébreux et ne permettaient pas à la
colère du roi de s'égarer.
Une armée alerte, exercée à la marche,
va plus vite qu'une migration de peuple traînant
après elle femmes, enfants, vieillards, bagages et
tentes ; aussi l'espace diminuait rapidement entre les
troupes égyptiennes et les tribus
israélites.
Ce fut vers Pi-ha'hirot, près de la mer des Algues,
que les Egyptiens atteignirent les Hébreux. Les tribus
étaient campées sur le rivage, et, quand le
peuple vit étinceler au soleil le char d'or de Pharaon
suivi de ses chars de guerre et de son armée, il
poussa une immense clameur d'épouvante, et se mit
à maudire Mosché qui l'avait
entraîné à sa perte.
En effet, la situation était
désespérée.
Devant les Hébreux, le front de la bataille ; derrière, la mer profonde.
Les femmes se roulaient à terre, déchiraient
leurs habits, s'arrachant les cheveux, se meurtrissant le
sein. «Que ne nous laissais-tu en Egypte ? la servitude
vaut encore mieux que la mort, et tu nous as emmenés
au désert pour y périr : avais-tu donc peur de
nous voir manquer de sépulcres ? » Ainsi
vociféraient les multitudes furieuses contre
Mosché, toujours impassible ; les plus courageux se
jetaient sur leurs armes et se préparaient à la
défense ; mais la confusion était horrible et
les chars de guerre, en se lançant à travers
cette masse compacte, devaient y faire d'affreux
ravages.
Mosché étendit son bâton sur la mer
après avoir invoqué l'Eternel ; et alors eut
lieu un prodige que nul hiéroglyphite n'eût pu
contrefaire. Il se leva un vent d'orient d'une violence
extraordinaire, qui creusa l'eau de la mer des Algues comme
le soc d'une charrue gigantesque, rejetant à droite et
à gauche des montagnes salées couronnées
de crêtes d'écume.
Séparées par l'impétuosité de ce
souffle irrésiible qui eût balayé les
Pyramides comme des grains de poussière, les eaux se
dressaient en murailles liquides et laissaient libre entre
elles un large chemin où l'on pouvait passer à
pied sec ; à travers leur transparence, comme
derrière un verre épais, on voyait les monstres
marins se tordre, épouvantés d'être
surpris par le jour dans les mystères de
l'abîme.
Les tribus se précipitèrent par cette issue
miraculeuse ; torrent humain coulant à travers deux
rives escarpées d'eau verte. L'innombrable
fourmilière tachait de deux millions de points noirs
le fond livide du gouffre, et imprimait ses pieds sur la vase
que raye seul le ventre des léviathans. Et le vent
terrible soufflait toujours passant par-dessus la tête
des Hébreux, qu'il eût couchés comme des
épis, et retenant par sa pression les vagues
amoncelées et rugissantes. C'était la
respiration de l'Eternel qui séparait en deux la mer !
Effrayés de ce miracle, les Egyptiens
hésitaient à poursuivre les Hébreux ; mais Pharaon, avec son courage altier que rien ne pouvait
abattre, poussa ses chevaux qui se cabraient et se
renversaient sur le timon, les fouaillant à tour de
bras de son fouet à double lanière, les yeux
pleins de sang, l'écume aux lèvres et rugissant
comme un lion dont la proie s'échappe ! Il les
détermina enfin à entrer dans cette voie si
étrangement ouverte !
Les six cents chars suivirent : les derniers
Israélites, parmi lesquels se trouvaient Poëri,
Ra'hel et Thamar, se crurent perdus, voyant l'ennemi prendre
le même chemin qu'eux ; mais, lorsque les Egyptiens
furent bien engagés, Mosché fit un signe : les
roues des chars se détachèrent, et ce fut une
horrible confusion de chevaux, de guerriers, se heurtant et
s'entrechoquant ; puis les montagnes d'eau miraculeusement
suspendues s'écroulèrent, et la mer se referma,
roulant dans des tourbillons d'écume hommes,
bêtes, chars, comme des pailles saisies par un remous
au courant d'un fleuve.
Seul, Pharaon, debout dans la conque de son char
surnageant, lançait, ivre d'orgueil et de fureur, les
dernières flèches de son carquois aux
Hébreux arrivant sur l'autre rive : les flèches
épuisées, il prit sa javeline, et,
déjà plus qu'à moitié englouti,
n'ayant plus que le bras hors de l'eau, il la darda, trait
impuissant, contre le Dieu inconnu qu'il bravait encore du
fond de l'abîme.
Une lame énorme, se roulant deux ou trois fois sur le
bord de la mer, fit couler bas les derniers débris :
de la gloire et de l'armée de Pharaon il ne restait
plus rien !
Et sur le rivage opposé, Miryam, la soeur d'Aharon,
exultait et chantait en jouant du tambourin, et toutes les
femmes d'Israël marquaient le rythme sur la peau
d'onagre. Deux millions de voix entonnaient l'hymne de
délivrance !