III |
Malgré sa perspicacité habituelle,
Nofré n'avait pas remarqué l'effet produit sur
sa maîtresse par le dédaigneux inconnu : elle
n'avait vu ni sa pâleur suivie d'une rougeur
foncée, ni la lueur plus vive de son regard, ni
entendu le bruissement des émaux et des perles de ses
colliers, que soulevait le mouvement de sa gorge palpitante ; il est vrai que son attention tout entière
était occupée à diriger son attelage,
chose assez difficile parmi les masses de plus en plus
compactes de curieux accourus pour assister à la
rentrée triomphale du Pharaon.
Enfin le char arriva au champ de manoeuvre, immense enceinte
aplanie avec soin pour le déploiement des pompes
militaires : des terrassements, qui avaient dû employer
pendant des années les bras de trente nations
emmenées en esclavage, formaient un cadre en relief au
gigantesque parallélogramme ; des murs de briques
crues formant talus revêtaient ces terrassements, leurs
crêtes étaient garnies, sur plusieurs
rangées de profondeur, par des centaines de mille
d'Egyptiens dont les costumes blancs ou bigarrés de
couleurs vives papillotaient au soleil dans ce fourmillement
perpétuel qui caractérise la multitude,
même lorsqu'elle semble immobile ; en arrière de
ce cordon de spectateurs, les chars, les chariots, les
litières, gardés par les cochers, les
conducteurs et les esclaves, avaient l'aspect d'un campement
de peuple en migration, tant le nombre en était
considérable : car Thèbes, la merveille du
monde antique, comptait plus d'habitants que certains
royaumes.
Le sable uni et fin de la vaste arène bordée
d'un million de têtes scintillait de points
micacés, sous la lumière tombant d'un ciel bleu
comme l'émail des statuettes d'Osiris.
Sur le côté sud du champ de manoeuvre, le
revêtement s'interrompait et laissait déboucher
dans la place une route se prolongeant vers l'Ethiopie
supérieure, le long de la chaîne libyque. A
l'angle opposé, le talus coupé permettait au
chemin de se continuer jusqu'au palais de
Rhamsès-Meïamoun, en passant à travers les
épaisses murailles de briques.
La fille de Pétamounoph et Nofré, à qui
les serviteurs avaient fait faire place, se tenaient à
cet angle, sur le sommet du talus, de façon à
voir défiler tout le cortège sous leurs
pieds.
Une prodigieuse rumeur, sourde, profonde et puissante comme
celle d'une mer qui approche, se fit entendre dans le
lointain et couvrit les mille susurrements de la foule :
ainsi le rugissement d'un lion fait taire les miaulements
d'une troupe de chacals. Bientôt le bruit particulier
des instruments se détacha de ce tonnerre terrestre
produit par le roulement des chars de guerre et le pas
rythmé des combattants à pied ; une sorte de
brume roussâtre, comme celle que soulève le vent
du désert, envahit le ciel de ce côté, et
pourtant la brise était tombée ; il n'y avait
pas un souffle d'air, et les branches les plus
délicates des palmiers restaient immobiles comme si
elles eussent été sculptées dans le
granit des chapiteaux ; pas un cheveu ne frissonnait sur la
tempe moite des femmes, et les barbes cannelées de
leurs coiffures s'allongeaient flasquement derrière
leur dos. Ce brouillard poudreux était produit par
l'armée en marche, et planait au-dessus d'elle comme
un nuage fauve.
Le tumulte augmentait ; les tourbillons de poussière
s'ouvrirent, et les premières files de musiciens
débouchèrent dans l'immense arène,
à la grande satisfaction de la multitude, qui,
malgré son respect pour la majesté pharaonique,
commençait à se lasser d'attendre sous un
soleil qui eût fait fondre tout autre crâne que
des crânes égyptiens.
