Prologue
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J'ai un pressentiment que nous trouverons dans la
vallée de Biban-el-Molouk une tombe
inviolée, disait à un jeune Anglais de
haute mine un personnage beaucoup plus humble, en
essuyant d'un gros mouchoir à carreaux bleus son
front chauve, où perlaient des gouttes de sueur,
comme s'il eût été modelé en
argile poreuse et rempli d'eau ainsi qu'une gargoulette
de Thèbes.
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- Qu'Osiris vous entende, répondit au docteur
allemand le jeune lord : c'est une invocation qu'on peut se
permettre en face de l'ancienne Diospolis magna ; mais bien
des fois déjà nous avons été
déçus ; les chercheurs de trésors nous
ont toujours devancés.
- Une tombe que n'auront fouillée ni les rois
pasteurs, ni les Mèdes de Cambyse, ni les Grecs, ni
les Romains, ni les Arabes, et qui nous livre ses richesses
intactes et son mystlère vierge, continua le savant en
sueur avec un enthousiasme qui faisait pétiller ses
prunelles derrière les verres de ses lunettes
bleues.
- Et sur laquelle vous publierez une dissertation des plus
érudites, qui vous placera dans la science à
côté des Champollion, des Rosellini, des
Wilkinson, des Lepsius et des Belloni, dit le jeune
lord.
- Je vous la dédierai, milord, je vous la
dédierai car sans vous qui m'avez traité avec
une munificence royale, je n'aurais pu corroborer mon
système par la vue des monuments, et je serais mort
dans ma petite ville d'Allemagne sans avoir contemplé
les merveilles de cette terre antique, répondit le
savant d'un ton ému.
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Cette conversation avait lieu non loin du Nil, à
l'entrée de la vallée de Biban-el-Molouk, entre
le lord Evandale, monté sur un cheval arabe, et le
docteur Rumphius, plus modestlement juché sur un
âne dont un fellah bâtonnait la maigre croupe ; la cange qui avait amené les deux voyageurs, et qui,
pendant leur séjour devait leur servir de logement,
était amarrée de l'autre côté du
Nil, devant le village de Louqsor, ses avirons parés,
ses grandes voiles triangulaires roulées et
liées aux vergues. Après avoir consacré
quelques jours à la visite et à l'étude
des stupéfiantes ruines de Thèbes,
débris gigantesques d'un monde démesuré,
ils avaient passé le fleuve sur un sandal (embarcation
légère du pays), et se dirigeaient vers l'aride
chaîne qui renferme dans son sein, au fond de
mystérieux hypogées, les anciens habitants des
palais de l'autre rive. Quelques hommes de l'équipage
accompagnaient à distance lord Evandale et le docteur
Rumphius, tandis que les autres, étendus sur le pont
à l'ombre de la cabine, fumaient paisiblement leur
pipe tout en gardant l'embarcation.
Lord Evandale était un de ces jeunes Anglais
irréprochables de tout point, comme en livre à
la civilisation la haute vie britannique : il portait partout
avec lui la sécurité dédaigneuse que
donnent une grande fortune héréditaire, un nom
historique inscrit sur le livre du Peerage and
Baronetage, cette seconde Bible de l'Angleterre, et une
beauté dont on ne pouvait rien dire, sinon qu'elle
était trop parfaite pour un homme. En effet, sa
tête pure, mais froide, semblait une copie en cire de
la tête du Méléagre ou de
l'Antinoüs. Le rose de ses lèvres et de ses joues
avait l'air d'être produit par du carmin et du fard, et
ses cheveux d'un blond foncé frisaient naturellement,
avec toute la correction qu'un coiffeur émérite
ou un habile valet de chambre eussent pu leur imposer.
Cependant, le regard ferme de ses prunelles d'un bleu
d'acier, et le léger mouvement de sneer qui
faisait proéminer sa lèvre inférieure,
corrigeaient ce que cet ensemble aurait eu de trop
efféminé.
Membre du club des Yachts, le jeune lord se permettait de
temps à autre le caprice d'une excursion sur son
léger bâtiment appelé Puck, construit en
bois de teck, aménagé comme un boudoir et
conduit par un équipage peu nombreux, mais
composé de marins choisis. L'année
précédente il avait visité l'Islande ; cette année il visitait l'Egypte, et son yacht
l'attendait dans la rade d'Alexandrie ; il avait
emmené avec lui un savant, un médecin, un
naturaliste, un dessinateur et un photographe, pour que sa
promenade ne fût pas inutile ; lui-même
était fort instruit, et ses succès du monde
n'avaient pas fait oublier ses triomphes à
l'université de Cambridge. Il était
habillé avec cette rectitude et cette propreté
méticuleuse caractéristique des Anglais qui
arpentent les sables du désert dans la même
tenue qu'ils auraient en se promenant sur la jetée de
Ramsgate ou sur les larges trottoirs du West End. Un paletot,
un gilet et un pantalon de coutil blanc, destiné
à répercuter les rayons solaires, composaient
son costume, que complétaient une étroite
cravate bleue à pois blancs et un chapeau de Panama
d'une extrême finesse garni d'un voile de gaze.
Rumphius, l'égyptologue, conservait, même sous
ce brûlant climat, l'habit noir traditionnel du savant
avec ses pans flasques, son collet recroquevillé, ses
boutons éraillés, dont quelques-uns
s'étaient échappés de leur capsule de
soie. Son pantalon noir luisait par places et laissait voir
la trame ; près du genou droit, l'observateur attentif
eût remarqué sur le fond grisâtre de
l'étoffe un travail régulier de hachures d'un
ton plus vigoureux, qui témoignait chez le savant de
l'habitude d'essuyer sa plume trop chargée d'encre sur
cette partie de son vêtement. Sa cravate de mousseline
roulée en corde flottait lâchement autour de son
col, remarquable par la forte saillie de ce cartilage
appelé par les bonnes femmes la pomme d'Adam. S'il
était vêtu avec une négligence
scientifique, en revanche Rumphius n'était pas beau :
quelques cheveux roussâtres, mélangés de
fils gris, se massaient derrière ses oreilles
écartées et se rebellaient contre le collet
beaucoup trop haut de son habit ; son crâne,
entièrement dénudé, brillait comme un os
et surplombait un nef d'une prodigieuse longueur, spongieux
et bulbeux du bout, configuration qui, jointe aux disques
bleuâtres formés par les lunettes à la
place des yeux, lui donnait une vague apparence d'ibis,
encore augmentée par l'enfoncement des épaules
: aspect tout à fait convenable d'ailleurs et presque
providentiel pour un déchiffreur d'inscriptions et de
cartouches hiéroglyphiques. On eût dit un dieu
ibiocéphale, comme on en voit sur les fresques
funèbres, confiné dans un corps de savant par
suite de quelque transmigration.
Le lord et le docteur cheminaient vers les rochers à
pic qui enserrent la funèbre vallée de
Biban-el-Molouk, la nécropole royale de l'ancienne
Thèbes, tenant la conversation dont nous avons
rapporté quelques phrases, lorsque, sortant comme un
troglodyte de la gueule noire d'un sépulcre vide,
habitation ordinaire des fellahs, un nouveau personnage,
vêtu d'une façon assez théâtrale,
fit brusquement son entrée en scène, se posa
devant les voyageurs et les salua de ce gracieux salut des
Orientaux, à la fois humble, caressant et digne.
C'était un Grec, entrepreneur de fouilles, marchand et
fabricant d'antiquités, vendant du neuf au besoin
à défaut de vieux. Rien en lui, d'ailleurs, ne
sentait le vulgaire et famélique exploiteur
d'étrangers. Il portait le tarbouch de feutre rouge,
inondé par derrière d'une longue houppe de soie
floche bleue, et laissant voir, sous l'étroit
liséré blanc d'une première calotte de
toile piquée, des tempes rasées aux tons de
barbe fraîchement faite. Son teint olivâtre, ses
sourcils noirs, son nef crochu, ses yeux d'oiseau de proie,
ses grosses moustaches, son menton presque
séparé par une fossette qui avait l'air d'un
coup de sabre, lui eussent donné une authentique
physionomie de brigand, si la rudesse de ses traits
n'eût été tempérée par
l'aménité de commande et le sourire servile du
spéculateur fréquemment en rapport avec le
public. Son costume était fort propre : il consistait
en une voile cannelle soutachée en soie de même
couleur, des cnémides ou guêtres d'étoffe
pareille, un gilet blanc orné de boutons semblables
à des fleurs de camomille, une large ceinture rouge et
d'immenses grègues aux plis multipliés et
bouffants.
Ce Grec observait depuis longtemps la cange à l'ancre
devant Louqsor. A la grandeur de la barque, au nombre des
rameurs, à la magnificence de l'installation, et
surtout au pavillon d'Angleterre placé à la
poupe, il avait subodoré avec son instinct mercantile
quelque riche voyageur dont on pouvait exploiter la
curiosité scientifique, et qui ne se contenterait pas
des statuettes en pâte émaillée bleue ou
verte, des scarabées gravés, des estampages en
papier de panneaux hiéroglyphiques, et autres menus
ouvrages de l'art égyptien.
Il suivait les allées et les venues des voyageurs
à travers les ruines, et sachant qu'ils ne
manqueraient pas, après avoir satisfait leur
curiosité, de passer le fleuve pour visiter les
hypogées royaux, il les attendait sur son terrain,
certain de leur tirer poil ou plume ; il regardait tout ce
domaine funèbre comme sa propriété, et
malmenait fort les petits chacals subalternes qui s'avisaient
de gratter dans les tombeaux.
