Lettre de Flaubert au directeur de L'Opinion
Nationale,
à propos de la réponse de Froehner à sa
réfutation.
Publiée dans L'Opinion nationale du 4 février 1863.
2 février 1863
Mon cher monsieur Guéroult,
Excusez-moi si je vous importune encore une fois. Mais comme
M. Froehner doit reproduire dans l'Opinion nationale
ce qu'il vient de publier dans la Revue contemporaine,
je me permets de lui dire que :
J'ai commis effectivement une erreur très grave. Au
lieu de Diodore, liv. XX, chap. IV, lisez chapitre XIX. Autre
erreur : j'ai oublié un texte à propos de la
statue de Moloch, dans la mythologie du docteur Jacobi,
traduction de Bernard, page 522, où il verra une fois
de plus les sept compartiments qui l'indignent.
Et, bien qu'il n'ait pas daigné me répondre un
seul mot touchant ; 1° la topographie de Carthage ; 2° le manteau de Tanit ; 3° les noms puniques que
j'ai travestis et 4° les dieux que j'ai inventés,
- et qu'il ait gardé le même silence ; 5°
sur les chevaux consacrés au Soleil ; 6° sur la
statuette de la Vérité ; 7° sur les
coutumes bizarres des nomades ; 8° sur les lions
crucifiés, et 9° sur les arrosages de silphium,
avec 10° les esca-boucles de lynx et 11° les
superstitions chrétiennes relatives aux pierreries ; en se taisant de même sur le jade 12° ; et sur le
jaspe 13° ; sans en dire plus long quant à tout ce
qui concerne : 14° Hannon ; 15° les costumes des
femmes ; 16° les robes des Lydiens ; 17° la pose
fantastique de la momie égyptienne ; 18° le
musée Campana ; 19° les citations... (peu exactes)
qu'il fait de mon livre, et 20° mon latin, qu'il vous
conjure de trouver faux, etc.
Je suis prêt, néanmoins, sur cela, comme sur
tout le reste, à reconnaître qu'il a raison et
que l'antiquité est sa propriété
particulière. Il peut donc s'amuser en paix à
détruire mon édifice et prouver que je ne sais
rien du tout, comme il l'a fait victorieusement pour MM.
Léon Heuzey et Léon Renier, car je ne lui
répondrai pas. Je ne m'occuperai plus de ce
monsieur.
Je retire un mot qui me paraît l'avoir
contrarié. Non, M. Froehner n'est pas léger, il
est tout le contraire. Et si je l'ai choisi pour victime
parmi tant d'écrivains qui ont rabaissé mon
livre, c'est qu'il m'avait semblé le plus
sérieux. Je me suis bien trompé.
Enfin, puisqu'il se mêle de ma biographie (comme si je
m'inquiétais de la sienne ! ) en affirmant par deux
fois (il le sait ! ) que j'ai été six ans
à écrire Salammbô, je lui avouerai
que je ne suis pas bien sûr, à présent,
d'avoir jamais été à Carthage.
Il nous reste, l'un et l'autre, à vous remercier, cher
monsieur, moi pour m'avoir ouvert votre journal
spontanément et d'une si large manière, et
quant à lui, M. Froehner, il doit vous savoir un
gré infini. Vous lui avez donné l'occasion
d'apprendre à beaucoup de monde son existence. Cet
étranger tenait à être connu ; maintenant
il l'est... avantageusement.
Mille cordialités.
Gustave Flaubert.