L'avant-garde des musiciens s'arrêta quelques instants ; des collèges de prêtres, des
députations des principaux habitants de Thèbes,
traversèrent le champ de manoeuvre pour aller
au-devant du Pharaon, et se rangèrent en haie dans les
poses du respect le plus profond, de manière à
laisser le passage libre au cortège.
La musique, qui, à elle seule, eût pu former une
petite armée, se composait de tambours, de tambourins,
de trompettes et de sistres.
Le premier peloton passa, sonnant une retentissante fanfare
de triomphe dans ses courts clairons de cuivre brillants
comme de l'or. Chacun de ces musiciens portait un second
clairon sous le bras, comme si l'instrument avait dû se
fatiguer plutôt que l'homme. Le costume de ces
trompettes consistait en une sorte de courte tunique
serrée par une ceinture dont les larges bouts
retombaient par devant ; une bandelette où
s'implantaient deux plumes d'autruche divergentes serrait
leur épaisse chevelure. Ces plumes ainsi posées
rappelaient les antennes des scarabées et donnaient
à ceux qui en étaient coiffés une
bizarre apparence d'insectes.
Les tambours, vêtus d'une simple cotte plissée
et nus jusqu'à la ceinture, frappaient avec des
baguettes en bois de sycomore la peau d'onagre de leurs
caisses au ventre bombé, suspendues à un
baudrier de cuir, d'après le rythme que leur indiquait
en tapant dans ses mains un maître tambour qui se
retournait souvent vers eux.
Après les tambours venaient les joueurs de sistre, qui
secouaient leur instrument par un geste brusque et
saccadé, et faisaient sonner, à intervalles
mesurés, les anneaux de métal sur les quatre
tringles de bronze.
Les tambourins portaient transversalement devant eux leur
caisse oblongue, rattachée par une écharpe
passée derrière leur col, et frappaient
à pleins poings la peau tendue aux deux bouts.
Chaque corps de musique ne comptait pas moins de deux cents
hommes ; mais l'ouragan de bruit que produisaient clairons,
tambours, sistres, tambourins, et qui eût fait saigner
les oreilles dans l'intérieur d'un palais, n'avait
rien de trop éclatant ni de trop formidable sous la
vase coupole du ciel, au milieu de cet immense espace, parmi
ce peuple bourdonnant, en tête de cette armée
à lasser les nomenclateurs, qui s'avançait avec
le grondement des grandes eaux.
Etait-ce trop d'ailleurs de huit cents musiciens pour
précéder un Pharaon bien-aimé
d'Amoun-Ra, représenté par des colosses de
basalte et de granit de soixante coudées de haut,
ayant son nom écrit dans des cartouches sur des
monuments impérissables, et son histoire
sculptée et peinte sur les murs des salles hypostyles,
sur les parois des pylônes, en interminables
bas-reliefs, en fresques sans fin ? était-ce trop, en
vérité, pour un roi soulevant par leur
chevelure cent peuples conquis, et du haut de son trône
morigénant les nations avec son fouet, pour un Soleil
vivant brûlant les yeux éblouis, pour un dieu,
à l'éternité près ?
Après la musique arrivaient les captifs barbares,
à tournures étranges, à masque bestial,
à peau noire, à chevelure crépue,
ressemblant autant au singe qu'à l'homme, et
vêtus du costume de leur pays ; une jupe au-dessus des
hanches et retenue par une bretelle unique, brodée
d'ornements de couleurs diverses.
Une cruauté ingénieuse et fantasque avait
présidé à l'enchaînement de ces
prisonniers. Les uns étaient liés
derrière le dos par les coudes ; les autres, par les
mains élevées au-dessus de la tête, dans
la position la plus gênante ; ceux-ci avaient les
poignets pris dans des cangues de bois ; ceux-là, le
col étranglé dans un carcan ou dans une corde
qui enchaînait toute une file, faisant un noeud
à chaque victime. Il semblait qu'on eût pris
plaisir à contrarier autant que possible les attitudes
humaines, en garrottant ces malheureux, qui
s'avançaient devant leur vainqueur d'un pas gauche et
contraint, roulant de gros yeux et se livrant à des
contorsions arrachées par la douleur.