Avec la finesse particulière aux Grecs, d'après
l'aspect de lord Evandale, il additionna rapidement les
revenus probables de Sa Seigneurie, et résolut de ne
pas le tromper, calculant qu'il retirerait plus d'argent de
la vérité que du mensonge. Aussi
renonça-t-il à l'idée de promener le
noble Anglais dans des hypogées déjà
cent fois parcourus, et dédaigna-t-il de lui faire
entreprendre des fouilles à des endroits où il
savait qu'on ne trouverait rien, pour en avoir extrait
lui-même depuis longtemps et vendu fort cher ce qu'il y
avait de curieux. Argyropoulos (c'était le nom du
Grec), en explorant les recoins de la vallée moins
souvent sondés que les autres, parce que
jusque-là les recherches n'avaient été
suivies d'aucune trouvaille, s'était dit qu'à
une certaine place, derrière des rochers dont
l'arrangement semblait dû au hasard, existait
certainement l'entrée d'une syringe masquée
avec un soin tout particulier, et que sa grande
expérience en ce genre de perquisition lui avait fait
reconnaître à mille indices imperceptibles pour
des yeux moins clairvoyants que les siens, clairs et
perçants comme ceux des gypaètes perchés
sur l'entablement des temples. Depuis deux ans qu'il avait
fait cette découverte, il s'était astreint
à ne jamais porter ses pas ni ses regards de ce
côté-là, de peur de donner l'éveil
aux violateurs de tombeaux.
«Votre Seigneurie a-t-elle l'intention de se livrer
à quelques recherches ? » dit le Grec
Argyropoulos dans une sorte de patois cosmopolite dont nous
n'essayerons pas de reproduire la syntaxe bizarre et les
consonances étranges, mais que s'imagineront sans
peine ceux qui ont parcouru les Echelles du Levant et ont
dû avoir recours aux services de ces drogmans
polyglottes qui finissent par ne savoir aucune langue.
Heureusement lord Evandale et son docte compagnon
connaissaient tous les idiomes auxquels Argyropoulos faisait
des emprunts. «Je puis mettre à votre
disposition une centaine de fellahs intrépides qui,
sous l'impulsion du courbach et du bakhchich, gratteraient
avec leurs ongles la terre jusqu'au centre. Nous pourrons
tenter, si cela convient à Votre Seigneurie, de
déblayer un sphinx enfoui, de désobstruer un
naos, d'ouvrir un hypogée...»
Voyant que le lord restait impassible à cette
alléchante énumération, et qu'un sourire
sceptique errait sur les lèvres du savant,
Argyropoulos comprit qu'il n'avait pas affaire à des
dupes faciles, et il se confirma dans l'idée de vendre
à l'Anglais la trouvaille sur laquelle il comptait
pour parfaire sa petite fortune et doter sa fille.
«Je devine que vous êtes des savants, et non de
simples voyageurs, et que de vulgaires curiosités ne
sauraient vous séduire, continua-t-il en parlant un
anglais beaucoup moins mélange de grec, d'arabe et
d'italien. Je vous révélerai une tombe qui
jusqu'ici a échappé aux inveiligations des
chercheurs, et que nul ne connaît hors moi ; c'est un
trésor que j'ai précieusement gardé pour
quelqu'un qui en fût digne.
- Et à qui vous le ferez payer fort cher, dit le lord
en souriant.
- Ma franchise m'empêche de contredire Votre Seigneurie
: j'espère retirer un bon prix de ma découverte ; chacun vit, en ce monde, de sa petite industrie : je
déterre des Pharaons, et je les vends aux
étrangers. Le Pharaon se fait rare, au train dont on y
va ; il n'y en a pas pour tout le monde. L'article est
demandé, et l'on n'en fabrique plus depuis
longtemps.
- En effet, dit le savant, il y a quelques siècles que
les colchytes, les paraschites et les tarischeutes ont
fermé boutique, et que les Memnonia, tranquilles
quartiers des morts, ont été
désertés par les vivants».
Le Grec, en entendant ces paroles, jeta sur l'Allemand un
regard oblique ; mais jugeant au délabrement de ses
habits qu'il n'avait pas voix délibérative au
chapitre, il continua à prendre le lord pour unique
interlocuteur.
«Pour un tombeau de l'antiquité la plus haute,
milord, et que nulle main humaine n'a troublé depuis
plus de trois mille ans que les prêtres ont
roulé des rochers devant son ouverture, mille
guinées, est-ce trop ? En vérité, c'est
pour rien : car peut-être renferme-t-il des masses
d'or, des colliers de diamants et de perles, des boucles
d'oreilles d'escarboucle, des cachets en saphir, d'anciennes
idoles de métal précieux, des monnaies dont on
pourrait tirer un bon parti.
- Rusé coquin, dit Rumphius, vous faites valoir votre
marchandise ; mais vous savez mieux que personne qu'on ne
trouve rien de tel dans les sépultures
égyptiennes».
Argyropoulos, comprenant qu'il avait affaire à forte
partie, cessa ses hâbleries, et se tournant du
côté d'Evandale, il lui dit :
«Eh bien, milord, le marché vous convient-il ?
- Va pour mille guinées, répondit le jeune
lord, si la tombe n'a jamais été ouverte comme
vous le prétendez ; et rien... si une seule pierre a
été remuée par la pince des
fouilleurs.
- Et à condition, ajouta le prudent Rumphius, que nous
emporterons tout ce qui se trouvera dans le tombeau.
- J'accepte, dit Argyropoulos avec un air de complète
assurance ; Votre Seigneurie peut apprêter d'avance ses
banknotes et son or.
- Mon cher monsieur Rumphius, dit lord Evandale à son
acolyte, le voeu que vous formiez tout à l'heure me
paraît près de se réaliser ; ce
drôle semble sûr de son fait.
- Dieu le veuille ! répondit le savant en faisant
remonter et redescendre plusieurs fois le collet de son habit
le long de son crâne par un mouvement dubitatif et
pyrrhonien ; les Grecs sont de si effrontés menteurs ! Cretae mendaces, affirme le dicton.
- Celui-ci est sans doute un Grec de la terre ferme, dit lord
Evandale, et je pense que pour cette fois seulement il a dit
la vérité». Le directeur des fouilles
précédait le lord et le savant de quelques pas,
en personne bien élevée et qui sait les
convenances ; il marchait d'un pas allègre et
sûr, comme un homme qui se sent sur son terrain.
On arriva bientôt à l'étroit
défilé qui donne entrée dans la
vallée de Biban-el-Molouk. On eût dit une
coupure pratiquée de main d'homme à travers
l'épaisse muraille de la montagne, plutôt qu'une
ouverture naturelle, comme si le génie de la solitude
avait voulu rendre inaccessible ce séjour de la
mort.
Sur les parois à pic de la roche tranchée,
l'oeil discernait vaguement d'informes raies de sculptures
rongés par le temps et qu'on eût pu prendre pour
des aspérités de la pierre, singeant les
personnages frustes d'un bas-relief à demi
effacé.
Au delà du passage, la vallée,
s'élargissant un peu, présentait le spectacle
de la plus morne désolation.
De chaque côté s'élevaient en pentes
escarpées des masses énormes de roches
calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées,
fendillées, pulvérulentes, en pleine
décomposition sous l'implacable soleil. Ces roches
ressemblaient à des ossements de mort calcinés
au bûcher, bâillaient l'ennui de
l'éternité par leurs lézardes profondes,
et imploraient par leurs mille gerçures la goutte
d'eau qui ne tombe jamais. Leurs parois montaient presque
verticalement à une grande hauteur et
déchiraient leurs crêtes
irrégulières d'un blanc grisâtre sur un
fond de ciel indigo presque noir, comme les créneaux
ébréchés d'une gigantesque forteresse en
ruine.
Les rayons du soleil chauffaient à blanc l'un des
côtés de la vallée funèbre, dont
l'autre était baigné de cette teinte crue et
bleue des pays torrides, qui paraît invraisemblable
dans les pays du Nord lorsque les peintres la reproduisent,
et qui se découpe aussi nettement que les ombres
portées d'un plan d'architecture.
La vallée se prolongeait, tantôt faisant des
coudes, tantôt s'étranglant en
défilés, selon que les blocs et les mamelons de
la chaîne bifurquée faisaient saillie ou
retraite. Par une particularité de ces climats
où l'atmosphère, entièrement
privée d'humidité, reste d'une transparence
parfaite, la perspective aérienne n'existait pas pour
ce théâtre de désolation ; tous les
détails nets, précis, arides, se dessinaient,
même aux derniers plans, avec une impitoyable
sécheresse, et leur éloignement ne se devinait
qu'à la petitesse de leur dimension, comme si la
nature cruelle n'eût voulu cacher aucune misère,
aucune tritesse de cette terre décharnée, plus
morte encore que les morts qu'elle renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de
feu une lumière aveuglante comme celle qui
émane des métaux en fusion. Chaque plan de
roche, métamorphosé en miroir ardent, la
renvoyait plus brûlante encore. Ces
réverbérations croisées, jointes aux
rayons cuisants qui tombaient du ciel et que le sol
répercutait, développaient une chaleur
égale à celle d'un four, et le pauvre docteur
allemand ne pouvait suffire à éponger l'eau de
sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus,
trempé comme s'il eût été
plongé dans l'eau.
L'on n'eût pas trouvé dans toute la
vallée une pincée de terre
végétale ; aussi pas un brin d'herbe, pas une
ronce, pas une liane, pas même une plaque de mousse ne
venait interrompre le ton uniformément
blanchâtre de ce paysage torréfié. Les
fentes et les anfractuosités de ces roches n'avaient
pas assez de fraîcheur pour que la moindre plante
pariétaire pût y suspendre sa mince racine
chevelue. On eût dit les tas de cendres restés
sur place d'une chaîne de montagnes brûlée
au temps des catastrophes cosmiques, dans un grand incendie
planétaire : pour compléter l'exactitude de la
comparaison, de larges zébrures noires, pareilles
à des cicatrices de cautérisation, rayaient le
flanc crayeux des escarpements.
Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun frémissement de vie ne le troublait, ni
palpitation d'aile, ni bourdonnement d'insecte, ni fuite de
lézard ou de reptile ; la cigale même, cette
amie des solitudes embrasées, n'y faisait pas
résonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille
à du grès broyé, formait le sol, et de
loin en loin s'arrondissaient des monticules provenant des
éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la
chaîne excavée par le pic opiniâtre des
générations disparues, et le ciseau des
ouvriers troglodytes préparant dans l'ombre la demeure
éternelle des morts. Les entrailles
émiettées de la montagne avaient produit
d'autres montagnes, amoncellement friable de petits fragments
de roc, qu'on eût pu prendre pour une chaîne
naturelle.
Dans les flancs du rocher s'ouvraient çà et
là des bouches noires entourées de blocs de
pierre en désordre, des trous carrés
flanqués de piliers historiés
d'hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des
cartouches mystérieux où se distinguaient dans
un grand disque jaune le scarabée sacré, le
soleil à tête de bélier, et les
déesses Isis et Nephtys agenouillées ou
debout.
C'étaient les tombeaux des anciens rois de
Thèbes ; mais Argyropoulos ne s'y arrêta pas et
conduisit ses voyageurs par une espèce de rampe qui ne
semblait d'abord qu'une écorchure au flanc de la
montagne, et qu'interrompaient plusieurs fois des masses
éboulées, à une sorte d'étroit
plateau, de corniche en saillie sur la paroi verticale,
où les rochers, en apparence groupés au hasard,
avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de
symétrie.
Lorsque le lord, rompu à toutes les prouesses de la
gymnastique, et le savant, beaucoup moins agile, furent
parvenus à se hisser auprès de lui,
Argyropoulos désigna de sa badine une énorme
pierre et dit d'un air de satisfaction triomphale :
«C'est là ! »
Argyropoulos frappa dans ses mains à la manière
orientale, et aussitôt des fissures du roc, des replis
de la vallée, accoururent en toute hâte des
fellahs hâves et déguenillés, dont les
bras couleur de bronze agitaient des leviers, des pics, des
marteaux, des échelles et tous les instruments
nécessaires ; ils escaladèrent la pente
escarpée comme une légion de noires fourmis.
Ceux qui ne pouvaient trouver place sur l'étroit
plateau occupé déjà par l'entrepreneur
de fouilles, lord Evandale et le docteur Rumphius, se
retenaient des ongles et s'arc-boutaient des pieds aux
rugosités de la roche.
Le Grec fit signe à trois des plus robustes, qui
glissèrent leurs leviers sous la plus grosse masse de
rocher. Leurs muscles saillaient comme des cordes sur leurs
bras maigres, et ils pesaient de tout leur poids au bout de
leur barre de fer. Enfin la masse s'ébranla, vacilla
quelques inflants comme un homme ivre, et poussée par
les efforts réunis d'Argyropoulos, de lord Evandale,
de Rumphius et de quelques Arabes qui étaient parvenus
à se jucher sur le plateau, roula en rebondissant le
long de la pente. Deux autres blocs de moindre dimension
furent successivement écartés, et alors on put
juger combien les prévisions du Grec étaient
justes. L'entrée d'un tombeau, qui avait
évidemment échappé aux investigations
des chercheurs de trésors, apparut dans toute son
intégrité.
C'était une sorte de portique creusé
carrément dans le roc vif : sur les parois
latérales, deux piliers couplés
présentaient leurs chapiteaux formés de
têtes de vache, dont les cornes se contournaient en
croissant isiaque.
Au-dessus de la porte basse, aux jambages flanqués de
longs panneaux d'hiéroglyphes, se développait
un large cadre emblématique ; au centre d'un disque de
couleur jaune, se voyait à côté d'un
scarabée, signe des renaissances successives, le dieu
à tête de bélier, symbole du soleil
couchant. En dehors du disque, Isis et Nephthys,
personnifications du commencement et de la fin, se tenaient
agenouillées, une jambe repliée sous la cuisse,
l'autre relevée à la hauteur du coude selon la
poilure égyptienne, les bras étendus en avant
avec une expression d'étonnement mystérieux, et
le corps serré d'un pagne étroit que sanglait
une ceinture dont les bouts retombaient.
Derrière un mur de pierrailles et de briques crues qui
céda promptement au pic des travailleurs, on
découvrit la dalle de pierre qui formait la porte du
monument souterrain.
Sur le cachet d'argile qui la scellait, le docteur allemand,
familier avec les hiéroglyphes, n'eut pas de peine
à lire la devise du colchyte surveillant des demeures
funèbres qui avait à jamais fermé ce
tombeau, dont lui seul eût pu retrouver l'emplacement
mystérieux sur la carte des sépultures
conservée au collège des prêtres.
«Je commence à croire, dit au jeune lord le
savant transporté de joie, que nous tenons
véritablement la pie au nid, et je retire l'opinion
défavorable que j'avais émise sur le compte de
ce brave Grec.
- Peut-être nous réjouissons-nous trop
tôt, répondit lord Evandale, et allons-nous
éprouver le même désappointement que
Bekoni, lorsqu'il crut être entré avant personne
dans le tombeau de Menephtha Seti, et trouva, après
avoir parcouru un dédale de couloirs, de puits et de
chambres, le sarcophage vide sous son couvercle brisé
: car les chercheurs de trésors avaient abouti
à la tombe royale par un de leurs sondages
pratiqué sur un autre point de la montagne.
- Oh ! non, fit le savant ; la chaîne est ici trop
épaisse et l'hypogée trop éloigné
des autres pour que ces taupes de malheur aient pu, en
grattant le roc, prolonger leurs mines
jusqu'ici».
Pendant cette conversation, les ouvriers, excités par
Argyropoulos, attaquaient la grande dalle de pierre qui
masquait l'orifice de la syringe. En déchaussant la
dalle pour passer dessous leurs leviers, car le lord avait
recommandé de ne rien briser, ils mirent à nu
parmi le sable une multitude de petites figurines hautes de
quelques pouces, en terre émaillée bleue ou
verte, d'un travail parfait, mignonnes statuettes
funéraires déposées là en
offrande par les parents et les amis, comme nous
déposons des couronnes de fleurs au seuil de nos
chapelles funèbres ; seulement nos fleurs se fanent
vite, et après plus de trois mille ans les
témoignages de ces antiques douleurs se retrouvent
intacts, car l'Egypte ne peut rien faire que
d'éternel.
Lorsque la porte de pierre s'écarta, livrant, pour la
première fois depuis trente-cinq siècles,
passage aux rayons du jour, une bouffée d'air
brûlant s'échappa de l'ouverture sombre, comme
de la gueule d'une fournaise. Les poumons embrasés de
la montagne parurent pousser un soupir de satisfation par
cette bouche si longtemps fermée. La lumière,
se hasardant à l'entrée du couloir
funèbre, fit briller du plus vif éclat les
enluminures des hiéroglyphes entaillés le long
des murailles par lignes perpendiculaires et reposant sur une
plinthe bleue. Une figure de couleur rougeâtre,
à tête d'épervier et coiffée du
pschent, soutenait un disque renfermant le globe ailé
et semblait veiller au seuil du tombeau, comme un portier de
l'Eternité.
Quelques fellahs allumèrent des torches et
précédèrent les deux voyageurs
accompagnés d'Argyropoulos : les flammes
résineuses grésillaient avec peine parmi cet
air épais, étouffant, concentré pendant
tant de milliers d'années sous le calcaire
incandescent de la montagne, dans les couloirs, les
labyrinthes et les caecums de l'hypogée. Rumphius
haletait et ruisselait comme un fleuve ; l'impassible
Evandale lui-même rougissait et sentait ses tempes se
mouiller. Quant au Grec, le vent de feu du désert
l'avait desséché depuis longtemps, et il ne
transpirait non plus qu'une momie.
Le couloir s'enfonfait directement vers le noyau de la
chaîne, suivant un filon de calcaire d'une
égalité et d'une pureté parfaites.
![](illustrations/prologue1.jpg) |
Au fond du couloir, une porte de pierre, scellée
comme l'autre d'un sceau d'argile, et surmontée du
globe aux ailes éployées, témoignait que
la sépulture n'avait pas été
violée, et indiquait l'existence d'un nouveau corridor
plongeant plus avant dans le ventre de la montagne.
La chaleur devenait si intense que le jeune lord se
défit de son paletot blanc, et le docteur de son habit
noir, que suivirent bientôt leur gilet et leur chemise ; Argyropoulos, voyant leur souffle s'embarrasser, dit
quelques mots à l'oreille d'un fellah, qui courut
à l'entrée du souterrain et rapporta deux
grosses éponges imbibées d'eau fraîche,
que les deux voyageurs, d'après le conseil du Grec, se
mirent sur la bouche pour respirer un air plus frais à
travers les pores humides, comme cela se pratique aux bains
russes quand la vapeur est poussée à
outrance.
On attaqua la porte, qui céda bientôt.
Un escalier taillé dans le roc vif se présenta
avec sa descente rapide.
Sur un fond vert terminé par une ligne bleue se
déroulaient, de chaque côté du couloir,
des processions de figurines emblématiques aux
couleurs aussi fraîches, aussi vives que si le pinceau
de l'artiste les eût appliquées la veille ; elles apparaissaient un moment à la lueur des torches,
puis s'évanouissaient dans l'ombre comme les
fantômes d'un rêve. Au-dessous de ces bandelettes
de fresques, des lignes d'hiéroglyphes,
disposées en hauteur comme l'écriture chinoise
et séparées par des raies creusées,
offraient à la sagacité le mystère
sacré de leur énigme.
Le long des parois que ne couvraient pas les signes
hiératiques, un chacal couché sur le ventre,
les pattes allongées, les oreilles dressées, et
une figure agenouillée, coiffée de la mitre, la
main étendue sur un cercle, paraissaient faire
sentinelle à côté d'une porte dont le
linteau était orné de deux cartouches
accolés, ayant pour tenants deux femmes vêtues
de pagnes étroits, et déployant comme une aile
leur bras empenné.