Des gardiens marchant à côté d'eux
réglaient leur allure à coups de
bâton.
Des femmes basanées, aux longues tresses pendantes,
portant leurs enfants dans un lambeau d'étoffe
noué à leur front, venaient derrière,
honteuses, courbées, laissant voir leur nudité
grêle et difforme, vil troupeau dévoué
aux usages les plus infimes.
D'autres, jeunes et belles, la peau d'une nuance moins
foncée, les bras ornés de larges cercles
d'ivoire, les oreilles allongées par de grands disques
de métal, s'enveloppaient de longues tuniques à
manches larges, entourées au col d'un ourlet de
broderies et tombant à plis fins et pressés
jusque sur leurs chevilles, où bruissaient des anneaux ; pauvres filles arrachées à leur patrie,
à leurs parents, à leurs amours peut-être ; elles souriaient cependant à travers leurs larmes,
car le pouvoir de la beauté est sans bornes,
l'étrangeté fait naître le caprice, et
peut-être la faveur royale attendait-elle une de ces
captives barbares dans les profondeurs secrètes du
gynécée.
Des soldats les accompagnaient et les préservaient du
contact de la foule.
Les porte-étendard venaient ensuite, élevant
les hampes dorées de leurs enseignes
représentant des baris mystiques, des éperviers
sacrés, des têtes d'Hâthor
surmontées de plumes d'autruche, des ibex
ailés, des cartouches historiés au nom du roi,
des crocodiles et autres symboles religieux ou guerriers. A
ces étendards étaient nouées de longues
cravates blanches, ocellées de points noirs que le
mouvement de la marche faisait gracieusement voltiger.
A l'aspect des étendards annonçant la venue du
Pharaon, les députations de prêtres et de
notables tendirent vers lui leurs mains suppliantes, ou les
laissèrent pendre sur leurs genoux, les paumes
tournées en l'air. Quelques-uns même se
profternèrent les coudes serrés au long du
corps, le front dans la poudre, avec des attitudes de
soumission absolue et d'adoration profonde ; les spectateurs
agitaient en tous sens leurs grandes palmes.
Un héraut ou lecteur, tenant à la main un
rouleau couvert de signes hiéroglyphiques,
s'avança tout seul entre les porte-étendard et
les thuriféraires qui précédaient la
litière du roi.
Il proclamait d'une voix forte, retentissante comme une
trompette d'airain, les victoires du Pharaon : il disait les
fortunes des divers combats, le nombre des captifs et des
chars de guerre enlevés à l'ennemi, le montant
du butin, les mesures de poudre d'or, les dents
d'éléphant, les plumes d'autruche, les masses
de gomme odorante, les girafes, les lions, les
panthères et autres animaux rares ; il citait le nom
des chefs barbares tués par les javelines ou les
flèches de Sa MajeSté, l'Aroëris
tout-puissant, le favori des dieux.
A chaque énonciation, le peuple poussait une clameur
immense, et, du haut des talus, jetait sur la route du
vainqueur de longues branches vertes des palmiers qu'il
balançait.
Enfin le Pharaon parut !
Des prêtres, se retournant à intervalles
égaux, allongeaient vers lui leurs amschirs
après avoir jeté de l'encens sur les charbons
allumés dans la petite coupe de bronze, soutenue par
une main emmanchée d'une espèce de sceptre
terminé à l'autre bout par une tête
d'animal sacré, et marchaient respectueusement
à reculons pendant que la fumée odorante et
bleue montait aux narines du triomphateur, en apparence
indifférent à ces honneurs comme une
divinité de bronze ou de basalte. Douze oëris ou
chefs militaires, la tête couverte d'un léger
casque surmonté d'une plume d'autruche, le torse nu,
les reins enveloppés d'un pagne à plis roides,
portant devant eux leur targe suspendue à leur
ceinture, soutenaient une sorte de pavois sur lequel posait
le trône du Pharaon. C'était un siège
à pieds et à bras de lion, au dossier
élevé, garni d'un coussin débordant,
orné sur sa face latérale d'un lacis de fleurs
roses et bleues ; les pieds, les bras, les nervures du
trône étaient dorés, et de vives couleurs
remplissaient les places laissées vides par la
dorure.
De chaque côté du brancard, quatre
flabellifères agitaient au bout de hampes
dorées d'énormes éventails de plumes
d'une forme semi-circulaire ; deux prêtres soulevaient
une grande corne d'abondance richement ornementée,
d'où retombaient en gerbes de gigantesques fleurs de
lotus. Le Pharaon était coiffé d'un casque
allongé en mitre, découpant par une
échancrure la conque de l'oreille et se rabattant vers
la nuque pour la protéger. Sur le fond bleu du casque
scintillait un semis de points semblables à des
prunelles d'oiseau et formés de trois cercles noirs,
blancs et rouges ; un liséré écarlate et
jaune en garnissait le bord, et la vipère symbolique,
tordant ses anneaux d'or sur la partie antérieure, se
redressait et se rengorgeait au-dessus du front royal ; deux
longues barbes cannelées et de couleur pourpre
flottaient sur les épaules et complétaient
cette coiffure d'une majestueuse
élégance.
Un large gorgerin à sept rangs d'émaux, de
pierres précieuses et de perles d'or, s'arrondissait
sur la poitrine du Pharaon et jetait de vives lueurs au
soleil. Pour vêtement supérieur il portait une
espèce de brassière quadrillée de rose
et de noir, dont les bouts allongés en bandelettes
tournaient plusieurs fois autour du buste et le serraient
étroitement ; les manches, coupées à la
hauteur du biceps et bordées de lignes transversales
d'or, de rouge et de bleu, laissaient voir des bras ronds et
forts, dont le gauche était garni d'un large poignet
de métal destiné à amortir le
frôlement de la corde lorsque le Pharaon
décochait une flèche de son arc triangulaire,
et dont le droit, orné d'un bracelet composé
d'un serpent enroulé plusieurs fois sur
lui-même, tenait un long sceptre d'or terminé
par un bouton de lotus. Le reste du corps était
enveloppé d'une draperie du plus fin lin à plis
multipliés, arrêtée aux hanches par une
ceinture imbriquée de plaquettes en émail et en
or. Entre la brassière et la ceinture, le torse
apparaissait luisant et poli comme le granit rose
travaillé par un ouvrier habile. Des sandales à
pointes recourbées, pareilles à des patins,
chaussaient ses pieds étroits et longs,
rapprochés l'un de l'autre comme les pieds des dieux
sur les murailles des temples.
Sa figure lisse, imberbe, aux grands traits purs, qu'il ne
semblait au pouvoir d'aucune émotion humaine de
déranger et que le sang de la vie vulgaire ne colorait
pas, avec sa pâleur morte, ses lèvres
scellées, ses yeux énormes, agrandis de lignes
noires, dont les paupières ne s'abaissaient non plus
que celles de l'épervier sacré, inspirait par
son immobilité même une respectueuse
épouvante. On eût dit que ces yeux fixes ne
regardaient que l'éternité et l'infini ; les
objets environnants ne paraissaient pas s'y refléter.
Les satiétés de la jouissance, le blasement des
volontés satisfaites aussitôt
qu'exprimées, l'isolement du demi-dieu qui n'a pas de
semblables parmi les mortels, le dégoût des
adorations et comme l'ennui du triomphe, avaient figé
à jamais cette physionomie, implacablement douce et
d'une sérénité granitique. Osiris
jugeant les âmes n'eût pas eu l'air plus
majestueux et plus calme.