«Ah çà ! dit le docteur, reprenant
haleine au bas de l'escalier, voyant que l'excavation
plongeait toujours plus avant, nous allons donc descendre
jusqu'au centre de la terre ? La chaleur augmente tellement
que nous ne devons pas être bien loin du séjour
des damnés.
- Sans doute, reprit lord Evandale, on a suivi la veine du
calcaire qui s'enfonce d'après la loi des ondulations
géologiques».
Un autre passage d'une assez grande déclivité
succéda aux degrés. Les murailles en
étaient également couvertes de peintures
où l'on distinguait vaguement une suite de
scènes allégoriques, expliquées sans
doute par les hiéroglyphes inscrits au-dessous en
manière de légende. Cette frise régnait
tout le long du passage, et plus bas l'on voyait des
figurines en adoration devant le scarabée sacré
et le serpent symbolique colorié d'azur.
En débouchant du corridor, le fellah qui portait la
torche se rejeta en arrière par un brusque
mouvement.
Le chemin s'interrompait subitement, et la bouche d'un puits
bâillait, carrée et noire, à la surface
du sol.
«Il y a un puits, maître, dit le fellah en
interpellant Argyropoulos ; que faut-il faire ? »
Le Grec se fit donner une torche, la secoua pour mieux
l'enflammer, et la jeta dans la gueule sombre du puits, se
penchant avec précaution sur l'orifice.
La torche descendit en tournoyant et en sifflant :
bientôt un coup sourd se fit entendre, suivi d'un
pétillement d'étincelles et d'un flot de
fumée ; puis la flamme reprit claire et vive, et
l'ouverture du puits brilla dans l'ombre comme l'oeil
sanglant d'un cyclope.
«On n'est pas plus ingénieux, dit le jeune lord ; ces labyrinthes entrecoupés d'oubliettes auraient
dû calmer le zèle des voleurs et des
savants.
- Il n'en est rien cependant, répondit le docteur ; les uns cherchent l'or, les autres la vérité,
les deux choses les plus précieuses du monde.
- Apportez la corde à noeuds, cria Argyropoulos
à ses Arabes ; nous allons explorer et sonder les
parois du puits, car l'excavation doit se prolonger bien au
delà».
Huit ou dix hommes, pour faire contrepoids,
s'attelèrent à une extrémité de
la corde, dont on laissa l'autre bout plonger dans le
puits.
Avec l'agilité d'un singe ou d'un gymnaste de
profession, Argyropoulos se suspendit au cordeau flottant et
se laissa couler à une quinzaine de pieds environ, se
tenant des mains aux noeuds et battant les parois du puits
des talons.
Le roc ausculté rendit partout un son mat et plein ; alors Argyropoulos se laissa couler au fond du puits,
frappant le sol du pommeau de son kandjar, mais la roche
compacte ne résonnait pas.
Evandale et Rumphius, enfiévrés par une
curiosité anxieuse, se penchaient sur le bord du
puits, au risque de s'y précipiter la tête la
première et suivaient avec un intérêt
passionné les recherches du Grec.
«Tenez ferme là-haut», cria enfin le Grec,
lassé de l'inutilité de sa perquisition ; et il
empoigna la corde à deux mains pour remonter.
L'ombre d'Argyropoulos, éclairé en dessous par
la torche qui continuait à brûler au fond du
puits, se projetait au plafond et dessinait comme la
silhouette d'un oiseau difforme.
La figure basanée du Grec exprimait un vif
désappointement, et il se mordait la lèvre sous
sa moustache.
«Pas l'apparence du moindre passage
s'écria-t-il, et pourtant l'excavation ne saurait
s'arrêter là.
- A moins pourtant, dit Rumphius, que l'Egyptien qui
s'était commandé ce tombeau ne soit mort dans
quelque nome lointain, en voyage ou en guerre, et qu'on n'ait
abandonné les travaux, ce qui n'est pas sans
exemple.
- Espérons qu'à force de chercher nous
rencontrerons quelque issue secrète, continua lord
Evandale : sinon, nous essayerons de pousser une galerie
transversale à travers la montagne.
- Ces damnés Egyptiens étaient si rusés
pour cacher l'entrée de leurs terriers funèbres ! ils ne savaient que s'imaginer afin de désorienter
le pauvre monde, et on dirait qu'ils riaient par avance de la
mine décontenancée des fouilleurs»,
marmottait Argyropoulos.
S'avançant sur le bord du gouffre, le Grec sonda de
son regard perçant comme celui d'un oiseau nocturne
les murs de la petite chambre qui formait la partie
supérieure du puits. Il ne vit rien que les
personnages ordinaires de la psychostasie : le juge Osiris
assis sur son trône, dans la pose consacrée,
tenant le pedum d'une main et le fouet de l'autre, et
les déesses de la Justice et de la
Vérité amenant l'esprit du défunt devant
le tribunal de l'Amenti.
Tout à coup, il parut illuminé d'une
idée subite et fit volte-face : sa vieille
expérience d'entrepreneur de fouilles lui rappela un
cas à peu près semblable, et d'ailleurs le
désir de gagner les mille guinées du lord
surexcitait ses facultés ; il prit un pic des mains
d'un fellah et se mit, en rétrogradant, à
heurter rudement à droite et à gauche les
surfaces du rocher, au risque de marteler quelques
hiéroglyphes et de casser le bec ou l'élytre
d'un épervier ou d'un scarabée sacré. Le
mur interrogé finit par répondre aux questions
du marteau et sonna creux.
Une exclamation de triomphe s'échappa de la poitrine
du Grec et son oeil étincela.
Le savant et le lord battirent des mains.
«Piochez là», dit à ses hommes
Argyropoulos qui avait repris son sang-froid.
On eut bientôt pratiqué une brèche
suffisante pour laisser passer un homme. Une galerie, qui
contournait dans l'intérieur de la montagne l'obstacle
du puits opposé aux profanateurs, conduisait à
une salle carrée dont le plafond bleu posait sur
quatre piliers massifs enluminés de ces figures
à peau rouge et à pagne blanc, qui
présentent si souvent dans les fresques
égyptiennes leur huile de face et leur tête de
profil.
Cette salle débouchait dans une autre un peu plus
haute de plafond et soutenue seulement par deux piliers. Des
scènes variées, la bari mystique, le taureau
Apis emportant la momie vers les régions de
l'Occident, le jugement de l'âme et le pesage des
actions du mort dans la balance suprême, les offrandes
faites aux divinités funéraires, ornaient les
piliers et la salle.
Toutes ces figurations étaient tracées en
bas-relief méplat dans un trait fermement
creusé, mais le pinceau du peintre n'avait pas
achevé et complété l'ouvre du ciseau. Au
soin et à la délicatesse du travail, on pouvait
juger de l'importance du personnage dont on avait
cherché à dérober le tombeau à la
connaissance des hommes.
Après quelques minutes données à
l'examen de ces incises, dessinées avec toute la
pureté du beau style égyptien à son
époque classique, on s'aperçut que la salle
n'avait pas d'issue et qu'on avait abouti à une sorte
de caecum. L'air se raréfiait ; les torches
brûlaient avec peine dans une atmosphère dont
elles augmentaient encore la chaleur, et leurs fumées
se remployaient en nuages ; le Grec se donnait à tous
les diables, comme si le cadeau n'était pas fait et
accepté depuis longtemps ; mais cela ne
remédiait à rien. On sonda de nouveau les murs
sans aucun résultat ; la montagne, pleine,
épaisse, compacte, ne rendait partout qu'un son mat :
aucune apparence de porte, de couloir ou d'ouverture
quelconque !
Le lord était visiblement découragé, et
le savant laissait pendre flasquement ses bras maigres le
long de son corps. Argyropoulos, qui craignait pour ses
vingt-cinq mille francs, manifestait le désespoir le
plus farouche. Cependant il fallait rétrograder, car
la chaleur devenait véritablement
étouffante.
La troupe repassa dans la première salle, et
là, le Grec, qui ne pouvait se résigner
à voir s'en aller en fumée son rêve d'or,
examina avec la plus minutieuse attention le fût des
piliers, pour s'assurer s'ils ne cachaient pas quelque
artifice, s'ils ne masquaient pas quelque trappe qu'on
découvrirait en les déplaçant : car,
dans son désespoir, il mêlait la
réalité de l'architecture égyptienne aux
chimériques bâtisses des contes arabes.
Les piliers, pris dans la masse même de la montagne, au
milieu de la salle évidée, ne faisaient qu'un
avec elle, et il aurait fallu employer la mine pour les
ébranler.
Tout espoir était perdu !
«Cependant, dit Rumphius, on ne s'est pas amusé
à creuser ce dédale pour rien. Il doit y avoir
quelque part un passage pareil à celui qui contourne
le puits. Sans doute le défunt a peur d'être
dérangé par les importuns, et il se fait celer ; mais avec de l'insiiance on entre partout. Peut-être
une dalle habilement dissimulée, et dont la poudre
répandue sur le sol empêche de voir le joint,
recouvre-t-elle une descente qui mène, directement ou
indirectement, à la salle funèbre.
- Vous avez raison, cher docteur, fit Evandale ; ces
damnés Egyptiens joignent les pierres comme les
charnières d'une trappe anglaise : cherchons
encore».
L'idée du savant avait paru judicieuse au Grec, qui se
promena et fit se promener ses fellahs en frappant du talon
dans tous les coins et recoins de la salle.
Enfin, non loin du troisième pilier, une sourde
résonance attira l'oreille exercée du Grec, qui
se précipita à genoux pour examiner la place,
balayant avec la guenille de burnous qu'un de ses Arabes lui
avait jetée l'impalpable poussière
tamisée par trente-cinq siècles dans l'ombre et
le silence : une ligne noire, mince et nette comme le trait
tracé à la règle sur un plan
d'architecte, se dessina, et suivie minutieusement,
découpa sur le sol une dalle de forme oblongue.