Un grand lion privé, couché à
côté de lui sur le brancard, allongeait ses
énormes pattes comme un sphinx sur son
piédestal, et clignait ses prunelles jaunes.
Une corde, attachée à la litière,
reliait au Pharaon les chars de guerre des chefs vaincus ; il
les traînait derrière lui, comme des animaux
à la laisse. Ces chefs, à l'attitude morne et
farouche, dont les coudes rapprochés par une ligature
formaient un angle disgracieux, vacillaient gauche-ment
à la trépidation des chars, que menaient des
cochers égyptiens.
Ensuite venaient les chars de guerre des jeunes princes de la
famille royale ; des chevaux de race pure, aux formes
élégantes et nobles, aux jambes fines, aux
jarrets nerveux, à la crinière taillée
en brosse, les traînaient, attelés deux à
deux, en secouant leurs têtes empanachées de
plumes rouges, ornées de têtières et de
frontaux à bossettes de métal. Un timon courbe
appuyait sur leurs garrots garnis de panneaux
écarlates deux sellettes surmontées de boules
en airain poli, et que réunissait un joug
léger, infléchi comme un arc dont les cornes
rebrousseraient ; une sous-ventrière et une courroie
pectorale richement piquée et brodée, de riches
housses rayées de bleu ou de rouge et frangées
de houppes, complétaient ce harnachement solide,
gracieux et léger.
La caisse du char, peinte de rouge et de vert, garnie de
plaques et de demi-sphères de bronze, semblable
à l'umbo des boucliers, était flanquée
de deux grands carquois posés diagonalement en sens
contraire, dont l'un renfermait des javelines et l'autre des
flèches. Sur chaque face, un lion sculpté et
doré, les pattes en arrêt, le mufle
plissé par un effroyable rictus, semblait rugir et
vouloir s'élancer sur les ennemis.
Les jeunes princes avaient pour coiffure une bandelette qui
serrait leurs cheveux et où s'entortillait, en
gonflant sa gorge, la vipère royale ; pour
vêtement une tunique ornée au col et aux manches
de broderies éclatantes, et cerclée à la
taille d'un ceinturon de cuir fermé par une plaque de
métal gravée d'hiéroglyphes ; à
ce ceinturon était passé un long poignard
à lame d'airain triangulaire, dont la poignée
cannelée transversalement se terminait en tête
d'épervier.
Sur le char, à côté de chaque prince, se
tenaient le cocher chargé de conduire le char pendant
la bataille, et l'écuyer occupé à parer
avec le bouclier les coups dirigés vers le combattant,
pendant que lui-même décochait les
flèches ou dardait les javelines puisées aux
carquois latéraux.
A la suite des princes arrivaient les chars, cavalerie des
Egyptiens, au nombre de vingt mille, chacun
traîné par deux chevaux et monté par
trois hommes. Ils s'avançaient par dix de front, les
essieux se touchant presque et ne se heurtant jamais, tant
l'habileté des cochers était grande.
Quelques chars moins pesants, destinés aux
escarmouches et aux reconnaissances, marchaient en tête
et ne portaient qu'un seul guerrier ayant, pour garder les
mains libres pendant la bataille, les rênes de son
attelage passées autour du corps ; avec quelques
pesées à droite, à gauche ou en
arrière, il dirigeait et arrêtait ses chevaux ; et c'était vraiment merveilleux de voir ces nobles
bêtes, qui semblaient abandonnées à
elles-mêmes, guidées par d'imperceptibles
mouvements, conserver une imperturbable
régularité d'allure.
Sur un de ces chars, l'élégant Ahmosis, le
protégé de Nofré, dressait sa haute
taille et promenait ses regards sur la foule, en cherchant
à y découvrir Tahoser.