«Je vous le disais bien, moi, s'écria le savant
enthousiasmé, que le souterrain ne pouvait se terminer
ainsi !
- Je me fais vraiment conscience, dit lord Evandale avec son
bizarre flegme britannique, de troubler dans son dernier
sommeil ce pauvre corps inconnu qui comptait si bien reposer
en paix jusqu'à la consommation des siècles.
L'hôte de cette demeure se passerait bien de notre
visite.
- D'autant plus que la tierce personne manque pour la
régularité de la présentation,
répondit le docteur ; mais rassurez-vous, milord :
j'ai assez vécu du temps des Pharaons pour vous
introduire auprès du personnage illustre, habitant de
ce palais souterrain».
Des pinces furent glissées dans l'étroite
fissure, et après quelques pesées la dalle
s'ébranla et se souleva.
Un escalier aux marches hautes et roides s'enfonfant dans
l'ombre s'offrit aux pieds impatients des voyageurs, qui s'y
engouffrèrent pêle-mêle. Une galerie en
pente, coloriée sur ses deux faces de figures et
d'hiéroglyphes, succéda aux marches ; quelques
degrés se présentèrent encore au bout de
la galerie, menant à un corridor de peu
d'étendue, espèce de vestibule d'une salle de
même style que la première, mais plus grande et
soutenue par six piliers pris dans la masse de la
montagne.
L'ornementation en était plus riche, et les motifs
ordinaires des peintures funèbres s'y multipliaient
sur un fond de couleur jaune.
A droite et à gauche s'ouvraient dans le roc deux
petites cryptes ou chambres remplies de figurines
funéraires en terre émaillée, en brome
et en bois de sycomore.
«Nous voici dans l'antichambre de la salle où
doit se trouver le sarcophage ! » s'écria
Rumphius, laissant voir au-dessous de ses lunettes, qu'il
avait relevées sur son front, ses yeux gris clair
étincelants de joie.
- Jusqu'à présent, dit Evandale, le Grec a tenu
sa promesse : nous sommes bien les premiers vivants qui aient
pénétré ici depuis que dans cette tombe
le mort, quel qu'il soit, a été
abandonné à l'éternité et
à l'inconnu.
- Oh ! ce doit être un puissant personnage,
répondit le docteur, un roi, un fils de roi tout au
moins ; je vous le dirai plus tard, lorsque j'aurai
déchiffré son cartouche ; mais
pénétrons d'abord dans cette salle, la plus
belle, la plus importante, et que les Egyptiens
désignaient sous le nom de Salle
dorée».
Lord Evandale marchait le premier, précédant de
quelques pas le savant moins agile, ou qui peut-être
voulait laisser par déférence la
virginité de la découverte au jeune lord.
Au moment de franchir le seuil, le lord se pencha comme si
quelque chose d'inattendu avait frappé son
regard.
Bien qu'habitué à ne pas manifester ses
émotions, car rien n'est plus contraire aux
règles du haut dandysme que de se reconnaître,
par la surprise ou l'admiration, inférieur à
quelque chose, le jeune seigneur ne put retenir un oh ! prolongé, et modulé de la façon la plus
britannique.
Voici ce qui avait extirpé une exclamation au plus
parfait gentleman des trois royaumes unis.
Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait
très nettement, avec l'empreinte de l'orteil, des
quatre doigts et du calcanéum, la forme d'un pied
humain ; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami
qui s'était retiré, quinze cents ans avant
Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les
honneurs suprêmes. La poussière, aussi
éternelle en Egypte que le granit, avait moulé
ce pas et le gardait depuis plus de trente siècles,
comme les boues diluviennes durcies conservent la trace des
pieds d'animaux qui la pétrirent.
«Voyez, dit Evandale à Rumphius, cette empreinte
humaine dont la pointe se dirige vers la sortie de
l'hypogée. Dans quelle syringe de la chaîne
Libyque repose pétrifié de bitume le corps qui
l'a produite ?
- Qui sait ? répondit le savant ; en tout cas, cette
trace légère, qu'un souffle eût
balayée, a duré plus longtemps que des
civilisations, que des empires, que les religions mêmes
et que des monuments que l'on croyait éternels : la
poussière d'Alexandre lute peut-être la bonde
d'un tonneau de bière, selon la reflexion d'Hamlet, et
le pas de cet Egyptien inconnu subsiste au seuil d'un tombeau ! »
Poussés par la curiosité qui ne leur permettait
pas de longues réflexions, le lord et le dotieur
pénétrèrent dans la salle, prenant garde
toutefois d'effacer la miraculeuse empreinte.
En y entrant, l'impassible Evandale éprouva une
impression singulière.
Il lui sembla, d'après l'expression de Shakespeare,
que «la roue du temps était sortie de son
ornière» : la notion de la vie moderne
s'effaça chez lui. Il oublia et la Grande-Bretagne, et
son nom inscrit sur le livre d'or de la noblesse, et ses
châteaux du Lincolnshire, et ses hôtels du West
End, et Hyde Park, et Piccadilly, et les drawing rooms de la
reine, et le club des Yachts, et tout ce qui conflituait son
existence anglaise. Une main invisible avait retourné
le sablier de l'éternité, et les
siècles, tombés grain à grain comme des
heures dans la solitude et la nuit, recommençaient
leur chute. L'histoire était comme non avenue :
Moïse vivait, Pharaon régnait, et lui, lord
Evandale, se sentait embarrassé de ne pas avoir la
coiffe à barbes cannelées, le gorgerin
d'émaux, et le pagne étroit bridant sur les
hanches, seul costume convenable pour se présenter
à une momie royale. Une sorte d'horreur religieuse
l'envahissait, quoique le lieu n'eût rien de sinistre,
en violant ce palais de la Mort défendu avec tant de
soin contre les profanateurs. La tentative lui paraissait
impie et sacrilège, et il se dit : «Si le
Pharaon allait se relever sur sa couche et me frapper de son
sceptre ! » Un instant il eut l'idée de laisser
retomber le linceul, soulevé à demi, sur le
cadavre de cette antique civilisation morte ; mais le
docteur, dominé par son enthousiasme scientifique, ne
faisait pas ces réflexions, et il s'écriait
d'une voix éclatante :
«Milord, milord, le sarcophage est intact ! »
Cette phrase rappela lord Evandale au sentiment de la
réalité. Par une électrique projection
de pensée, il franchit les trois mille cinq cents ans
que sa rêverie avait remontés, et il
répondit :
«En vérité, cher docteur, intact ?
- Bonheur inouï ! chance merveilleuse ! trouvaille
inappréciable ! » continua le docteur dans
l'expansion de sa joie d'érudit.
Argyropoulos, voyant l'enthousiasme du docteur, eut un
remords, le seul qu'il pût éprouver du reste, le
remords de n'avoir demandé que vingt-cinq mille
francs. «J'ai été naïf, se dit-il
à lui-même ; cela ne m'arrivera plus ; ce milord
m'a volé».
Et il se promit bien de se corriger à l'avenir.
Pour faire jouir les étrangers de la beauté du
coup d'oeil, les fellahs avaient allumé toutes leurs
torches. Le spectacle était en effet étrange et
magnifique ! Les galeries et les salles qui conduisent
à la salle du sarcophage ont des plafonds plats et ne
dépassent pas une hauteur de huit ou dix pieds ; mais
le santluaire où aboutissent ces dédales a de
tout autres proportions. Lord Evandale et Rymphius
restèrent stupéfiés d'admiration,
quoiqu'ils fussent déjà familiarisés
avec les splendeurs funèbres de l'art
égyptien.
Illuminée ainsi, la salle dorée flamboya, et
pour la première fois peut-être, les couleurs de
ses peintures éclatèrent dans tout leur jour.
Des rouges, des bleus, des verts, des blancs, d'un
éclat neuf, d'une fraîcheur virginale, d'une
pureté inouïe, se détachaient de
l'espèce de vernis d'or qui servait de fond aux
figures et aux hiéroglyphes, et saisissaient les yeux
avant qu'on eût pu discerner les sujets que composait
leur assemblage.
Au premier abord, on eût dit une immense tapisserie de
l'étoffe la plus riche ; la voûte, haute de
trente pieds, présentait une sorte de vélarium
d'azur, bordé de longues palmettes jaunes.
Sur les parois des murs, le globe symbolique ouvrait son
envergure démesurée, et les cartouches royaux
inscrivaient leur contour. Plus loin, Isis et Nephthys
secouaient leurs bras frangés de plumes comme des
ailerons. Les uraeus gonflaient leurs gorges bleues, les
scarabées essayaient de déployer leurs
élytres, les dieux à têtes d'animaux
dressaient leurs oreilles de chacal, aiguisaient leur bec
d'épervier, ridaient leur museau de
cynocéphale, rentraient dans leurs épaules leur
cou de vautour ou de serpent comme s'ils eussent
été doués de vie. Des baris mystiques
passaient sur leurs traîneaux, tirées par des
figures aux poses compassées, au geste anguleux, ou
flottaient sur des eaux ondulées
symétriquement, conduites par des rameurs, demi-nus.
Des pleureuses, agenouillées et la main placée
en signe de deuil sur leur chevelure bleue, se retournaient
vers les catafalques, tandis que des prêtres à
tête rase, une peau de léopard sur
l'épaule, brûlaient les parfums sous le nef des
morts divinisés, au bout d'une spatule terminée
par une main soutenant une petite coupe. D'autres personnages
offraient aux génies funéraires des lotus en
fleur ou en bouton, des plantes bulbeuses, des volatiles, des
quartiers d'antilope et des buires de liqueurs. Des Justices
acéphales amenaient des âmes devant des Osiris
aux bras pris dans un contour inflexible, comme dans une
camisole de force, qu'assistaient les quarante-deux juges de
l'Amenti accroupis sur deux files, et portant sur leurs
têtes empruntées à tous les règnes
de la zoologie, une plume d'autruche en
équilibre.
Toutes ces figurations, cernées d'un trait
creusé dans le calcaire et bariolées des
couleurs les plus vives, avaient cette vie immobile, ce
mouvement figé, cette intensité
mystérieuse de l'art égyptien, contrarié
par la règle sacerdotale, et qui ressemble à un
homme bâillonné tâchant de faire
comprendre son secret.
Au milieu de la salle, se dressait massif et grandiose le
sarcophage creusé dans un énorme bloc de
basalte noir que fermait un couvercle de même
matière, taillé en dos d'âne. Les quatre
faces du monolithe funèbre étaient couvertes de
personnages et d'hiéroglyphes aussi
précieusement gravés que l'intaille d'une bague
en pierre fine, quoique les Egyptiens ne connussent pas le
fer et que le basalte ait un grain réfractaire
à émousser les aciers les plus durs.
L'imagination se perd à rêver le
procédé par lequel ce peuple merveilleux
écrivait sur le porphyre et le granit, comme avec une
pointe sur des tablettes de cire.
Aux angles du sarcophage étaient posés quatre
vases d'albâtre oriental du galbe le plus
élégant et le plus pur, dont les couvercles
sculptés représentaient la tête d'homme
d'Aniset, la tête de cynocéphale d'Hapi, la
tête de chacal de Soumaoutf, la tête
d'épervier de Kebsbnif : c'étaient les vases
contenant les viscères de la momie enfermée
dans le sarcophage. A la tête du tombeau, une effigie
d'Osiris, la barbe nattée, semblait veiller sur le
sommeil du mort. Deux statues de femme coloriées se
dressaient à droite et à gauche de la tombe,
soutenant d'une main sur leur tête une boîte
carrée, et de l'autre, appuyé à leur
flanc, un vase à libations. L'une était
vêtue d'un simple jupon blanc collant sur les hanches
et suspendu par des bretelles croisées ; l'autre, plus
richement habillée, s'emboîtait dans une
espèce de fourreau étroit papelonné
d'écailles successivement rouges et vertes.
A côté de la première, l'on voyait trois
jarres primitivement remplies d'eau du Nil, qui en
s'évaporant n'avait laissé que son limon, et un
plat contenant une pâte alimentaire
desséchée. A côté de la seconde,
deux petits navires, pareils à ces modèles de
vaisseaux qu'on fabrique dans les ports de mer, rappelaient
avec exactitude, celui-ci, les moindres détails des
barques destinées à transporter les corps de
Diospolis aux Memnonia ; celui-là, la nef symbolique
qui fait passer l'âme aux régions de l'Occident.
Rien n'était oublié, ni les mâts, ni le
gouvernail, composé d'un long aviron, ni le pilote, ni
les rameurs, ni la momie entourée de pleureuses et
couchée sous le naos, sur un lit à pattes de
lion, ni les figures allégoriques des divinités
funèbres accomplissant leurs fonctions sacrées.
Barques et personnages étaient peints de couleurs
vives, et sur les deux joues de la proue relevée en
bec comme la poupe, s'ouvrait le grand oeil osirien
allongé d'antimoine ; un bucrane et des ossements de
bœuf semés çà et là
témoignaient qu'une victime avait été
immolée pour assumer les mauvaises chances qui eussent
pu troubler le repos du mort. Des coffrets peints et
chamarrés d'hiéroglyphes étaient
placés sur le tombeau ; des tables de roseau
soutenaient encore les offrandes funèbres ; rien
n'avait été touché dans ce palais de la
Mort, depuis le jour où la momie, avec son cartonnage
et ses deux cercueils, s'était allongée sur sa
couche de basalte. Le ver du sépulcre, qui sait si
bien se frayer passage à travers les bières les
mieux fermées, avait lui-même rebroussé
chemin, repoussé par les âcres parfums du bitume
et des aromates.
«Faut-il ouvrir le sarcophage ? dit Argyropoulos
après avoir laissé à lord Evandale et
à Rumphius le temps d'admirer les splendeurs de la
Salle dorée.
- Certainement, répondit le jeune lord ; mais prenez
garde d'écorner les bords du couvercle en introduisant
vos leviers dans la jointure, car je veux enlever ce tombeau
et en faire présent au British Museum».
Toute la troupe réunit ses efforts pour
déplacer le monolithe ; des coins de bois furent
enfoncés avec précaution, et au bout de
quelques minutes de travail, l'énorme pierre se
déplaça et glissa sur les tasseaux
préparés pour la recevoir. Le sarcophage ouvert
laissa voir le premier cercueil hermétiquement
fermé. C'était un coffre orné de
peintures et de dorures, représentant une
espèce de naos, avec des dessins symétriques,
des losanges, des quadrilles, des palmettes et des lignes
d'hiéroglyphes. On fit sauter le couvercle, et
Rumphius, qui se penchait sur le sarcophage, poussa un cri de
surprise lorsqu'il découvrit le contenu du cercueil :
«Une femme ! une femme ! » s'écria-t-il,
ayant reconnu le sexe de la momie à l'absence de barbe
osirienne et à la forme du cartonnage.
Le Grec aussi parut étonné ; sa vieille
expérience de fouilleur le mettait à même
de comprendre tout ce qu'une pareille trouvaille avait
d'insolite. La vallée de Biban-el-Molouk eft le
Saint-Denis de l'ancienne Thèbes, et ne contient que
des tombes de rois. La nécropole des reines est
située plus loin, dans une autre gorge de la montagne.
Les tombeaux des reines sont fort simples, et composés
ordinairement de deux ou trois couloirs et d'une ou deux
chambres. Les femmes, en Orient, ont toujours
été regardées comme inférieures
à l'homme, même dans la mort. La plupart de ces
tombes, violées à des époques
très anciennes, ont servi de réceptacle
à des momies difformes grossièrement
embaumées, où se voient encore des traces de
lèpre et d'éléphantiasis. Par quelle
singularité, par quel miracle, par quelle substitution
ce cercueil féminin occupait-il ce sarcophage royal,
au milieu de ce palais cryptique, digne du plus illustre et
du plus puissant des Pharaons ?
«Ceci dérange, dit le docteur à lord
Evandale, toutes mes notions â toutes mes
théories, et renverse les systèmes les mieux
assis sur les rites funèbres égyptiens, si
exactement suivis pourtant pendant des milliers
d'années ! Nous touchons sans doute à quelque
point obscur, à quelque mystère perdu de
l'histoire. Une femme est montée sur le trône
des Pharaons et a gouverné l'Egypte. Elle s'appelait
Tahoser, s'il faut en croire des cartouches gravés sur
des martelages d'inscriptions plus anciennes ; elle a
usurpé la tombe comme le trône, ou
peut-être quelque ambitieuse, dont l'histoire n'a pas
gardé souvenir, a renouvelé sa tentative.
- Personne mieux que vous n'est en état de
résoudre ce problème difficile, fit lord
Evandale ; nous allons emporter cette caisse pleine de
secrets dans notre cange, où vous dépouillerez
à votre aise ce document historique, et devinerez sans
doute l'énigme que proposent ces éperviers, ces
scarabées, ces figures à genoux, ces lignes en
dents de scie, ces uraeus ailés, ces mains en spatule
que vous lisez aussi couramment que le grand
Champollion».
Les fellahs, dirigés par Argyropoulos,
enlevèrent l'énorme coffre sur leurs
épaules, et la momie, refaisant en sens inverse la
promenade funèbre qu'elle avait accomplie du temps de
Moïse, dans une barque peinte et dorée,
précédée d'un long cortège,
embarquée sur le sandal qui avait amené les
voyageurs, arriva bientôt à la cange
amarrée sur le Nil, et fut placée dans la
cabine assez semblable, tant les formes changent peu en
Egypte, au naos de la barque funéraire.
Argyropoulos, ayant rangé autour de la caisse tous les
objets trouvés près d'elle, se tint debout
respectueusement à la porte de la cabine, et parut
attendre. Lord Evandale comprit et lui fit compter les
vingt-cinq mille francs par son valet de chambre.
Le cercueil ouvert posait sur des tasseaux, au milieu de la
cabine, brillant d'un éclat aussi vif que si les
couleurs de ses ornements eussent été
appliquées d'hier, et encadrait la momie,
moulée dans son cartonnage, d'un fini et d'une
richesse d'exécution remarquables.
Jamais l'antique Egypte n'avait emmailloté avec plus
de soin un de ses enfants pour le sommeil éternel.
Quoique aucune forme ne fût indiquée dans cet
Hermès funèbre, terminé en gaine,
d'où se détachaient seules les épaules
et la tête, on devinait vaguement un corps jeune et
gracieux sous cette enveloppe épaissie. Le masque
doré, avec ses longs yeux cernés de noir, et
avivés d'émail, son nez aux ailes
délicatement coupées, ses pommettes arrondies,
ses lèvres épanouies et souriant de cet
indescriptible sourire du sphinx, son menton, d'une courbe un
peu courte, mais d'une finesse extrême de contour,
offraient le plus pur type de l'idéal égyptien,
et accusaient, par mille petits détails
caractéristiques, que l'art n'invente pas, la
physionomie individuelle d'un portrait. Une multitude de
fines nattes, tressées en cordelettes et
séparées par des bandeaux, retombaient, de
chaque côté du masque, en masses opulentes. Une
tige de lotus, partant de la nuque, s'arrondissait au-dessus
de la tête et venait ouvrir son calice d'azur sur l'or
mat du front, et complétait, avec le cône
funéraire, cette coiffure aussi riche
qu'élégante.
Un large gorgerin, composé de fins émaux
cloisonnés de traits d'or, cerclait la base du col et
descendait en plusieurs rangs, laissant voir, comme deux
coupes d'or, le contour ferme et pur de deux seins
vierges.