Le piétinement des chevaux, contenus à
grand'peine, le tonnerre des roues garnies de bronze, le
frisson métallique des armes, donnaient à ce
défilé quelque chose d'imposant et de
formidable, fait pour jeter la terreur dans les âmes
les plus intrépides. Les casques, les plumes, les
boucliers, les corselets papelonnés d'écailles
vertes, rouges et jaunes, les arcs dorés, les glaives
d'airain, reluisaient et flamboyaient terriblement au soleil
ouvert dans le ciel, au-dessus de la chaîne libyque,
comme un grand oeil osirien, et l'on sentait que le choc
d'une pareille armée devait balayer les nations, comme
l'ouragan chasse devant lui une paille
légère.
Sous ces roues innombrables, la terre résonnait et
tremblait sourdement, comme si une catastrophe de la nature
l'eût agitée.
Aux chars succédèrent les bataillons
d'infanterie, marchant en ordre, le bouclier au bras gauche,
et, suivant leur arme, la lance, le harpé, l'arc, la
fronde ou la hache à la main droite ; les têtes
de ces soldats étaient couvertes d'armets ornés
de deux mèches de crin, leurs corps sanglés par
une ceinture-cuirasse en peau de crocodile. Leur air
impassible, la régularité parfaite de leurs
mouvements, leur teint de cuivre rouge foncé encore
par une expédition récente aux régions
brûlantes de l'Ethiopie supérieure, la poudre du
désert tamisée sur leurs vêtements,
inspiraient l'admiration pour leur discipline et leur
courage. Avec de tels soldats, l'Egypte pouvait
conquérir le monde. Ensuite venaient les troupes
alliées, reconnaissables à la forme barbare de
leurs casques pareils à des mitres tronquées,
ou surmontés de croissants embrochés dans une
pointe. Leurs glaives aux larges tranchants, leurs haches
tailladées, devaient faire d'inguérissables
blessures.
Des esclaves portaient le butin annoncé par le
héraut, sur leurs épaules ou sur des brancards,
et des belluaires traînaient en laisse des
panthères, des guépards s'écrasant
contre terre comme pour se cacher, des autruches battant des
ailes, des girafes dépassant la foule de toute la
longueur de leur col, et jusqu'à des ours bruns pris,
disait-on, dans les montagnes de la Lune.
Depuis longtemps déjà le roi était
rentré dans son palais, que le défilé
continuait encore. En passant devant le talus où se
tenaient Tahoser et Nofré, le Pharaon, que sa
litière posée sur les épaules des
oëris mettait par-dessus la foule au niveau de la jeune
fille, avait lentement fixé sur elle son regard noir ; il n'avait pas tourné la tête, pas un muscle de
sa face n'avait bougé, et son masque était
resté immobile comme le masque d'or d'une momie ; pourtant ses prunelles avaient glissé entre ses
paupières peintes du côté de Tahoser, et
une étincelle de désir avait animé leurs
disques sombres : effet aussi effrayant que si les yeux de
granit d'un simulacre divin, s'illuminant tout à coup,
exprimaient une idée humaine. Une de ses mains avait
quitté le bras de son trône et s'était
levée à demi ; geste imperceptible pour tout le
monde, mais que remarqua un des serviteurs marchant
près du brancard, et dont les yeux se
dirigèrent vers la fille de Pétamounoph.
Cependant la nuit était tombée subitement, car
il n'y a pas de crépuscule en Egypte ; la nuit, ou
plutôt un jour bleu succédant à un jour
jaune. Sur l'azur d'une transparence infinie s'allumaient
d'innombrables étoiles, dont les scintillations
tremblaient confusément dans l'eau du Nil,
agitée par les barques qui ramenaient à l'autre
rive la population de Thèbes ; et les dernières
cohortes de l'armée se déroulaient encore sur
la plaine comme les anneaux d'un serpent gigantesque, lorsque
la cange déposa Tahoser à la porte d'eau de son
palais.