Sur la poitrine, l'oiseau sacré à la tête
de bélier, portant entre ses cornes vertes le cercle
rouge du soleil occidental et soutenu par deux serpents
coiffés du pschent qui gonflaient leurs poches,
dessinait sa configuration monstrueuse pleine de sens
symboliques. Plus bas, dans les espaces laissés libres
par les zones transversales et rayées de vives
couleurs représentant les bandelettes,
l'épervier de Phré couronné du globe,
l'envergure éployée, le corps imbriqué
de plumes symétriques, et la queue épanouie en
éventail, tenait entre chacune de ses serres le Tau
mystérieux, emblème d'immortalité. Des
dieux funéraires, à face verte, à museau
de singe et de chacal, présentaient, d'un geste
hiératiquement roide, le fouet, le pedum, le sceptre ; l'oeil osirien dilatait sa prunelle rouge cernée
d'antimoine ; les vipères célestes
épaississaient leur gorge autour des disques
sacrés ; des figures symboliques allongeaient leurs
bras empennés de plumes semblables à des lames
de jalousie, et les deux déesses du commencement et de
la fin, la chevelure poudrée de poudre bleue, le buste
nu jusqu'au-dessous du sein, le reste du corps bridé
dans un étroit jupon, s'agenouillaient, à la
mode égyptienne, sur des coussins verts et rouges,
ornés de gros glands.
Une bandelette longitudinale d'hiéroglyphes partant de
la ceinture et se prolongeant jusqu'aux pieds, contenait sans
doute quelques formules du rituel funèbre, ou
plutôt les noms et qualités de la
défunte, problème que Rumphius se promit de
résoudre plus tard.
Toutes ces peintures, par le style du dessin, la hardiesse du
trait, l'éclat de la couleur, dénotaient de la
façon la plus évidente, pour un oeil
exercé, la plus belle période de l'art
égyptien.
Lorsque le lord et le savant eurent assez contemplé
cette première enveloppe, ils tirèrent le
cartonnage de sa boîte et le dressèrent contre
une paroi de la cabine.
C'était un spectacle étrange que ce maillot
funèbre à masque doré, se tenant debout
comme un spectre matériel, et reprenant une fausse
attitude de vie, après avoir gardé si longtemps
la pose horizontale de la mort sur un lit de basalte, au
cœur d'une montagne éventrée par une
curiosité impie. L'âme de la défunte, qui
comptait sur l'éternel repos, et qui avait pris tant
de soins pour préserver sa dépouille de toute
violation, dut s'en émouvoir, au delà des
mondes, dans le cercle de ses voyages et de ses
métamorphoses.
Rumphius, armé d'un ciseau et d'un marteau pour
séparer en deux le cartonnage de la momie, avait l'air
d'un de ces génies funèbres coiffés d'un
masque bestial, qu'on voit dans les peintures des
hypogées s'empresser autour des morts pour accomplir
quelque rite effrayant et mystérieux ; lord Evandale,
attentif et calme, ressemblait, avec son pur profil, au divin
Osiris attendant l'âme pour la juger, et si l'on veut
pousser la comparaison plus loin, son stick rappelait le
sceptre que tient le dieu. L'opération
terminée, ce qui prit assez de temps, car le docteur
ne voulait pas écailler les dorures, la boîte
reposée à terre se sépara en deux comme
un moule qu'on ouvre, et la momie apparut dans tout
l'éclat de sa toilette funèbre, parée
coquettement, comme si elle eût voulu séduire
les génies de l'empire souterrain.
A l'ouverture du cartonnage, une vague et délicieuse
odeur d'aromates, de liqueur de cèdre, de poudre de
santal, de myrrhe et de cinnamome, se répandit par la
cabine de la cange : car le corps n'avait pas
été englué et durci dans ce bitume noir
qui pétrifie les cadavres vulgaires, et tout l'art des
embaumeurs, anciens habitants des Memnonia, semblait
s'être épuisé à conserver cette
dépouille précieuse.
Un lacis d'étroites bandelettes en fine toile de lin,
sous lequel s'ébauchaient vaguement les traits de la
figure, enveloppait la tête ; les baumes dont ils
étaient imprégnés avaient coloré
ces tissus d'une belle teinte fauve. A partir de la poitrine,
un filet de minces tuyaux de verre bleu, semblables à
ces cannetilles de jais qui servent à broder les
basquines espagnoles, croisait ses mailles réunies
à leurs points d'intersection par de petits grains
dorés, et s'allongeant jusqu'aux jambes, formait
à la morte un suaire de perles digne d'une reine ; les
statuettes des quatre dieux de l'Amenti, en or
repoussé, brillaient rangées
symétriquement au bord supérieur du filet,
terminé en bas par une frange d'ornements du
goût le plus pur. Entre les figures des dieux
funèbres s'allongeait une plaque d'or au-dessus de
laquelle un scarabée de lapis-lazuli étendait
ses longues ailes dorées.
Sous la tête de la momie était placé un
riche miroir de métal poli, comme si l'on eût
voulu fournir à l'âme de la morte le moyen de
contempler le spectre de sa beauté pendant la longue
nuit du sépulcre. A côté du miroir, un
coffret en terre émaillée, d'un travail
précieux, renfermait un collier composé
d'anneaux d'ivoire, alternant avec des perles d'or, de
lapis-lazuli et de cornaline. Au long du corps, on avait mis
l'étroite cuvette carrée en bois de santal,
où de son vivant la morte accomplissait ses ablutions
parfumées. Trois vases en albâtre rubané,
fixés au fond du cercueil, ainsi que la momie, par une
couche de natrum, contenaient les deux premiers des baumes
d'une odeur encore appréciable, et le troisième
de la poudre d'antimoine et une petite spatule pour colorer
le bord des paupières et en prolonger l'angle externe,
suivant l'antique usage égyptien pratiqué de
nos jours par les femmes orientales.
«Quelle touchante coutume, dit le docteur Rumphius,
enthousiasmé à la vue de ces trésors,
d'ensevelir avec une jeune femme tout son coquet arsenal de
toilette ! car c'est une jeune femme, à coup
sûr, qu'enveloppent ces bandes de toile jaunies par le
temps et les essences : à côté des
Egyptiens, nous sommes vraiment des barbares ; emportés par une vie brutale, nous n'avons plus le
sens délicat de la mort. Que de tendresse, que de
regrets, que d'amour révèlent ces soins
minutieux, ces précautions infinies, ces soins
inutiles que personne ne devait jamais voir, ces caresses
à une dépouille insensible, cette lutte pour
arracher à la destruction une forme adorée, et
la rendre intacte à l'âme au jour de la
réunion suprême !
- Peut-être, répondit lord Evandale tout pensif,
notre civilisation, que nous croyons culminante, n'est-elle
qu'une décadence profonde, n'ayant plus même le
souvenir historique des gigantesques sociétés
disparues. Nous sommes stupidement fiers de quelques
ingénieux mécanismes récemment
inventés, et nous ne pensons pas aux colossales
splendeurs, aux énormités irréalisables
pour tout autre peuple, de l'antique terre des Pharaons. Nous
avons la vapeur ; mais la vapeur est moins forte que la
pensée qui élevait les pyramides, creusait les
hypogées, taillait les montagnes en sphinx, en
obélisques, couvrait des salles d'un seul bloc que
tous nos engins ne sauraient remuer, ciselait des chapelles
monolithes et savait défendre contre le néant
la fragile dépouille humaine, tant elle avait le sens
de l'éternité !
- Oh ! les Egyptiens, dit Rumphius en souriant,
étaient de prodigieux architectes, d'étonnants
artifices, de profonds savants ; les prêtres de Memphis
et de Thèbes auraient rendu des points même
à nos érudits d'Allemagne, et pour la
symbolique, ils étaient de la force de plusieurs
Creuzer ; mais nous finirons par déchiffrer leurs
grimoires et leur arracher leur secret. Le grand Champollion
a donné leur alphabet ; nous autres, nous lirons
couramment leurs livres de granit. En attendant,
déshabillons cette jeune beauté, plus de trois
fois millénaire, avec toute la délicatesse
possible.
- Pauvre lady ! murmura le jeune lord ; des yeux profanes
vont parcourir ces charmes mystérieux que l'amour
même n'a peut-être pas connus. Oh ! oui, sous un
vain prétexte de science, nous sommes aussi sauvages
que les Perses de Cambyse ; et si je ne craignais de pousser
au désespoir cet honnête docteur, je te
renfermerais, sans avoir soulevé ton dernier voile,
dans la triple boîte de tes cercueils ! »
Rumphius souleva hors du cartonnage la momie, qui ne pesait
pas plus que le corps d'un enfant, et il commença
à la démailloter avec l'adresse et la
légèreté d'une mère voulant
mettre à l'air les membres de son nourrisson ; il
défit d'abord l'enveloppe de toile cousue,
imprégnée de vin de palmier, et les larges
bandes qui, d'espace en espace, cerclaient le corps ; puis il
atteignit l'extrémité d'une bandelette mince
enroulant ses spirales infinies autour des membres de la
jeune Egyptienne ; il pelotonnait sur elle-même la
bandelette, comme eût pu le faire un des plus habiles
tarischeutes de la ville funèbre, la suivant dans tous
ses méandres et ses circonvolutions. A mesure que son
travail avançait, la momie, dégagée de
ses épaisseurs, comme la statue qu'un praticien
dégrossit dans un bloc de marbre, apparaissait plus
svelte et plus pure. Cette bandelette déroulée,
une autre se présenta, plus étroite et
destinée à serrer les formes de plus
près. Elle était d'une toile si fine, d'une
trame si égale, qu'elle eût pu soutenir la
comparaison avec la batiste et la mousseline de nos jours.
Elle suivait exactement les contours, emprisonnant les doigts
des mains et des pieds, moulant comme un masque les traits de
la figure déjà presque visible à travers
son mince tissu. Les baumes dans lesquels on l'avait
baignée l'avaient comme empesée, et en se
détachant sous la traction des doigts du docteur, elle
faisait un petit bruit sec comme celui du papier qu'on
froisse ou qu'on déchire.
Un seul tour restait encore à enlever, et quelque
familiarisé qu'il fût avec des opérations
pareilles, le docteur Rumphius suspendit un moment sa
besogne, soit par une espèce de respect pour les
pudeurs de la mort, soit par ce sentiment qui empêche
l'homme de décacheter la lettre, d'ouvrir la porte, de
soulever le voile qui cache le secret qu'il brûle
d'apprendre ; il mit ce temps d'arrêt sur le compte de
la fatigue, et en effet la sueur lui ruisselait du front sans
qu'il songeât à l'essuyer de son fameux mouchoir
à carreaux bleus : mais la fatigue n'y était
pour rien.
Cependant la morte transparaissait sous la trame fine comme
sous une gaze, et à travers les réseaux
brillaient vaguement quelques dorures.
Le dernier obiacle enlevé, la jeune femme se dessina
dans la chaste nudité de ses belles formes, gardant,
malgré tant de siècles écoulés,
toute la rondeur de ses contours, toute la grâce souple
de ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente chez les
momies, était celle de la Vénus de
Médicis, comme si les embaumeurs eussent voulu
ôter à ce corps charmant la triste attitude de
la mort, et adoucir pour lui l'inflexible rigidité du
cadavre. L'une de ses mains voilait à demi sa gorge
virginale, l'autre cachait des beautés
mystérieuses, comme si la pudeur de la morte
n'eût pas été rassurée
suffisamment par les ombres protectrices du
sépulcre.
Un cri d'admiration jaillit en même temps des
lèvres de Rumphius et d'Evandale à la vue de
cette merveille.
Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un galbe plus
élégant ; les caractères particuliers de
l'idéal égyptien donnaient même à
ce beau corps si miraculeusement conservé une
sveltesse et une légèreté que n'ont pas
les marbres antiques. L'exiguïté des mains
fuselées, la distinction des pieds étroits, aux
doigts terminés par des ongles brillants comme
l'agate, la finesse de la taille, la coupe du sein, petit et
retroussé comme la pointe d'un tatbebs sous la feuille
d'or qui l'enveloppait, le contour peu sorti de la hanche, la
rondeur de la cuisse, la jambe un peu longue aux
malléoles délicatement modelées,
rappelaient la grâce élancée des
musiciennes et des danseuses représentées sur
les fresques figurant des repas funèbres, dans les
hypogées de Thèbes. C'était cette forme
d'une gracilité encore enfantine et possédant
déjà toutes les perfections de la femme, que
l'art égyptien exprime avec une suavité si
tendre, soit qu'il peigne les murs des syringes d'un pinceau
rapide, soit qu'il fouille patiemment le basalte
rebelle.
Ordinairement, les momies pénétrées de
bitume et de natrum ressemblent à de noirs simulacres
taillés dans l'ébène ; la dissolution ne
peut les attaquer, mais les apparences de la vie leur
manquent. Les cadavres ne sont pas retournés à
la poussière d'où ils étaient sortis ; mais ils se sont pétrifiés sous une forme
hideuse qu'on ne saurait regarder sans dégoût ou
sans effroi. Ici le corps, préparé
soigneusement par des procédés plus sûrs,
plus longs et plus coûteux, avait conservé
l'élasticité de la chair, le grain de
l'épiderme et presque la coloration naturelle ; la
peau, d'un brun clair, avait la nuance blonde d'un bronze
florentin neuf, et ce ton ambré et chaud qu'on admire
dans les peintures de Giorgione ou du Titien, enfumées
de vernis, ne devait pas différer beaucoup du teint de
la jeune Egyptienne en son vivant.
La tête semblait endormie plutôt que morte ; les
paupières, encore frangées de leurs longs cils,
faisaient briller entre leurs lignes d'antimoine les yeux
d'émail lustrés des humides lueurs de la vie ; on eût dit qu'elles allaient secouer comme un
rêve léger leur sommeil de trente
siècles. Le nez, mince et fin, conservait ses pures
arêtes ; aucune dépression ne déformait
les joues, arrondies comme le flanc d'un vase ; la bouche,
colorée d'une faible rougeur, avait gardé ses
plis imperceptibles, et sur les lèvres voluptueusement
modelées, voltigeait un mélancolique et
mystérieux sourire plein de douceur, de tristesse et
de charme : ce sourire tendre et résigné qui
plisse d'une si délicieuse moue les bouches des
têtes adorables surmontant les vases canopes au
Musée du Louvre.
Autour du front uni et bas, comme l'exigent les lois de la
beauté antique, se massaient des cheveux d'un noir de
jais, divisés et nattés en une multitude de
fines cordelettes qui retombaient sur chaque épaule.
Vingt épingles d'or, piquées parmi ces tresses
comme des fleurs dans une coiffure de bal, étoilaient
de points brillants cette épaisse et sombre chevelure,
qu'on eût pu croire factice tant elle était
abondante. Deux grandes boucles d'oreilles, arrondies en
disques comme de petits boucliers, faisaient frissonner leur
lumière jaune à côté de ses joues
brunes. Un collier magnifique, composé de trois rangs
de divinités et d'amulettes en or et en pierres fines,
entourait le col de la coquette momie, et plus bas, sur sa
poitrine, descendaient deux autres colliers, dont les perles
et les rosettes en or, lapis-lazuli et cornaline, formaient
des alternances symétriques du goût le plus
exquis.
Une ceinture à peu près du même dessin
enserrait sa taille svelte d'un cercle d'or et de pierres de
couleur.
Un bracelet à double rang en perles d'or et de
cornaline entourait son poignet gauche, et à l'index
de la main, du même côté, scintillait un
tout petit scarabée en émaux cloisonnés
d'or, formant chaton de bague, et maintenu par un fil d'or
précieusement natté.
Quelle sensation étrange ! se trouver en face d'un
être humain qui vivait aux époques où
l'Histoire bégayait à peine, recueillant les
contes de la tradition, en face d'une beauté
contemporaine de Moïse et conservant encore les formes
exquises de la jeunesse ; toucher cette petite main douce et
imprégnée de parfums qu'avait peut-être
baisée un Pharaon ; effleurer ces cheveux plus
durables que des empires, plus solides que des monuments de
granit !
A l'aspect de la belle morte, le jeune lord éprouva ce
désir rétrospectif qu'inspire souvent la vue
d'un marbre ou d'un tableau représentant une femme du
temps passé, célèbre par ses charmes ; il lui sembla qu'il aurait aimé, s'il eût
vécu trois mille cinq cents ans plus tôt, cette
beauté que le néant n'avait pas voulu
détruire, et sa pensée sympathique arriva
peut-être à l'âme inquiète qui
errait autour de sa dépouille profanée.
Beaucoup moins poétique que le jeune lord, le docte
Rumphius procédait à l'inventaire des bijoux,
sans toutefois les détacher, car Evandale avait
désiré qu'on n'enlevât pas à la
momie cette frêle et dernière consolation ; ôter ses bijoux à une femme même morte,
c'est la tuer une seconde fois ! quand tout à coup un
rouleau de papyrus caché entre le flanc et le bras de
la momie frappa les yeux du docteur.
«Ah! dit-il, c'est sans doute l'exemplaire du rituel
funéraire qu'on plaçait dans le dernier
cercueil, écrit avec plus ou moins de soin selon la
richesse et l'importance du personnage».
Et il se mit à dérouler la bande fragile avec
des précautions infinies. Dès que les
premières lignes apparurent, Rumphius sembla surpris ; il ne reconnaissait pas les figures et les signes ordinaires
du rituel : il chercha vainement, à la place
consacrée, les vignettes représentant les
funérailles et le convoi funèbre qui servent de
frontispice à ce papyrus ; il ne trouva pas non plus
la litanie des cent noms d'Osiris, ni le passeport de
l'âme, ni la supplique aux dieux de l'Amenti. Des
dessins d'une nature particulière annonçaient
des scènes toutes différentes, se rattachant
à la vie humaine, et non au voyage de l'ombre dans
l'extra-monde. Des chapitres où des alinéas
semblaient indiqués par des caractères
tracés en rouge, pour trancher sur le reste du texte
écrit en noir, et fixer l'attention du lecteur aux
endroits intéressants.
Une inscription placée en tête paraissait
contenir le titre de l'ouvrage et le nom du grammate qui
l'avait écrit ou copié ; du moins, c'est ce que
crut démêler à première vue la
sagace intuition du docteur.
«Décidément, milord, nous avons
volé le sieur Argyropoulos, dit Rumphius à
Evandale, en lui faisant remarquer toutes les
différences du papyrus et des rituels ordinaires.
C'est la première fois que l'on trouve un manuscrit
égyptien contenant autre chose que des formules
hiératiques ! Oh ! je le déchiffrerai,
dussé-je y perdre les yeux ! dût ma barbe non
coupée faire trois fois le tour de mon bureau ! Oui,
je t'arracherai ton secret, mystérieuse Egypte ; oui,
je saurai ton histoire, belle morte, car ce papyrus
serré sur ton cœur par ton bras charmant doit la
contenir ! et je me couvrirai de gloire, et j'égalerai
Champollion, et je ferai mourir Lepsius de jalousie ! »
![](illustrations/prologue3.jpg) |
Le docteur et le lord retournèrent en Europe ; la
momie, recouverte de toutes ses bandelettes et
replacée dans ses trois cercueils, habite, dans le
parc de lord Evandale, au Lincolnshire, le sarcophage de
basalte qu'il a fait venir à grands frais de
Biban-el-Molouk et n'a pas donné au British Museum.
Quelquefois le lord s'accoude sur le sarcophage, paraît
rêver profondément et soupire...
Après trois ans d'études acharnées,
Rumphius et parvenu à déchiffrer le papyrus
mystérieux, sauf quelques endroits
altérés ou présentant des signes
inconnus, et c'est sa traduction latine, tournée par
nous en français, que vous allez lire sous ce nom :
Le Roman de la momie.